Airwan Isle Groove

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Et des flammes de pastel embrasèrent le métro

“Je pense qu’il y a des rencontres qui ne peuvent naître que du silence, de la distance et d’une forme d’attention particulière à des choses précises.”

parcours

Comment es-tu devenu artiste ?

Par la force des choses. Une activité au commencement anodine, secondaire, comme l’écriture d’un journal intime ou l’activité enfantine de dessiner sur les pages de magazine ont pu être l’amorce d’une quête silencieuse de liberté. Cela s’est passé à  l’adolescence. Une nécessité se crée : traduire la pensée en phrases, en dessins, en schémas.

J’ai rencontré les œuvres des grottes préhistoriques, les graffitis photographiés par Brassaï, puis l’expressionnisme abstrait ; des noms comme Bacon et Basquiat ont été de vrais chocs graphique. Puis, alors banlieusard, j’ai découvert Paris à travers ses stations de métro.

J’ai aussi eu la chance de beaucoup voyager. Cela ouvre forcément l’esprit sur d’autres formes de langage et d’écriture.

DE LA RÉPÉTITION DE VISAGES AU PASTEL

Quel est le sens de la répétition dans ton travail? Pour avoir choisi de l’inscrire dans la rue?

Cela commence par une intuition. La pratique du dessin arrive après. Je vise une forme de retour à soi par le rituel, l’invention d’un langage personnel embrasant le langage universel. Un « non-agir » est nécessaire, mais cela prend du temps. C’est pourquoi j’avance à tâtons, à l’écoute, prudent et soucieux d’apprivoiser mon style comme le Petit Prince et le renard, c’est à dire petit à petit, jour après jour.  Lorsqu’une idée me vient, je ferre. Alors s’enclenche une phase de répétition sur papier, amenant une forme d’assurance par la mémorisation, à la manière d’un danseur répétant inlassablement ses pas jusqu’au « par cœur », pour trouver le rythme adéquat et s’oublier dans l’action.

La rue a été le moyen d’étendre l’espace blanc du papier, de prolonger ce geste qui, de la table horizontale, passe au plan vertical. À l’extérieur, c’est un geste éjaculatoire au sens latin du mot ejaculatore, « faire sortir de ». Il y a également une volonté de donner à voir les trouvailles, de rendre visible les tentatives.

Les métropoles offrent tout à la fois solitude, anonymat et densité sociale. De cette dualité émergent des beautiful loosers, des individus « bon à rien qui touchent les gens » (Lomepal), commettant des actes artistiques dont le mode opératoire se répète, trouvant dans l’espace publique les moyens de matérialiser une poétique de l’intime qui ne saurait trouver sa forme autre part que dans ce lieu. Mon travail sur les affiches est lié à Paris, c’est un fait. Le métro parisien est le seul en Europe où des publicités de 4×3 mètres sont placées même le quai. Comme une peau à nu.

Ton travail se définit par une grande simplicité de trait. Quelle serait pour toi la symbolique de ces visages, figures fugitives et très fragiles ?

Il y a quelque chose de jubilatoire dans le tracé. Deux simples lignes – l’une pour le contour et l’autre pour le regard – figurent un visage humain de profil ou un masque. Sans tomber dans l’idolâtrie, je pense que les images sont des miroirs tournés vers soi. Elles ne s’adressent pas à nous, c’est nous qui posons nos regards dessus.  Il y a dans le symbole et le signe un sens qui gravite au-dessus et en dessous du langage. Quelque chose d’insaisissable. Prenez le rébus, le schéma scientifique, les cartes heuristiques ou encore les panneaux du code de la route. J’ai longtemps pris le panneau « chaussée glissante » pour un Snoopy.

La simplicité est liée à ce travail de répétition qui succède à l’image mentale. J’invoque un signe lorsque j’en ai besoin pour constituer un agencement. Ce signe doit comporter à sa racine une simplicité. Rien de tel que la représentation du ciel traduit par les hiéroglyphes. Une étoile à cinq branches, un épicentre, un rayonnement. Tout cela se passe en silence.

Quand tu parles de répertoire mémoriel dans lequel s’inscrit ton travail, à quoi fais-tu référence ?

Trois à quatre fois par semaines je réalise une série d’une dizaine de dessins. Je découpe le papier en fragments identiques comme des petites plaques de lumière sur lesquelles une interférence viendra se dessiner. Une fois le tracé terminé, je retourne le fragment pour passer au suivant. Un ordre se crée – Shuffle. J’ai mémorisé une centaine de signes jusqu’à maintenant. Ce répertoire mémoriel est invoqué lorsque je suis devant les publicités du métro. Une fois l’intervention réalisée sur l’affiche, j’abandonne le dessin et repars sur les chemins. Il arrive que d’autres personnes puissent prendre des photos. La prise photographique va alors définir un nouveau cadre et le signe entrera alors dans un nouvel ensemble, une collection particulière. Ces photos, numérisées et publiées sur les réseaux sociaux, produisent encore un nouveau répertoire, mais cette fois-ci en ligne.

 

Comment s’est imposé le choix du pastel à l’huile ?

Le pastel à l’huile me permet de pouvoir gérer des pigments très forts. Aussi, le tracé produit une matière; le pastel déposé sur certain support à quelque chose de violent, une sorte de peau écorchée.

l'affiche publicitaire et la question du format

Tu utilises souvent comme support l’affiche publicitaire.

L’imagerie publicitaire est adaptée à un large public. L’inconscient collectif qui est présent dans la publicité va stimuler mon répertoire de dessin et une forme de renversement va s’opérer. L’affiche délimite un cadre précis dont la durée de vie peut aller de vingt-quatre heures à deux semaines. Sa surface est souvent lisse, les images  ultra-changeantes et certains fonds de couleurs – d’affiches comme d’illustrations – sont des invitations incroyables. Tout cela participe à entretenir et à nourrir mon imaginaire. La publicité papier qui se trouve sur les quais du métro, à cette échelle, nécessite d’être assemblée par fragments, cela étant le travail du colleur d’affiche. On y trouve des marques de plis, des jonctions, des traces de colle et de doigts. C’est une belle matière, qui va bientôt laisser place aux écrans.

L’affichage passe aussi par le collage…

C’est ici qu’apparaît l’important personnage qu’est le colleur d’affiches. J’ai parcouru les stations de métro, rencontré ces hommes sensiblement farouches. J’ai créé une relation de confiance avec l’un d’entre eux, qui aimait bien les dessins. Il a donc accepté de me mettre des affiches de côté. Je pouvais ainsi récupérer des publicités tombées du camion de temps en temps. Une fois l’un d’eux a reconnu montrait et n’appréciait pas du tout ma démarche.

Au moment de réfléchir à mon diplôme de fin d’étude, je me suis demandé ce que j’allais faire, sachant que j’avais passé toute ma scolarité à travailler sur des processus de dessin abstrait.  Rien à voir avec mon travail dans la ville. Comme par instinct de protection, et sans doute un peu immature, je n’ai jamais vraiment apporté ma pratique de dessin sur affiche au sein de l’école. Mais le diplôme, grâce au colleur, a été comme une revanche sur cette timidité. Après avoir assemblé un panneau à l’échelle de la surface publicitaire, j’ai demandé au colleur d’affiche de venir positionner en direct des fragments que j’avais précédemment rehaussés. Un grand moment.

Tu évoques dans un entretien la notion de « tableau à augmenter » pour parler de la surface publicitaire. Ton dessin viendrait donc comme un graffiti complétant une œuvre préexistante dans un processus de superposition ?

Tableau augmenté fait référence aux grands formats que l’on voit au Louvre ou dans d’autres musées nationaux. Beaucoup d’œuvres qui s’y trouvent sont aussi grandes que les affiches publicitaires du métro. Partant de cette idée, j’ai voulu refaire des tableaux, mot très connoté par l’Histoire de l’Art, en composant une image avec des fragments extraits de publicités actuelles rehaussés en atelier. C’est pour ça que je parle de tableau, car il y a une fraîcheur et une enquête dans le choix des fragments, si ce n’est dans la composition globale. Cela peut être compris comme un geste de peintre, avec une colorimétrie choisie, ou des récurrences dans le choix des formes. Le fond et les coupes que la publicité me propose sont très importants pour ce choix.

une trace anonyme

Si ton travail est une trace, comment la conserves-tu ?

Par la photographie d’un tiers. Le vestige photographique prolonge la temporalité de la trace et lui donne une nouvelle existence. Cela me permet aussi d’avoir un recul sur ce que je fais et de produire avec le concours d’autres personnes des images qui au final ne m’appartiennent plus.

 

La photographie de ton travail serait donc une photographie d’archivage ?

Absolument, même si c’est très rare que je puisse prendre une photo de mon travail extérieur. Avant, pendant et après le tracé, mon cœur bat si vite que rapidement je quitte les lieux, sans même jeter un dernier regard sur le dessin frais. Mais il continue cependant d’exister. Il arrive ainsi que certaines personnes prennent des photos et réalisent un archivage: c’est notamment le cas de Guillaume Brachon avec qui une amitié s’est créée, et dont les photographies sont visibles sur les réseaux sociaux. L’original ayant disparu, ce vestige photographique va devenir la trace finale.

Pourquoi l’anonymat ?

Je pense qu’il y a des rencontres qui ne peuvent naître que du silence, de la distance et d’une forme d’attention particulière à des choses précises. Je suis très timide au premier abord alors cela me protège. Je travaille dessus, je laisse le temps au temps. Aussi l’anonymat, non sans une certaine ironie, me permet d’échapper à la tentation de tenir seul la position de sujet.

improvisation et abandon

“L’émotion me traverse généralement lorsque je suis dans une disposition favorable à la recevoir. Il faut que la fenêtre, dans mon cœur, soit ouverte pour que le souffle passe.” Ton processus de création est-il lié à une forme d’improvisation?

L’improvisation est née d’une répétition de gammes. Je me souviens d’un ami, Julien Aubert, aussi étudiant aux Beaux-Arts, qui expliquait au professeur à qui il montrait sa peinture qu’il faisait ses gammes. Cela m’a fait prendre conscience que la répétition technique permet l’improvisation. La calligraphie de type orientale m’a aussi aidé à comprendre ceci. Être perméable au dehors sans perturber le dedans ; c’est une pratique méditative. Je pense souvent à la gamme qui permet au jazzman de rentrer en transe. Il ne pourrait pas le faire s’il devait s’occuper de technique. Je ne vais pas dire que je rentre en transe in situ, mais mon cœur bat fort, c’est évident.

Jacques Coursil parle pour définir l’improvisation “d’acte prémédité de non préméditation” et considère que “par l’improvisation, on doit inventer un événement, c’est à dire l’avènement d’un présent.”

C’est très intéressant. Je n’en suis pas là, car j’ai besoin d’un motif et d’un support extérieur pour donner forme. Cependant, mon travail abstrait comporte une grande part d’improvisation qui n’est pas issue d’une préméditation, ou d’une répétition. Avec l’encre ou le fusain il y a beaucoup plus d’imprévus et d’accidents. Tandis qu’avec le travail de répertoire, il y a répétition, une recherche de forme particulière destinée à devenir signe.  Mais il n’est pas impensable que ces deux formes se complètent un jour.

Mon travail sous le nom de Airwan Isle Groove est à la frontière entre le dessin et l’écriture, tandis qu’avec l’abstraction il n’y a plus rien à dire, seul le silence peut accueillir l’image. Et c’est alors qu’elle devient musique. Comme disait Miles Davis “elle ne fait que passer”. J’ai pris conscience de cela en découvrant le travail de Cy Twombly. Ici, il y a une forme de lutte entre un aspect très primitif de la figuration et une forme d’écriture manuscrite frénétique.

liens avec henri michaux

Tu as écrit un mémoire sur Henri Michaux, qui s’ouvre sur cette phrase forte : “L’exil n’est autre que la solution à une impossibilité de survivre dans un contexte où l’être ne peut s’enraciner”. Ne peut-on y retrouver tes figures fugitives qui ne peuvent s’inscrire dans la durée ?

Les figures de mes foules sont incapables de regarder derrière elles. Certains visages, inquiets, cherchent l’étoile du Nord, d’autres sont sereins, tranquilles, comme le petit ruissellement de l’eau.

Il y a des hommes et des femmes qui dans ce monde vivent en paix, et ne se posent pas la question du Bien et du Mal. Même si j’ai oublié leur visage j’ai rencontré des gens heureux, inondant l’espace de leur sérénité. Vouloir expliquer la lumière vive qui se trouve dans leur regard serait leur enlever une part manquante nécessaire, cette part manquante que le langage ne peut toucher facilement et qui confère au dessin sa musicalité.  Tout exil n’est pas lié à la terre et aux frontières physique. Il y a l’exil de la pensée. Henri Michaux a été cet exilé du cœur. Sa recherche d’un « lieu possible de la pensée » l’a mené à tenter de multiples expérimentations graphiques. Ce travail sur ce grand artiste multiforme m’a beaucoup nourri.

Vous pouvez retrouver Airwan Isle Groove sur Facebook, Instagram, et sur son site internet.

Vous pouvez retrouver le travail photographique de Guillaume Brachon sur Instagram.

Photographies: Guillaume Brachon

Entretien enregistré et travaillé entre septembre 2017 et septembre 2018.

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