Gérald Garutti

gérald garutti

Interpréter le monde pour le donner à voir

Raconter une histoire, c’est dire le monde. Par définition, par vocation, le théâtre donne à voir. Theatron, c’est le lieu (d’)où l’on voit, le lieu de la vision. Une vision qui passe aussi par l’oreille. […] Vision, histoire, incarnation, présentation, présence, présent, souffle, parole, verbe, chair, texte, écriture scénique : tous ces éléments forment sinon un système, du moins un corps, un ensemble vivant, un organisme.”

Dans le cadre d’un entretien autour de Haïm – à la lumière d’un violon, vous aviez expliqué qu’il s’agissait d’une histoire digne d’être racontée. Quelles histoires méritent selon vous qu’on les raconte ?

Selon moi, l’histoire digne d’être racontée est celle qui a une puissance, une résonance chez chacun de ceux qui l’entendent. Celle qui leur permettra de se déplacer, de se dépasser. Qui saura toucher une part essentielle d’eux-mêmes. Des histoires cruciales au point d’avoir traversé le temps. Comme les mythes essentiels : Œdipe, Antigone, Hamlet, Médée, Don Juan. Des histoires fondamentales, qui nous fondent littéralement, qui articulent nos enjeux, nos questions, nos mystères, nos cris. Il me semble important, alors, de les incarner, de les interroger, de les faire résonner au présent, en présence, avec le plus de puissance possible. Le cas échéant, sous forme d’histoires nouvelles.

Raoul Ruiz postule qu’il existe dans le monde un nombre fini d’histoires, qui, tour à tour, s’incarnent et nous traversent. Elles surgissent sous forme d’avatars, de métamorphoses, de transfigurations d’histoires anciennes. Elles passent par la réécriture de mythes, de légendes, de sagas. Quand l’histoire ne provient ni d’un mythe ni d’un chef d’œuvre, il me paraît important que dans sa nouveauté elle conjoigne plusieurs dimensions : la beauté, l’intensité, l’intelligibilité, la complexité qui mérite souvent d’être présentée de façon simple. À la différence d’autres metteurs en scène, je pense que la fonction fondamentale du théâtre est d’incarner des histoires. Je suis frappé de voir combien parfois au théâtre l’histoire finit par devenir secondaire, inconsistante ou inexistante. Pour ma part, je crois en l’histoire, la petite et la grande histoire, l’Histoire avec une grande hache, l’histoire qui tranche, qui nous porte, celle que nous faisons, celle qui nous fait. Je pense être un passeur d’histoires.

Cette histoire permettra au spectateur de s’engager, de le faire réfléchir à une vision du monde…

Toute histoire engage une ou plusieurs visions du monde. Parfois concurrentes, elles s’affrontent alors sur scène. Le théâtre est l’art des points de vue, de leur confrontation dans leur différence, de leur renversement et de leur questionnement. L’histoire a vocation à nous traverser de part en part, à transpercer notre vision du monde. Crever les yeux est un geste inaugural, de la tragédie grecque à la révolution surréaliste. Un Chien andalou s’ouvre par l’image d’un rasoir qui tranche un œil, en alternance avec l’image d’un nuage qui traverse la lune, en un montage analogique et métaphorique. J’aspire à ce que les histoires que je donne à voir, que j’invente parfois, que je fais s’incarner, mettent en perspective des questions. Mettre en scène, c’est mettre en question.

Raconter une histoire, c’est dire le monde. Par définition, par vocation, le théâtre donne à voir. Theatron, c’est le lieu (d’)où l’on voit, le lieu de la vision. Une vision qui passe aussi par l’oreille. En une contemplation globale, visuelle, auriculaire et oraculaire. Le théâtre, ce sont des ombres qui vous murmurent à l’oreille, qui vous soufflent dans les bronches, à travers la tête, le corps, et tous les sens. C’est l’esprit qui s’incarne encore, en corps et en décors. Vision, histoire, incarnation, présentation, présence, présent, souffle, parole, verbe, chair, texte, écriture scénique : tous ces éléments forment sinon un système, du moins un corps, un ensemble vivant, un organisme.

L’écriture occupe d’ailleurs une place fondamentale dans votre travail.

Le travail d’écriture m’apparaît primordial. Il existe de multiples formes de théâtre, souvent passionnantes, qui constituent pour moi de grandes sources d’inspiration. Mais pour créer un spectacle, je pars toujours du texte. Pour moi, le metteur en scène est d’abord un lecteur, un interprète. Nul hasard si le mot interprétation désigne tout à la fois le passage d’une langue à une autre, l’analyse des rêves, la performance d’un acteur, le jeu d’un musicien et le travail de lecture. Interpréter, c’est donner un sens, vouloir dire. C’est le geste qui consiste à partir d’un texte, qu’il s’agisse d’un récit, d’un rêve, d’une partition, ou de toute autre forme de langage ou ensemble de signes, pour en proposer un ou plusieurs sens. Le vertige de l’interprétation, la fascination qu’elle provoque, c’est la complexité, la polysémie, le scintillement de ce sens, qui joue sur des profondeurs parfois abyssales. Kafka écrit ainsi dans Le Procès : « Le texte est immuable et les opinions ne sont que l’expression du désespoir devant cette immuabilité ». L’interprétation ouvre sur un infini, ce qui n’offre pas pour autant la possibilité de tout dire, et encore moins de dire tout en même temps.

Ce travail d’interprétation me passionne. Il fonde mon rapport à la lecture et à la mise en scène. Il conjugue la liberté imaginaire et l’exigence d’intelligence, au sens de créer des liens – inter-legere –, de relier des choses qui sont éclatées, cachées, de découvrir des tangentes, des lignes de fuite, des liaisons souterraines. Interpréter, c’est ouvrir des dimensions qui n’apparaissent pas explicitement dans le texte, pour le mettre en perspective et en explorer les profondeurs – tel un mineur, un alchimiste, un chercheur d’or. Dans certains chefs-d’œuvre comme Lorenzaccio, il faut plonger, tout sillonner, tout embrasser pour prendre la mesure de la démesure de la cathédrale. L’écriture est aussi chemin interprétatif, compréhension des enjeux, des lignes de force, des fils qui me permettent de concevoir le spectacle avec mes partenaires de création.

Interpréter signifie également traduire. Et traduire revient déjà à poser une première interprétation. Pour chaque texte que j’ai traduit, de Richard III de Shakespeare à Rosencrantz et Guildenstern sont morts de Tom Stoppard et aux Songs de Brecht, la traduction a constitué un acte d’écriture lié à l’interprétation de façon consubstantielle. La traduction représente la première dramaturgie. Elle pose les choix de sens et les actes de lecture inauguraux.

Une autre forme d’écriture que je pratique est l’adaptation et le montage. J’ai réalisé de très nombreux montages de textes afin de construire des dialogues. J’ai ainsi écrit un dialogue entre Stefan Zweig et Klaus Mann, autour de la question : « comment résister au fascisme ? ». À cette fin, j’ai traversé l’ensemble de leurs œuvres non fictionnelles (correspondances, journaux, essais), pour comprendre comment, confrontés aux mêmes questions, ils y avaient apporté des réponses divergentes, opposées, et même contradictoires.

Il y a enfin, dans mon travail de mise en scène, l’écriture scénique, qui induit une scénographie, soit l’écriture d’un espace, une « chorégraphie », l’écriture des corps, des mouvements, des dynamiques. Dessiner dans l’espace, dessiner dans le temps, écrire ou lire, c’est passer d’un point à un autre, tracer un cheminement d’un moment à un autre. Scénique, littéraire ou théâtrale, l’écriture est elle-même rythmique, musicale, composée de contrastes, de temps forts et de temps faibles, d’accélérations et de syncopes, d’illusions, de chocs, de chutes, de temps parallèles. L’écriture met en jeu tous ces éléments signifiants qui occupent l’espace de la scène. Car au théâtre, tout signifie. Là, même l’insignifiant est une forme de signification. En effet, dire qu’on ne signifie rien, comme parfois chez Beckett, cela revient à signifier l’insignifiant.

Je pourrais conclure que la mise en scène est un acte de lecture et d’écriture, pour reprendre les deux parties de Sartre dans Les Mots : « lire » et « écrire ». Pour moi, ce qui crée la véritable dynamique est le va-et-vient entre les deux. Plonger dans le texte pour en extraire ce qui me paraît essentiel à incarner.

L’écriture scénique serait-elle donc complémentaire ou au service du texte ?

Je pense que le critère le plus important d’une mise en scène est sa justesse. Celle-ci implique non seulement de rendre justice au texte, mais surtout – comme en musique – de trouver la note juste. C’est donc une question de pertinence et de nécessité. De la découlent la puissance, la beauté, l’émotion, la vision, l’intelligibilité. À chaque nouveau spectacle, je m’interroge pour trouver la forme la plus juste au regard du texte, celle qui me permettra de créer le spectacle le plus organique possible, qui fasse corps et parvienne à transmettre l’évidence, la puissance, la nécessité. On ne raconte pas de la même manière la vie d’un rescapé d’Auschwitz[1], une fresque épique sur la Révolution[2], l’histoire d’un homme qui s’introduit dans une famille bourgeoise pour l’assujettir[3], ou une traversée de la nuit à travers des poèmes de Desnos, Poe, Baudelaire, Michaux et Kundera[4]. Chacun de ces enjeux appelle une forme différente – même si ce terme de forme s’avère trompeur car il n’y a pas de distinction possible entre fond et forme : la forme, c’est le fond qui remonte à la surface. C’est la matérialisation, l’avènement, l’organisation d’un fond. Au théâtre, tout est signe. Tout geste veut dire. Et la parole y existe dans sa matérialité concrète, dans son rapport à la langue, au timbre, à l’intonation, au volume. C’est ce qui est fascinant au théâtre, ce qu’Artaud appelle le hiéroglyphe, l’impossibilité de dissocier la dimension spirituelle de la dimension matérielle, la dimension corporelle de la dimension sémantique. Artaud parle de hiéroglyphe pour montrer le point ultime auquel il aspire, le caractère absolument indissociable du signifiant et du signifié, l’unité de l’esprit et du corps. La grande puissance du théâtre est de se trouver à ce point de conjonction entre la dimension spirituelle et la dimension matérielle, car ce qui prend corps au théâtre provient d’une forme de vie. Et c’est là que je trouve la source de justesse et de nécessité.

Je trouve totalement aberrant de reproduire à l’envi le même système théâtral, le même dispositif, pour des œuvres différentes. On ne traite pas de la même façon une tragédie de Racine et une pièce de Beckett. Ou si on le fait, il faut que ce soit pour des raisons profondes qui tiennent aux œuvres, à un point de vue significatif et singulier sur celles-ci, et non à un système de mise en scène. Celui-ci se révèle stérilisant dès lors qu’il prétend exprimer la suprématie de la vision d’un metteur en scène, génie autoproclamé, sur ces nains de la pensée et de la création que seraient, à côté de lui, Racine, Shakespeare, Musset, Beckett et les autres. De tels systèmes peuvent parfois révéler une œuvre, mais aussi, bien souvent, l’abraser, la dégrader voire la ruiner. C’est pour ça que j’essaie toujours de trouver cette dimension essentielle, cette justesse, cette acuité, en convoquant tous les moyens possibles du théâtre : un plateau nu, la parole incarnée, une économie maximale de gestes, si bien que chacun d’eux aura une portée bien plus grande, ou, quand c’est nécessaire, des déploiements scéniques, des projections visuelles, des « machines à jouer » – comme on dit dans notre métier. Il m’importe de convoquer les arts, les techniques, les moyens au service d’une vision et d’un propos, pour ne pas devenir prisonnier d’un maniérisme, voire d’une espèce de rengaine qui nous ferait entendre uniquement la petite musique du metteur en scène, confite en vaine ritournelle, et non plus celle des auteurs qu’il est censé donner à voir.

Comment travaillez-vous l’écoute entre les comédiens ? Et lorsqu’il s’agit d’un seul en scène, comme dans Petit éloge de la Nuit ?

L’écoute est l’un des cœurs du théâtre. L’écoute de soi à soi, l’écoute entre l’autre et soi, entre l’acteur et le metteur en scène, entre l’acteur et le public. C’est cette disponibilité, cette possibilité de résonance sur fond de silence, de présence, d’attention, qui fait que la parole pourra non seulement être proférée, mais reçue et entendue. Lorsqu’il s’agit de dialogues enflammés, vifs et toniques comme à certains moments dans Lorenzaccio, l’écoute passe par une hyper-attention et une virtuosité, une capacité à rebondir prestement. La vitesse n’induit pas l’absence d’écoute, bien au contraire. Il faut que celle-ci soit d’autant plus précise et pointue, comme au ping pong. Dans Petit éloge de la Nuit, l’acteur est seul en scène, et pourtant, il est extrêmement entouré : ce spectacle compte cent vingt contributeurs, cent vingt présences, dont une dizaine d’auteurs principaux, cinq auteurs secondaires, trois peintres, trois musiciens, et trente-six comédiennes qui participent au court-métrage La Cité des femmes que j’ai réalisé et qui est projeté à la fin.

Un acteur n’est jamais seul en scène. Il est traversé par des fantômes, des esprits, la vie, le public. Faire entendre une parole, c’est être à l’écoute de ces présences. Dans Petit éloge de la nuit, l’acteur dit à voix nu le poème « Les espaces du sommeil » de Desnos. Si sa profération possède cette puissance d’émotion, c’est que l’acteur est à l’écoute de sa propre résonance – une écoute intérieure. Seul en scène, le comédien est traversé de paroles, passant constamment d’une position à une autre, parfois jusqu’au délire. Il est strié de ces voix qui le peuplent à la frontière de sa folie. Il faut qu’il soit à l’écoute de toutes ces voix en lui, même si elles sont contradictoires, pour pouvoir rebondir sans tomber dans un monologue fermé au reste – au monde, à l’autre, et finalement à lui-même.

La mise en scène est un art fondamentalement musical.

Et d’abord pour des raisons rythmiques. C’est particulièrement vrai dans la comédie, mais cela vaut en fait pour toute forme de théâtre. Ce rythme passe par le tempo, les contrastes, les accents, l’écoute. Il faut savoir à quel moment ralentir, accélérer, ponctuer, varier, à quel moment créer un suspens, une pause, à l’instar d’une partition. Mais c’est aussi un art musical du fait de la voix, à travers les timbres, les sourdines, les éclats, les écarts, les silences, les tessitures, les hauteurs, les intensités. Cette musicalité est particulièrement vive dans le théâtre anglais. Lorsque j’ai mis en scène Richard III en Angleterre[5], un des acteurs de la troupe m’a dit que Shakespeare était avant tout de la musique. Et je me suis aperçu qu’il avait raison. Le sens est exaucé par cette essence musicale. Parce que la langue est versifiée, avec ses accents toniques, son amplitude vocale, sa matérialité sonore. Parce qu’elle est pure poésie. Mettre l’accent sur un temps faible au lieu d’un temps fort constitue déjà pour le personnage de Richard une façon de contredire le vers shakespearien, le pentamètre iambique. Il y a là une prise de pouvoir, un coup de force dans la parole. Ce travail vaut aussi en français, par exemple dans la façon dont on fait ressortir les mots. Dans la pièce de Nathalie Sarraute Pour un oui ou pour un non, deux amis discutent pour tenter de démêler un malaise tacite entre eux. Celui qui a réussi essaie de savoir pourquoi son ami, à la réussite sociale bien moindre, lui en veut. Et celui-ci lui répond : « parce qu’un jour, quand je me suis vanté auprès de toi d’un de mes petits succès, tu m’as dit « C’est bien, ça », avec un léger suspens entre le bien et le ça. » Dans ce suspens, dans ce petit silence entre deux mots, se sont révélés tout le mépris implicite de l’un et tout le ressentiment accumulé de l’autre. Le travail de direction d’acteurs consiste en partie à trouver la musique la plus juste et la plus puissante, en exprimant notamment par la musicalité une certaine interprétation sémantique et textuelle.

De façon générale et plus littérale, la musique est au centre de mes spectacles, de deux manières. Comme sujet même de la pièce – ainsi dans Haïm – à la lumière d’un violon, où l’élément central est le violon, synonyme, pour le personnage, de vocation, de vie, de survie, de transmission. La musique est ici constitutive. Dans les versions successives du texte que j’ai écrit, je n’ai cessé de faire le lien entre les parties parlées et les parties musicales, pour que tel mot s’associe à telle note, à tel accord, en un ajustement étroit avec les musiciens afin que textes et musiques soient parfaitement en phase. Quand la musique n’est pas le sujet de la pièce, je travaille avec des compositeurs pour créer des musiques sur mesure. Dans La Chute de la Maison Usher[6], à quatre mains avec le compositeur américain Mark Deutsch nous avons donné une véritable identité musicale à la maison. Dans Petit éloge de la nuit, l’extraordinaire musicien Laurent Petitgand assistait aux répétitions et, en symbiose, composait pendant que je répétais. Ce type de travail, organique, complètement imbriqué, contribue à donner au spectacle sa puissance.

Dans Six personnages en quête d’auteur, Pirandello a cette phrase : « Les Personnages ne devront pas apparaître comme des fantômes, mais comme des réalités créées, d’immuables constructions de l’imagination : et, donc, plus réels et plus consistants que le naturel changeant des acteurs. »

Je suis d’accord avec Pirandello. S’il y a un lieu où ces fantômes prennent corps, empruntant celui des acteurs au point de devenir réalité, c’est bien le théâtre. Et c’est l’une des forces de cet art que de convoquer de telles puissances pour les donner à voir matérialisées. Quand je parle de fantômes, il ne s’agit pas ici d’ectoplasmes, mais d’apparitions, au sens le plus fort du terme. En grec, vérité se dit alètheia, « dévoilement ». L’apparition théâtrale fait tomber un voile. Elle fait surgir une autre réalité, plus profonde. Au théâtre, on voit apparaître des réalités jusqu’alors masquées, recouvertes. Ce champ de forces est un foyer de vérités.

Entre le personnage et l’acteur se noue un rapport complexe. Qui est qui ? L’acteur est traversé par le personnage. Le personnage existe grâce à l’acteur. Certains acteurs sont débordés par leur personnage au point de ne plus savoir qui ils sont et d’en devenir le jouet. D’autres deviennent aussi imprévisibles, mélancoliques, baroques, tyranniques, insupportables, aussi exaltés dans la vie que leur personnage sur scène, faute de pouvoir le contenir, ou mus par l’impression qu’il leur faut en passer par là pour que leur personnage prenne toute sa mesure. Il existe autant de manières d’incarner un personnage qu’il existe d’acteurs. Un comédien m’a déclaré une fois : « Désormais, j’ai décidé que tous les personnages étaient moi. » Je joue Hamlet, donc Hamlet, c’est moi. Il effectue un trajet inverse : ici, l’acteur ne cherche plus à devenir le personnage, c’est le personnage qui se résume à l’acteur. Il arrive aussi que les acteurs restent qui ils sont quoi qu’il advienne, aux personnages de se débrouiller avec celui qui les porte. Cela peut donner des interprétations magnifiques – ainsi de Jean Gabin. Pour moi, les plus grands acteurs, ceux du moins avec lesquels j’ai le plus envie de travailler, sont ceux qui sont capables de se déplacer. Jusqu’ici, pour la plupart, mes plus grandes aventures théâtrales en termes de direction d’acteurs ont impliqué des contre-emplois. La première fois que j’ai dirigé Harry Lloyd, comédien anglais de génie, c’était dans Les Liaisons dangereuses, à la Royal Shakespeare Company[7]. Jusqu’alors, il avait essentiellement été cantonné à des rôles de jeunes premiers, de comiques, ou d’aristocrates – parfois les trois à la fois. Quand il m’a recontacté trois ans après pour me proposer de travailler de nouveau tous les deux, j’ai accepté avec enthousiasme, dans une logique de contre-emploi. Déplacer cet acteur dans un rôle très différent me paraissait la meilleure manière de déployer son excellence. Ensemble nous avons créé Les Carnets du Sous-sol[8] (d’après Dostoïevski). Il y incarne un fou qui, enfermé depuis dix ans dans son sous-sol, fait le procès de l’humanité. L’aventure fut passionnante. Si ce spectacle est devenu un must see à Londres, c’est justement parce que ce comédien a été bien au-delà de ce qu’il avait été jusqu’alors, pour révéler une autre dimension, tant de lui-même que de ce personnage. Harry a d’ailleurs été nominé meilleur acteur aux Off West End Awards pour ce rôle.

Autre exemple de contre-emploi que j’ai pratiqué, dans toutes les interviews qu’il a données à propos de mon spectacle Petit éloge de la nuit, Pierre Richard a déclaré : « c’est la première fois que je travaille ». C’est l’un des plus grands hommages qu’un acteur m’ait fait. A fortiori à quatre-vingt-cinq ans, après cent dix films. Jusqu’alors, Pierre Richard avait été lui-même, distrait, maladroit, lunatique, sympathique, gaffeur, très attachant – ce qu’il est dans la vie. Ce qui ne l’empêche guère, d’ailleurs, d’être un génie comique, bien au contraire. Il faut être très virtuose, très adroit pour être aussi maladroit sur commande, devant la caméra. Mais il est certain qu’avec notre spectacle, il est allé ailleurs. Où est le personnage ? Où est l’acteur ? Avec ce spectacle, j’ai voulu tout à la fois qu’on le retrouve et qu’on le découvre. Dans la construction des personnages, j’aime ces moments où l’on parvient à toucher une dimension secrète, à la révéler, afin que le personnage en surgisse avec pertinence, audace, puissance et singularité. Quand j’ai choisi et mis en scène Paul Anderson dans Tartuffe au Theatre Royal Haymarket à Londres, il m’a dit que jamais personne ne lui aurait proposé ce rôle-là, lui qui sortait de Peaky Blinders, série où il jouait un gangster ex-soldat démoli par la guerre.

Sans chercher à opérer des contre-emplois systématiques, je pense que l’acteur et le personnage ont potentiellement tous deux beaucoup à gagner à ce type de recherche, dans ce travail de conception imaginé, élaboré, ouvragé avec le metteur en scène, pour parvenir à faire surgir quelque chose de tout à la fois inédit et essentiel.

[1] Haïm – à la lumière d’un violon, texte et mise en scène de Gérald Garutti, Salle Gaveau, Paris, 2012.

[2] Lorenzaccio, d’Alfred de Musset, mise en scène de Gérald Garutti, Théâtre Montansier, Versailles, 2015.

[3] Tartuffe, de Molière, adapté par Christopher Hampton, mise en scène de Gérald Garutti, Theatre Royal Haymarket, Londres, 2018.

[4] Petit éloge de la nuit, textes d’Ingrid Astier, Baudelaire, Desnos, Kundera, Poe, Maupassant, Michaux et Neruda, mise en scène de Gérald Garutti, Théâtre du Rond-Point, Paris, 2017.

[5] Richard III, de Shakespeare, mise en scène de Gérald Garutti, ADC Theatre, Cambridge, 2014.

[6] The Fall of the House of Usher / La Chute de la Maison Usher, de Steven Berkoff d’après Edgar Poe, mise en scène de Gérald Garutti, Vingtième Théâtre, Paris, 2015.

[7] Dangerous Liaisons, de Christopher Hampton d’après Choderlos de Laclos, mise en scène de Gérald Garutti, Royal Shakespeare Company, Stratford-upon-Avon, 2011.

[8] Notes From Underground / Les Carnets du sous-sol, d’après Dostoïevski, adaptation de Harry Lloyd et Gérald Garutti, mise en scène de Gérald Garutti, The Print Room at the Coronet, Londres, 2014.

Photographies: Helena Maybanks (bannière) et Ledroit Perrin (couverture)

Vous pouvez retrouver Gérald Garutti sur LinkedIn, Youtube  et son site internet.

Entretien enregistré en juillet 2019.

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