Antoine Moreau

antoine moreau

La peinture sans fin par la fin de la peinture

C’est à la Maison de l’architecture, dans l’est parisien, que nous retrouvons Antoine Moreau. Si nous connaissons l’artiste pour son engagement, à travers notamment la création de la Licence Art Libre, nous découvrirons qu’une réflexion sur le temps en Art, et plus précisément sur l’inscription de l’œuvre dans la durée, parcourt en réalité l’ensemble de son travail. Ce temps peut être très court, comme lorsqu’il parle des performances éphémères imaginés par l’artiste Tino Sehgal. Il peut se dérouler sur un après-midi ou une journée, comme le passage de la foule qui constitue le cœur de ses vitagraphies. Mais il peut aussi être plus long et devenir un matériau de création à part entière. C’est le cas de ses sculptures, qu’il confie aux personnes croisées, et qui témoignent de la vie de l’œuvre sur plusieurs mois, voire plusieurs années, changeant de lieu et d’itinéraire à chaque passage de témoin. Les chaînes ainsi formées dévoilent l’histoire d’objets qui partent au bout du monde, mais sont parfois cassés ou abandonnés sur le bord de la route.

Enfin, la Licence Art Libre appréhende le temps long du droit d’auteur, qui court sur 70 ans après la mort de l’artiste. Cette licence permet aux créateurs de mettre leurs travaux dans un « pot commun », autorisant leur utilisation par le plus grand nombre sans avoir à attendre l’échéance des droits. Pour Antoine Moreau c’est peut-être là plutôt que dans l’objet d’Art que se situe l’objet de l’Art, le véritable combat à mener. A sa suite, il est possible de s’interroger : le morceau Let it Be des Beatles est sorti en 1970. N’y a t-il pas matière à réflexion lorsqu’on réalise que la génération d’étudiants qui a 20 ans aujourd’hui ne verra peut-être jamais cette chanson entrer dans le domaine public ?

Peinture

Est-ce que vous pourriez dans un premier temps résumer votre parcours et nous expliquer ce qui vous a orienté vers cette carrière artistique ?

J’ai fait une partie de mes études aux Beaux-arts. J’ai ensuite voulu directement passer à l’action de création, sans trop en savoir sur l’Art ou comment en faire. J’ai réalisé des œuvres qui, peut-être dès le départ, pouvaient exprimer mes préoccupations futures concernant la place de l’auteur, notamment celles que j’ai nommé par la suite vitagraphies, qui signifie « traces de vie » et qui consiste à poser une toile vierge spécialement préparée par terre, pendant une journée. Les gens, par les allers et venues de leur vie quotidienne, font apparaître une image grâce à la poussière et au graphisme du sol. Je n’ai pas la volonté d’une expression personnelle, pas d’intention graphique particulière, ce qui m’intéresse c’est de capter l’image des lieux, leur histoire, qu’il s’agisse de lieux dits « historiques » ou communs. J’ai réalisé de telles images à la Tour Eiffel, au Centre Georges Pompidou (sans autorisation), au Louvre (ce qui a donné lieu à un documentaire passé sur Canal+), mais aussi sur des places publiques, dans les rues, etc. Cela me satisfaisait : cherchant à peindre, j’étais insatisfait du rendu. Avec les vitagraphies, je résolvais ce problème en réalisant une image dans la tradition de la peinture, mais sans peinture ni métier de peintre. Cela peut rappeler la vera icona de Sainte Véronique, la « véritable image », le Saint Suaire, l’empreinte du Dieu incarné, son image acheiropoiète, c’est-à-dire non faite de main d’homme. Pour moi c’était une réussite, un soulagement aussi, qui témoignait d’une certaine légèreté par rapport à la recherche d’un style propre et d’une expression sensée. Cela a constitué pendant un moment mon travail principal (il demeure toujours mais de façon beaucoup plus espacé). J’ai voyagé dans plusieurs capitales d’Europe pour capter l’image des lieux. L’objectif était sans doute d’arriver au plus près de la réalité dans la représentation, non pas grâce à un trompe l’œil hyperréaliste, mais par une sorte de retrait de soi-même pour laisser agir le vivant et recueillir ses traces de vie. Ce retrait constitue la reformulation du trait de l’artiste, son affirmation positive, mais par la négative, sans la prétention de l’auteur « créateur » ou les supposées qualités attachées à l’art. Néanmoins, je ne suis pas iconoclaste, bien qu’ayant été nourri comme tout le monde par les avant gardes qui flirtaient facilement avec cette pulsion. Vous savez que demain c’est le 100ème anniversaire de la naissance de Dada. Dada n’a pas été véritablement iconoclaste, il a secoué énergiquement les images pour les éveiller à ce qui traversait l’époque et ne pas sombrer dans un confort intellectuel et existentiel.

Vitagraphie métro République, quai direction Bobigny, 1987

On pense souvent que l’Art verse dans l’irréalité, qu’il procède d’une posture utopique qui nie le principe de réalité. C’est absolument l’inverse. L’Art est une mécanique de précision qui vise à toucher au plus près la matérialité du réel. La question posée à laquelle un artiste peut répondre est : qu’est-ce qui est tangible (et sur lequel on peut s’appuyer pour prendre la tangente, c’est-à-dire ne pas être captif d’un réalisme qui masque la réalité…), qu’est-ce qui peut être vrai, qu’est-ce qui, en faisant semblant, via la représentation, permet d’atteindre un processus de vérité ?

 

La vitagraphie était la recherche de l’image la plus vraie, la moins retouchée possible. Cela fait penser à l’idée d’effacement artistique qu’on semble retrouver à de multiples reprises dans vos œuvres comme dans la série Peinture de peintres. On a l’impression qu’avec cette création est déjà en germe le concept du copyleft, avec un premier créateur qui laisse la place au second dans une accumulation de couches successives.

Oui, très certainement, c’est connexe. Mais ce n’était pas pour trouver une solution à mon travail artistique que je me suis intéressé au copyleft. La Peinture de Peintres n’a pas besoin de la Licence Art Libre, c’est vraiment autre chose. La découverte d’Internet, du logiciel libre et du numérique ont ouvert un nouvel espace de pratiques, mais en même temps dans l’histoire de l’Art ces problématiques là ont toujours été sous-jacentes et parallèles. Je n’y pensais pas au départ, les relations que vous évoquez n’étaient pas préméditées. C’est toujours après coup qu’on arrive à théoriser la chose et j’ai pu me rendre compte, à la lumière du copyleft, que certains de mes travaux pouvaient être qualifiés de « proto-copyleft. » Peinture de peintres apporte avant tout une solution à un problème de peinture, mais on peut la relier au matériau numérique dans la mesure où elle fait la passer à travers un processus de reprises sans fin. L’horizon théorique de cette œuvre serait double : acter la fin de la peinture, tout en produisant une peinture sans fin, puisqu’elle n’aura pas d’image arrêtée. C’est une œuvre en mouvement qui évolue par couches successives qui se recouvrent sans cesse. La peinture, ou plus exactement le tableau, devient mon outil de travail, je ne peins pas avec des pinceaux, mais avec d’autres peintres qui peignent sur le support peinture. C’est ce retournement qui m’intéressait pour enfin trouver une pertinence au fait de peindre, à la possibilité de faire sans faire. Si j’avais vendu chacune des peintures (à ce jour il y en a une trentaine) je serais peut-être riche aujourd’hui !… Il y a dans ce tableau un Robert Combas, un Fabrice Hyber, un Yan Pei-Ming pour ne citer que trois peintres qui ont une valeur marchande confirmée. Mais, outre l’interrogation sur le fait de peindre, mon intention consistait à abandonner certaines valeurs attachées à l’œuvre, comme celles du marché, du travail ou de l’auteur talentueux, pour interroger la valeur de ce qu’on pourrait nommer « l’œuvre de l’Art ».

Sholby, Peinture de peintres, 2005
Derrière cette idée d’effacement il y a la valeur que vous accordez au medium. Dans un entretien avec Bernard Marcadé vous dites que votre but est « de mettre en œuvre le processus créatif et de le rendre visible. […] Il ne s’agit en effet pour moi ni d’exprimer mon « moi » profond ni de délivrer je ne sais quel message… Le message passe à travers moi… » On retrouve ici la pensée de Marshall McLuhan, philosophe des médias qui disait « The medium is the message ». N’est pas à cela que votre démarche artistique veut aboutir ?

Je suis d’accord mais ça n’a pas été réfléchi au moment où ça a été fait. La pratique artistique n’obéit pas à un programme, c’est même exactement l’inverse, il n’y a rien de réfléchi, sinon on ne fait pas grand chose. On ne sait pas où on va mais on veut aller quelque part. Il y a aussi chez McLuhan la distinction entre les médias froids et les médias chauds. Quand on dit dans le langage courant c’est « cool », on parle des médias froids : ils ne sont pas unilatéraux mais relationnels, interactifs. Un blog est « cool » parce que n’importe qui peux y mettre des commentaires. Un journal n’est pas « cool », il est chaud parce qu’il n’y a pas d’interaction possible avec le lecteur. Faire quelque chose de « cool » c’est faire quelque chose qui laisse une place active au spectateur. Pour en revenir aux vitagraphies, mon intention était sans doute de laisser agir la vie et de voir, via ses traces, le résultat que ça pouvait donner.

 

Dans Peinture de peintres, comme chaque œuvre est remplacée par une autre, alors le réel disparaît et une nouvelle réalité prend place en effaçant la précédente.

Oui, mais le passé de la peinture nourrit son présent : ce qu’on voit est la couche de peinture réalisée par le dernier peintre, mais elle-même sera recouverte à nouveau par un autre. Ce tableau, formé de strates de peintures, a une histoire, c’est une peinture d’histoires. Ce qui m’intéresse c’est de ne pas faire un arrêt sur image, de figer une ponctualité apparaissante à l’histoire arrêtée, mais de rendre compte d’un historique à travers l’intervention des peintres qui laissent une trace. C’est une façon de faire une peinture d’Histoire sans représenter quelque chose comme la bataille de Waterloo, mais plutôt une histoire de peintures, des histoires en peinture. Le prochain qui va intervenir est un peintre pour lequel j’ai beaucoup d’estime : Bernard Brunon. Il a résolu un problème très réel et matériel concernant l’acte de peindre. Il avait un atelier et travaillait sur toile, mais devait faire des petits boulots en tant que peintre en bâtiment pour gagner sa vie. Petit à petit, à partir d’une décision artistique, ce travail alimentaire est devenu son activité d’artiste : il est devenu « artiste-peintre en bâtiment ». Il va bientôt réaliser un projet dans une école à Bondy, ce sera à la fois son travail alimentaire et son œuvre artistique. Il a créé son entreprise That’s Painting Productions qui se trouve maintenant à Los-Angeles et emploie une dizaine de personnes, c’est magnifique ! Il n’expose pas de tableaux, il travaille sa peinture dans les circonstances même d’un travail non-artistique en prenant en compte la réalité économique. Enfin, chose que je trouve vraiment intéressante, il signe sa peinture en tant qu’artiste-peintre, mais de la même couleur que sa réalisation, donc ça ne se voit pas… Il y a là une réelle présence de l’Art et de l’artiste.

Je lui ai proposé la Peinture de peintres en lui faisant une commande en bonne et due forme et j’ai reçu en retour un devis car, bien que tout soit fait à titre gratuit, il fallait absolument pour son entreprise un protocole, comme pour n’importe quel autre travail. Il articule l’artisanat avec l’Art, la reconnaissance artistique avec la disparition de cette reconnaissance, l’économie et la pratique mais sans marché. C’est vraiment un grand artiste. Ensuite, je pense proposer cette peinture à Claude Rutault qui réalise ses œuvres selon des « définitions-méthodes », suivant une « bible » qu’il a rédigé et des protocoles, une sorte de programme. Tout découle chez lui du premier principe, une peinture qui est de la même couleur que le mur.

Bernard Brunon, Peinture de peintres, 2016

sculpture

Cette idée témoigne d’une certaine forme de partage, au-delà de l’effacement, avec la personne à qui on confie la toile et qui va la recouvrir. C’est la même démarche qu’on retrouve dans la série des sculptures.

C’est toujours un peu gênant de le dire explicitement. Peindre sur cette toile c’est n’avoir pas peur de porter atteinte à l’auteur, à la supposée intégrité de l’œuvre achevée. Il y a un respect implicite de la part du peintre qui peint sur la peinture d’autrui, sans volonté d’emprise ou de domination. C’est une relation de confiance désintéressée qui s’instaure. En fait, l’idée directrice est qu’une œuvre n’est pas un aboutissement mais un point de départ, un chemin. Alors qu’avec les sculptures confiées ce qui peut être qualifié de beau c’est la forme de vie qu’elles vont pouvoir prendre à travers l’espace et le temps et les prises en main momentanées des personnes à qui elles auront été confiées. La beauté ici c’est l’histoire d’un parcours, l’existence propre de chacune des sculptures.

 

Cela ne vous effraie-t-il pas de regarder les chaînes ainsi créées sur votre site par le passage des œuvres de main en main et de constater que plusieurs d’entre elles s’arrêtent que ce soit parce que les objets s’oublient ou bien se cassent ?

Ces chaînes, je dirais plutôt ces passages, touchent quelque chose de sensible au travers du transport de l’objet, de son histoire, de ce qu’on peut imaginer ou espérer de la survivance d’une chose matérielle ou d’une pensée à travers la transmission. Pour l’auteur, aujourd’hui enfermé dans un bunker de droits exclusifs, les sculptures confiées vont aussi à rebours de sa supposée protection, ainsi que de celle de l’œuvre. Il faut savoir qu’un auteur n’entre (on dit « tombe ») dans le domaine public que 70 ans après sa mort. Ce que je propose avec ces sculptures c’est d’entrer dans une relation de confiance, de prendre le risque de voir l’objet s’égarer, être oublié ou détruit. Cela arrive quelquefois, je n’ai pas toujours de nouvelles. Cette prise de risque est un moteur pour découvrir ce qui participe à la « beauté d’un geste » à travers la « grâce d’un don ». Dada aussi, mais différemment, a été une entreprise risquée. Si on comprend bien l’œuvre d’un Duchamp, on réalise qu’elle agit comme une bombe à retardement, c’est la bombe atomique de l’Art moderne. C’est terrible et ça n’est pas sans conséquences profondes. Mais l’invention et le risque s’imposent pour continuer à agir et ne pas avoir à subir ce qui en Art est dommageable, à savoir des croûtes minables repliées sur elles-mêmes. L’Art mêle la paix de l’accomplissement avec le passage à l’acte qui s’accomplit au seuil de la destruction. Le tout étant comme en suspens, jamais vraiment entrepris au départ, jamais vraiment accompli au final… Je suis assez critique vis-à-vis de ce qui se dit Art contemporain. Je trouve qu’il y a quelquefois des choses vraiment intéressantes, peu connues du grand public, mais qui sont éclipsées par beaucoup de choses pénibles, injustement mises en avant comme étant représentatives de ce qu’est l’Art aujourd’hui.

 

Du coup votre démarche s’impose presque d’elle-même…

Oui, sinon je ferais autre chose. A l’ère du numérique et de l’Internet, la recherche en Art se trouve peut-être dans ces questions qui concernent le statut de l’auteur. Elles interrogent le matériau immatériel, le visible et l’invisible de l’auteur et du public, le caractère augmentant et augmenté de l’œuvre. Le mot auteur c’est deux choses : auctor qui a donné autorité et augere qui a donné augmentation. On a capitalisé à partir de la Renaissance sur auctor en oubliant la partie augmentante qu’on est en train de redécouvrir aujourd’hui. Qu’est ce qu’un artiste ? Quelqu’un qui observe le monde vivant, qui sent les différentes formes d’existence et tisse des liens entre elles. Une œuvre pertinente réalise ce qu’on pourrait appeler une « forme de justesse » parce qu’elle établit des rapports cohérents, historiquement justifiés avec le monde observé, sans pour autant être servile au temps de l’époque. L’Art est intempestif mais il est de son temps. La grande difficulté aujourd’hui c’est que la pertinence peut être absolument nulle et être valorisée comme pertinente du fait de sa nullité.

C’est donc l’idée qui serait prépondérante, la matérialisation n’étant plus une fin en soit mais simplement que l’outil servant à la concrétiser…

C’est ce que disent les artistes purement conceptuels et minimalistes. Evidemment l’Art conceptuel est très important, mais pour moi l’objet est un moyen dont on ne peut pas faire l’économie. D’une façon ou d’une autre, même quand on expose le vide, ce n’est jamais « rien » et les vides sont différents selon les circonstances. L’objet d’Art n’est intéressant que si, et seulement si, il traduit au mieux ce que peut être l’objet de l’Art. Cela ne se fait jamais sans intermédiaire, sans médium. Il y a toujours un support matériel, sinon on verse dans l’iconoclasme, une fausse pureté de l’Art, voire sa négation. J’ai des amis qui ont arrêté de « faire de l’Art » et qui considèrent même leur arrêt comme une manifestation artistique. Je ne suis pas d’accord avec leur position. Il y a des difficultés, des apories, des impossibilités causées par l’objet d’Art, mais il est, d’une façon ou d’une autre, le vecteur le mieux disposé pour traduire l’objet de l’Art.

Sculpture n°903, confiée le 28 avril 2016 à Paris
L’objet demeure en effet ce qui atteste de la présence de l’œuvre, même si celle-ci est constituée de vide. Un peu comme les Zones de sensibilités picturales (1959-1962) d’Yves Klein, avec le certificat.

C’est ce que fait Tino Sehgal. C’est un des artistes les plus intéressants depuis plus de 10 ans. Son travail oscille entre la danse, la performance et l’Art conceptuel. Il ne donne aucune information sur ses œuvres, ne laisse aucune trace, du moins au début. Ce sont des « moments » où l’œuvre s’active, comme des gardiens dans un musée qui, lorsque quelqu’un rentre dans une salle d’exposition, font une sorte de chorégraphie : cela peut très bien passer inaperçu si on n’y prend garde. Quand je suis allé à Venise, à un moment donné je vois trois personnes qui font une sorte d’action au sol. Il n’y avait aucune indication. J’ai dû filmer en cachette car c’était interdit, et les gardiens avaient l’œil pour repérer les fraudeurs.

 

Dans ce genre de performance on ne peut pas vraiment parler de public, car il n’est même pas forcément conscient d’assister à quelque chose. Peut-on alors avoir une œuvre sans public ?

Il y a un public averti et fidèle pour ce genre d’œuvres car elles font événement. J’ai été témoin de l’activation d’une autre œuvre de Tino Sehgal : un collectionneur (à qui j’ai confié une sculpture) a lors d’un colloque commencé son intervention en récitant à voix haute la Une d’un journal : c’était l’œuvre. Je me souviens avoir alors vu dans le regard de ce collectionneur la fierté qu’il avait de posséder ce moment…

 

Si on pense à Duchamp en tant que provocateur, est-ce qu’on ne pourrait pas dire la même chose de Tino Sehgal ? Faire croire à tout le monde que telle phrase, récitée en tel lieu, est une œuvre, peut être vu comme une provocation. Qu’est-ce qui fait basculer cet acte du côté de l’Art ?

C’est une très bonne question qui se pose pour l’Art contemporain, souvent discrédité lorsqu’il semble faire « n’importe quoi ». Dans ma thèse j’ai essayé d’y répondre en prenant appui sur le conte d’Andersen Les habits neufs de l’empereur, en proposant une lecture différente de celle de l’auteur. Andersen dénonce les artisans imposteurs qui ont dépouillé le roi en lui confectionnant un vêtement à ce point magnifique qu’il sera invisible aux idiots. C’est le regard d’un enfant qui dénonce la supercherie lorsqu’il s’exclame lors du défilé : « Le roi est nu ! ». Je ne suis pas d’accord avec la morale de l’histoire. Je pense qu’on assiste là à la naissance d’un Art pré-contemporain qui se dissocie complètement du métier de l’artisan, et se libère du pouvoir du roi en se jouant de lui. Pour moi, les artisans du conte sont des artistes avant l’heure mais qui ne sont pas reconnus comme tels car on attendait d’eux des qualités techniques. C’est une formidable leçon de liberté, leur Art excède le désir tyrannique du roi ainsi que les qualités liées à l’artisanat. Ce conte nous montre ce dont l’Art est capable : mettre en jeu les croyances et les pouvoirs. Mettre à nu le roi c’est du grand Art. Y compris, et aujourd’hui la question se pose, le roi « Art contemporain » et son valet le marché tout puissant.

 

Dans les vidéos présentes sur votre site internet on retrouve une utilisation de moyens résolument amateurs (téléphone portable, petite caméra) dans lesquelles vous filmez des bribes de vies qui peuvent faire penser aux vidéos d’American Beauty. Pourquoi ce choix de prise de vue ? Ces traces de vie laissées par des gens rappellent aussi le documentariste Henri-François Imbert, qui réutilise des images trouvées comme base de son travail. On retrouve encore ici une logique d’effacement de l’auteur avec une image la plus réelle possible, sans retouche ou montage.

On m’a offert à Noël une petite caméra et je ne savais pas trop quoi en faire, je n’avais pas d’idée préconçue pour faire de « l’Art vidéo ». Par contre j’avais des mots à écrire, ce qu’on appelle « poésie » : je n’aime pas ce mot, je trouve ridicule la poésie telle qu’elle est perçue et affirmée à travers l’écriture, ainsi que les revendiqués poètes. Je suis d’accord avec ce que dit Gombrowicz qui écrit dans l’opuscule Contre les poètes qu’« il y a trop de sucre » dans la poésie. Le fait est que j’aime la poésie mais le mot lui-même véhicule tellement de clichés qu’il vaut mieux reconsidérer ce qui est véritablement de l’ordre du poème. Sur mon site on trouve des poèmes chiffrés. Il s’agissait sans doute en faisant cela d’éviter cet écueil de la poésie qui s’affiche et se fige avec l’écriture. C’était peut-être une façon de camoufler l’obscénité idiote et prétentieuse de ladite « poésie » écrite. Et donc, la vidéo est devenue, dans l’usage que j’en fait, un support à mots, la forme de poèmes : ces vidéos sont des vidéos-poèmes, des poèmes-vidéos.

 

Comment choisissez vous ces instants ? Le moment s’impose-t-il à vous ou est ce du hasard ?

Il y a les deux. Soit il s’impose parce qu’il y a quelque chose à capter comme le passage d’un train, ou alors je m’ennuie et je filme ce qui se présente et qui constituera peut-être un matériau pour un poème futur. Ce qui compte sans doute le plus ce sont les mots, mais ça ne veut pas dire non plus que la vidéo est sans importance, que ce soit la façon dont elle est réalisée ou la musique utilisée, qui dans ce cas est toujours copyleft Licence Art Libre.

 

Vous associez des œuvres dont le sens est facilement compréhensible avec d’autres plus imperceptibles comme vos poèmes codés, vos travaux de net art, voire vos vidéos d’Expositions mode d’emploi (1997-). Quel est le sens de ces créations qui ne semblent pas directement s’inscrire dans la même continuité que les autres ?

 Il y a plusieurs travaux en fait. Les Expositions mode d’emploi constituent un travail distinct. Le propos y est de travailler l’exposition en tant que telle. Qu’est ce qui va faire exposition ? Qu’est ce qui va faire qu’un objet se montre ? Il s’agit d’établir des modes d’emploi à l’usage du public. Une des premières que j’ai pu faire (il doit y en avoir quinze en tout jusqu’à présent) était chez Eriko Momotani dans une galerie en appartement. Cette Exposition invitait les visiteurs à aller voir ailleurs : Allez voir ailleurs car je n’ai pas grand-chose d’intéressant à vous montrer, pourtant j’ai affaire, j’ai à faire avec l’Art, je suis sans doute (sans aucun doute ?) un artiste, je m’y efforce. Dans le mode d’emploi il y avait un parcours à suivre avec des choses à faire, notamment aller au BHV pour voir le « hérisson » de Duchamp, aller prendre un café et voir s’il était possible de ne pas le payer, ce qui est d’ailleurs arrivé. Une fois le parcours réalisé en suivant ces indications, les gens revenaient et étaient invités à écrire leur visite, ce qui a constitué un petit catalogue. C’était une exposition sans exposition proprement dite mais véritablement une ex-position : tout était à l’extérieur, la monstration était hors les murs, l’histoire s’écrivait par le cheminement dans la ville. J’ai envoyé les visiteurs se promener dans des endroits précis, pensés pour cette exposition. Un des lieux était le point zéro des routes de France, ce qui n’est pas rien non plus. Je suis vraiment content de cette première Exposition mode d’emploi. Après il y en a eu d’autres, mais toujours avec le même fil conducteur, plus ou moins visible : tenter de voir et de faire voir différentes formes d’Art possibles, selon la circonstance, et avec l’action découvrante du public.

Exposition mode d’emploi n°1, 1997

licence art libre

Comment vous est venue l’idée de vous engager dans le mouvement du libre et de créer cette licence copyleft ? Etait-elle nécessaire pour votre travail ou répondait-elle à un besoin plus global ?

C’est à l’époque de la découverte de l’Internet : au moment de ma première connexion en 1995 nous étions très peu nombreux. Avec quelques autres personnes nous avons créé le premier regroupement d’artistes sur le net, Lieu-dit. Puis en 1999 j’ai découvert le logiciel libre lors d’une conférence à la Cité des Sciences donnée par Richard Stallman. J’entends alors, dans le champ de l’informatique, des choses vraiment intéressantes sur le processus de création, sur des valeurs liées au partage de la connaissance, sur la confiance et l’esprit d’invention, qui me semblaient vraiment pertinentes et utiles pour les artistes. J’ai compris et découvert qu’il était possible de réaliser concrètement des objets affranchis de l’idéologie du copyright. Je me rapproche donc de la communauté du logiciel libre, j’installe Linux sur mon Mac en dual boot, je découvre la joie de la création libre, la joie de partager ses connaissances, la joie de faire quelque chose librement copiable, diffusable et transformable. Vraiment une réjouissance !… Les artistes devaient connaître le copyleft, eux qui sont captifs du droit d’auteur conventionnel, angoissés par l’idée de se voir copier et de voir leur œuvre ouverte à l’altérité.

J’en parle à quelques amis qui trouvent l’idée intéressante parce qu’ils travaillaient sur des problématiques connexes, notamment à travers la revue Allotopie. Nous passons à l’action et organisons deux cycles de rencontres entre des artistes, des gens du monde de l’Art, des associations et des informaticiens du logiciel libre. Nous nous sommes alors rendu compte qu’il y avait bien un rapport entre les informaticiens du libre et les artistes que nous étions, avec des intentions de partage, d’ouverture et de critique de certains pouvoirs dominants qui allaient à l’encontre d’une liberté de création. La conséquence de ces journées intitulées « Copyleft Attitude » a été de dépasser le stade des bonnes intentions pour commencer à rédiger une licence libre pour l’Art. Mais une dissension est apparue entre les artistes d’Allotopie et moi : selon eux, ces intentions d’ouverture de la création artistique ne devaient pas se formaliser par un texte juridique. Un contrat juridique leur semblait contradictoire avec la liberté de l’artiste, transgresseur par nature (selon eux…). Ils ont trouvé insupportable de rédiger une licence libre comme les informaticiens ont pu le faire avec la General Public License pour les logiciels. Pour moi, au contraire, c’était le moyen légal d’affirmer un renouveau de l’Art en lui offrant de nouveaux droits sans se soumettre au droit d’auteur conventionnel, ni verser dans le déni du droit et se complaire dans cette position « hors-la-loi » ou « au dessus des lois », position tellement convenue chez les artistes contemporains. Au contraire, il s’agissait de créer un outil efficient pour n’être pas dans le confort intellectuel de la transgression des droits, mais d’agir en façonnant de façon critique et opérante un droit d’auteur travaillé par la réalité des usages et du matériau numérique. Avec Isabelle Vodjdani, venue lors des deuxième rencontres Copyleft Attitude, nous avons rédigé avec l’aide de Mélanie Clément-Fontaine, juriste, la première version de la Licence Art Libre. Elle a été finalisée et mise à disposition du public en ligne en juillet 2000. Jusqu’en 2005-2010 l’activité a été très intense et pas mal de choses ont été réalisées. Des artistes plasticiens, numériques ou non, des musiciens, des écrivains, des designers, etc. utilisent toujours cette licence. En 2007, la version 1.3 a été rédigée pour être explicitement compatible avec la licence copyleft de Creative Commons, (Share Alike + By Attribution).

 

Vous êtes-vous inspiré de l’expérience de Richard Stallman et Lawrence Lessig ainsi que des Creative Commons ?

Stallman, oui, mais davantage du concept de copyleft que du personnage qu’il représente. Lessig, non : la LAL a été rédigée en juillet 2000, les licences Creative Commons en 2002 et 2004 pour la traduction française. Quand j’ai appris l’existence des licences CC je me suis dit que c’était faire fausse route d’un point de vue politique et culturel que de proposer un panel de licences invitants au libre choix plutôt qu’au choix du libre. Et c’est ce qui s’est passé ! Tout le monde s’est trompé parmi toutes les licences CC sans faire la distinction entre elles. C’est la raison pour laquelle la Free Software Foundation recommande la LAL qui est solide juridiquement, claire et sans ambiguïté.

 

Elle est aussi plus radicale et se rapproche finalement plus des mouvements copyleft informatiques que des Creative Commons puisque que l’œuvre est libre et celle qui en découlera le sera également.

Je ne sais pas si le mot radical convient. Pour moi c’est une question de cohérence et de juste position. L’erreur d’un certain libéralisme est de penser que la liberté de choix va créer plus de libertés, mais rien n’est moins sûr… Ne pas avoir trop de choix c’est rechercher la justesse d’une forme de liberté malgré, et grâce à la contrainte, ce qui permet de ne pas s’égarer dans l’illusion que plus de choix serait égal à plus de liberté. C’est Michel Ange qui a dit : « L’Art nait de contrainte et meurt de liberté ». Gide a rajouté : « L’Art nait de contrainte, vit de lutte et meurt de liberté ». De ce point de vue, la LAL est restrictive, elle n’autorise pas tout, contrairement à d’autres licences libres plus permissives. Elle pose un interdit, celui d’avoir une jouissance exclusive de ce qui est libre. Je suis plutôt opposé aux licences open source qui sont idéologiquement libertariennes. Je les trouve nuisibles à la liberté. L’idéologie libertaire-libérale est pour moi un dévoiement de la liberté car alors on n’en prend plus soin, on la laisse aller et elle se trouve soumise à toutes les pressions, y compris la sienne propre. D’ailleurs Lessig a été surpris quand il a vu que les trois quarts des gens choisissaient une licence non libre parmi les six proposées. De fait, c’était la peur qui motivait le choix des licences CC, notamment pour les licences « non-commerciales ». Dans ce cas, il vaut mieux ne pas avoir le choix et s’en tenir au copyleft.

 

En quoi la Licence Art Libre apporte-elle des solutions qui n’existent pas dans l’éventail des des outils juridiques disponibles, comme la notion d’œuvre dérivée ou d’œuvre composite ?  Par ailleurs, quelle est la viabilité juridique de votre licence ? Que se passe-t-il si quelqu’un l’enfreint ? Avez-vous des moyens de coercitions ou le système repose-t-il sur une présomption de bonne foi ?

La Licence Art Libre regroupe et qualifie les œuvres collectives, dérivées ou composites dans une catégorie nommée par nous « œuvres communes » car, précisément, la licence n’entrait pas dans les catégories prévues par le droit d’auteur. Une œuvre copyleft LAL est donc qualifiée d’œuvre commune. Concernant les infractions vis-à-vis de la LAL, il y a eu le cas d’un musicien belge qui a vu sa musique utilisée pour un reportage télévisé. Il l’a su, a demandé à être crédité et l’affaire s’est très vite réglé à l’amiable. Jusqu’à présent il n’y a pas eu de problèmes.

 

Malgré tout, que se passe-t-il en cas d’utilisation commerciale ? La musique pourrait-elle être modifiée et revendue comme pour le libre ? Être libre mais pas gratuite ?

Oui tout à fait, la Licence Art Libre n’interdit pas le commerce, ce qui est libre n’est pas gratuit. C’est gracieusement mis à disposition. Le commerce est l’objet d’un autre contrat. La LAL n’est pas un contrat commercial mais il est entendu, en pratique, que si je fais commerce d’une photo libre pour en faire des cartes postales, j’ai intérêt à conserver de bonnes relations avec le photographe ; ensuite l’éthique, ou l’intérêt, invite à lui reverser un dividende. Il est très important de distinguer ce qui est libre de ce qui est gratuit. Il faut se souvenir que Gide, dans Les caves du Vatican, essaye de creuser cette question de l’acte gratuit qui consistera, dans le roman, à défenestrer quelqu’un dans un train sans aucune raison. Il faut différencier la gratuité, qui est un acte humainement déraisonnable, de l’acte gracieux qui est « hyper-raisonable ». Pour reprendre la phrase de Pascal : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas ». L’acte gracieux c’est la beauté du geste et l’Art procède fondamentalement de cette économie là. L’économie de l’Art c’est la beauté du geste.

 

Il y a une autre citation de Pascal sur votre site : « Tout ce qui n’est que pour l’auteur ne vaut rien ». Pourquoi est-il important selon vous que la création soit la plus libre possible ? Pourquoi un tel partage ne se fait pas au détriment de l’auteur ?

La question n’est pas qu’elle soit la plus libre possible, ce n’est pas ce vocable là qu’il faut utiliser. « Libre » est un mot piège. Comment l’Art peut-il conserver ses qualités quand il est déterminé par des critères, des valeurs, qui n’ont pas grand chose à voir avec sa recherche de qualité ? Que reste-il de l’Art quand ses qualités reconnaissables ont été abandonnées, volontairement et heureusement par les artistes eux-mêmes ? C’est le propos du livre de Jean Pierre Cometti L’art sans qualité, qui fait référence à L’Homme sans qualité de Robert Musil. L’Art libre est au cœur de ces problématiques là. Il opère un certain abandon de l’objet d’art qui a toujours été valorisé par la rareté et va s’ouvrir à une fabrique d’objets, enrichis par l’usage commun. Wikipédia est une œuvre magnifique à cet égard, d’une beauté es-éthique qui justifie qu’on puisse lui donner le statut d’œuvre d’art. C’est le chef d’œuvre du XXIe siècle naissant, dans sa mécanique, son principe, son mode d’existence, son obéissance à l’écosystème du net… Il y a là un principe de réalité à la fois matérialiste et éthique, un réalisme artistique en fait.

Préambule de la Licence Art Libre 1.3 (LAL 1.3) :

Avec la Licence Art Libre, l’autorisation est donnée de copier, de diffuser et de transformer librement les œuvres dans le respect des droits de l’auteur.

Loin d’ignorer ces droits, la Licence Art Libre les reconnaît et les protège. Elle en reformule l’exercice en permettant à tout un chacun de faire un usage créatif des productions de l’esprit quels que soient leur genre et leur forme d’expression.

Si, en règle générale, l’application du droit d’auteur conduit à restreindre l’accès aux œuvres de l’esprit, la Licence Art Libre, au contraire, le favorise. L’intention est d’autoriser l’utilisation des ressources d’une œuvre ; créer de nouvelles conditions de création pour amplifier les possibilités de création. La Licence Art Libre permet d’avoir jouissance des œuvres tout en reconnaissant les droits et les responsabilités de chacun.

Avec le développement du numérique, l’invention d’internet et des logiciels libres, les modalités de création ont évolué : les productions de l’esprit s’offrent naturellement à la circulation, à l’échange et aux transformations. Elles se prêtent favorablement à la réalisation d’œuvres communes que chacun peut augmenter pour l’avantage de tous.

Votre travail met en évidence le fait que la création s’effectue par strates, un processus renforcé par Internet et le numérique. Quel est selon vous la place de l’user generated content dans la création actuelle ?

La question de l’user generated content va de pair avec celle des métadonnées, du big data et de la richesse que cela représente. Il n’y a pas encore de statut pour toutes ces notions même s’il est en train d’apparaître. À l’occasion d’un symposium au Musée Sursock de Beyrouth sur le thème « L’action d’Art », j’ai présenté la notion de décréation relevée par la philosophe Simone Weil, en la mettant en relation avec le copyleft, l’Internet et le numérique. Selon moi le cœur de la création n’est pas la recréation mais bien un processus de décréation. Ce n’est pas la construction ni la destruction mais, comme le dit Simone Weil, un mouvement de passage qui va faire passer le créé dans l’incréé. Cette idée s’accorde avec le matériau numérique, car l’immatériel retrouve la qualité de l’oralité où les paroles se transmettent de bouche à oreille. À mon sens on est ici dans une forme de « création » artistique qui tend vers un processus de décréation. C’est assez proche finalement de la voie négative (mais non négatrice) de la mystique car le statut du créateur artiste est effacé au profit d’un écosystème qui se trouve là créé et créant. Une nature, une matrice, une Création. Plutôt que de ne porter crédit qu’au seul acte supposé « créateur », l’artiste observe et participe à une création déjà là, déjà créée et déjà satisfaisante qu’il suffit d’accompagner dans la beauté de son mouvement.

Dans son livre, La pesanteur et la grâce, Simone Weil conteste que nous puissions être créateur (« Il n’est pas donné à l’homme de créer. C’est une mauvaise tentative pour imiter Dieu »). Nous sommes, au mieux des auteurs, mais des auteurs mineurs (après que nous ayons été consacrés comme auteurs majeurs à la Renaissance avec la mise en place d’un statut privilégié), mais « auteurs mineurs » ne veut pas dire minables. Aujourd’hui nous sommes tous des auteurs mineurs, quelque soient les catégories de fabrication d’objets. Il faut entendre cette qualité de « mineur » comme « mineurs de fond » car nous effectuons tous un travail fondamental au travers des données qui jalonnent nos existences en laissant des traces en ligne, des formes, des contenus, des expressions, des objets, des données, y compris lorsque cela nous échappe. C’est une création qui va vers l’incréé. La mécanique qui se tient derrière ça est fascinante. Sans se substituer au Créateur, tentative et tentation moderniste, nous créons un monde aussi réel et constitué de fictions, d’histoires sensibles. Nous sommes les « oeuvriers » de cette opération. Beuys a pu déclarer dans les années 1950 que chacun était artiste. C’est une observation fondée, il  perçoit cette réalité et il a raison de l’affirmer. Tout le monde est devenu artiste aujourd’hui, c’est un fait accompli. La grande difficulté serait plutôt comment ne pas être artiste, car il n’est plus possible d’échapper à cet « état de l’Art de l’Art ». Il s’inscrit dans le champ culturel avec notamment la participation du public, véritable injonction à créer. Comment continuer alors à être artiste dans ces conditions ? Qui plus est un artiste qui ne se plierait pas à l’identification culturelle mais tiendrait en respect cette pression et soignerait son Art ? Sans doute par une voie négative plutôt que l’affirmation positive culturelle, par l’observation de qualités es-éthiques qui excèdent la seule esthétique du formalisme culturel dominant.

 

Dans un GIF ou une vidéo pour laquelle on va utiliser une musique et un film trouvés sur Internet, les auteurs originaux sont presque effacés. Dans quelle mesure ces œuvres sont-elles attribuables à ceux qui les ont créées ?

Si vous êtes soucieux du droit d’auteur, il faut que pour chaque contribution à l’œuvre le nom de l’auteur soit mentionné. Dans le cas d’une œuvre commune, il doit s’agir des auteurs dits « conséquents ». C’est de cette façon que nous l’avons défini dans la Licence Art Libre. C’est légitime et permet que les auteurs ne soient pas oubliés. C’est un souci, une attention de plus à porter quand on reprend le travail d’un autre, mais elle est nécessaire. Le copyleft, à la différence des usages « pirates » issus de la gratuité sans vergogne, rappelle de façon paradoxale cette obligation. Nous observons ainsi que les artistes qui comprennent l’esprit du copyleft créditent scrupuleusement les auteurs.

 

Que devrait-il se passer dans le cas où de nouvelles œuvres reprendraient des éléments protégés par le droit d’auteur ? Quel statut accordé à ces créations reprenant des éléments sous licences ? Faut-il les encourager sans les protéger ou bien doivent-ils être interdits car issus d’œuvres qui, elles, le sont ?

Le droit tel qu’il est s’applique de toute façon, mais on ne sait pas comment il va évoluer avec les discussions autour du domaine public et des biens communs. La durée d’exclusivité des droits de 70 ans post-mortem est bien trop longue à l’heure du numérique et d’Internet. Pourtant en l’absence d’une révision le droit s’applique et génère une contrainte qui, de mon point de vue d’artiste, est intéressante. Dans mes vidéos-poèmes, par exemple, il n’y a aucune musique qui ne soit pas libre copyleft. Je passe du temps à les recueillir et cette contrainte est constructive. Je découvre des musiciens, des musiques, que je n’aurais pas découvert autrement. Ce qui est libre est libre, ce qui ne l’est pas ne l’est pas, je ne me sens pas frustré d’une musique dont j’aurais souhaité avoir l’usage mais qui est protégée. Je ne vais pas chercher à enfreindre le droit. Je fais avec… ce qui est libre.

 

Dernière question sur le copyleft : dans le choix du terme celui-ci s’oppose évidement à copyright mais il y a un jeu de mot, car copy left c’est aussi la copie laissée, abandonnée. Dans quelle mesure laisser la porte ouverte à toute réutilisation de l’œuvre peut lui faire perdre sa signification ? Que faire alors ?

Dans abandon, il y a don. Cette ouverture est un risque, comme dans toute rencontre. C’est le risque de l’altérité au risque de l’altération. Cela s’est produit avec un auteur de bandes dessinées situé très à gauche politiquement et qui a vu son dessin repris par un site d’extrême droite. Il leur a demandé d’enlever son dessin, mais ils l’ont envoyé sur les roses. Malgré tout, le droit moral, particulier au droit français, peut s’exercer et je ne me souviens plus si l’auteur a réussi à le faire valoir. Il pouvait exiger le retrait de ses images sur le site en question. Mais la question de l’Art ne s’arrête heureusement pas à la question du sens ou du message, car ce serait de la communication. On se trouverait alors face à des œuvres grossièrement « politiques » et qui se rapprocheraient de ce qu’a pu être le Réalisme Socialiste ou ce qu’est maintenant le Réalisme Capitaliste (avec la publicité). L’Art ne peut pas se laisser assujettir par les idéologies, il n’a pas de discours.

Quelle est la question qu’on ne vous a pas posé et que vous auriez aimé entendre ?

J’ai amené un objet pour vous, qu’est-ce que c’est ?

Sculpture n°894, confiée le 5 février 2016 à Paris

Toutes les illustrations, hormis la photographie d’Antoine Moreau avec la sculpture, proviennent du site internet d’Antoine Moreau, avec son aimable autorisation.

Entretien enregistré en février 2016

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