Kouka

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Le guerrier Bantu, celui qui voulait comprendre l'autre

“Mon travail au sens le plus large parle du point de vue porté à une image et je considère que celle-ci aura autant de significations qu’il y aura de personnes pour la regarder. Chacun, avec son histoire et sa culture, va se l’approprier et la voir résonner différemment en lui.”

parcours

Comment es-tu devenu artiste ?

Tout dépend ce que l’on entend par devenir artiste. J’ai commencé à intervenir dans la rue très simplement, à l’âge de quatorze ans, en faisant du tag. A l’époque j’étais passionné de skate-board et en déménageant de Paris à Toulouse, une ville que je ne connaissais pas, et que j’ai pu découvrir de façon magique en la parcourant en skate en journées et soirées. Toulouse est une ville assez petite mais très contrastée, avec un centre-ville très bourgeois et des quartiers populaires. Il y avait déjà du Graffiti, chose assez rare dans le centre-ville parisien où les fresques murales étaient reléguées en périphérie. Ces graffitis visuels et colorés ont été une véritable claque visuelle, alors que j’arrivais d’une ville très grise et très dure. Directement j’ai pris des marqueurs et suis allé taguer partout où j’allais.

Le passage vers le mur s’est donc réalisé très naturellement.

C’était aussi l’époque où le rap français commençait à émerger, ainsi que la culture hip-hop. Je suis de cette génération qui a grandi naturellement avec ces cultures urbaines. Mais cela n’avait au départ rien pour moi d’artistique. C’était une pratique qui relevait presque davantage de la performance. Venant d’une famille d’artistes, j’avais une sensibilité à l’Art mais je n’avais pas du tout cette approche qui me paraissait alors complètement abstraite. Jusqu’au Bac j’ai ainsi continué le Graffiti, avant que ma mère me prenne entre quatre yeux après être venue me chercher au commissariat : si j’aimais le Graffiti, il fallait que j’apprenne ce qu’était l’Art, elle m’a donc encouragé à poursuivre dans cette voie et c’est ainsi qu’après avoir fait une formation de décorateur publicitaire je suis rentré aux Beaux-Arts. Mais c’est à partir de ma quatrième année que ma pratique s’est véritablement orienté et que j’ai commencé à peindre sur toile, les trois premières étant plutôt axées sur la musique et la vidéo.

C’est également à partir de ce moment que se développe ta réflexion artistique.

Tout à fait, en arrivant aux Beaux-Arts j’étais assez choqué de voir que j’étais le seul noir de l’école – même si c’est classique – et comme je faisais alors partie d’un groupe de rap je me retrouve tout de suite catalogué comme rappeur, donc peu cultivé. De plus, entre 2000 et 2005 tout le monde s’intéressait à l’Art performance, à la Photographie et aux installations, croyant à la mort de la Peinture. Etant le « taggueur » de l’école, je me suis fait discret pendant trois ans, avant de me demander pourquoi le tag n’était pas considéré comme artistique. Je ne comprenais pas pourquoi il n’aurait pas pu l’être. Cela faisait huit ans que j’en réalisais, et j’ai commencé à utiliser cette expérience acquise dans la rue dans mon travail, d’abord en vidéo, puis en Peinture, qui à l’époque n’était plus du tout à la mode.

le guerrier humanité

Ton travail questionne le rapport à l’autre, notamment sous l’angle du langage. Le nom Bantu vient en effet d’un abus de langue avec « humanité » qui rappelle la légende du kangourou (alors que le naturaliste anglais Joseph Banks du Endeavour commandé par le capitaine James Cook désignait un kangourou gris à son interlocuteur autochtone, ce dernier lui répondit gangurru, ce qui signifierait Je ne te comprends pas, transcrit en 1770 par « kangooroo » ou « kanguru »). Pour accéder à l’Autre, il faut d’abord le comprendre.

Cette question des mots est cruciale. Je suis métis, enfant de deux cultures différentes qui ont beaucoup de mal à se comprendre et à se côtoyer, et je crois que l’incompréhension passe toujours par une question de langage : un mot pour une personne n’aura pas la même signification que pour une autre. Quand on me traitait de taggueur, le mot avait une connotation péjorative pour ceux qui le prononçait, alors que pour moi c’était une reconnaissance. J’étais face à un dilemme où je ne savais pas s’il fallait revendiquer cette appellation ou en avoir honte. Mon travail au sens le plus large parle du point de vue porté à une image et je considère que celle-ci aura autant de significations qu’il y aura de personnes pour la regarder. Chacun, avec son histoire et sa culture, va se l’approprier et la voir résonner différemment en lui. Mais cela fonctionne exactement de la même façon avec les mots. A l’époque où j’étais dans un groupe de Rap, cette musique n’était pas mainstream comme aujourd’hui, mais était qualifiée de violente et ceux qui en faisaient étaient des « banlieusards » ou des « incultes ». Le public s’attachait alors plus à l’image que pouvait renvoyer le Rap qu’au fond même des paroles. Booba est aujourd’hui un des rappeurs les plus controversés, ces textes sont pourtant étudiés à la Fac car il écrit très bien. L’histoire du Bantu est au cœur de ce double langage et de cette double interprétation. Elle est arrivée dans mon parcours de manière imprévisible, mais c’était un résumé de ce que je pouvais vivre au quotidien, qui illustrait parfaitement ce décalage de points de vue.

A l’époque des Beaux-Arts, cette question du rapport à l’autre passe aussi par le regard. Dans ton livre tu parles de ton expérience, qui évoque celle de Chimamanda Ngozi Adichie qui écrit dans Americanah : « Je suis devenue noire en arrivant aux Etats-Unis ». C’est une identité qui t’est assignée par le regard.

C’est un grand problème dans notre société. Au lieu de cultiver la singularité on privilégie l’assimilation et c’est l’histoire de ma vie. Je suis le plus petit d’une famille de sept enfants, le seul métis. Dans mon collège blanc j’étais toujours le seul noir, et lorsque j’allais voir mon père au Congo j’étais toujours blanc. Aux Beaux-Arts j’étais le rappeur, avec mon groupe j’étais l’Artiste. Finalement, j’ai eu la chance de n’être assimilé nulle part, car il suffisait à chaque fois que j’aille ailleurs pour être perçu différemment. Cela a nourri une recherche sur une sorte de vérité universelle qui serait la somme de chacun de nos regards.

Le guerrier Bantu part d’une figure localisée dans l’espace et dans le temps pour prendre au fil des années une dimension globale, tout en constatant que sa signification évolue en fonction de l’endroit où tu la places.

L’idée du guerrier Bantu est d’abord contextuelle. J’étais en Afrique, à une époque où je faisais encore beaucoup de graffitis. Là-bas il n’y en avait pas, c’est-à-dire que pour moi il n’y avait aucune raison d’en faire – je n’allais pas être le seul graffeur, comme il ne s’agissait pas d’un pays touristique il n’y avait aucune chance que d’autres voient mon travail. J’ai donc voulu proposer une chose qui puisse entraîner une rencontre avec le public, et cette figure est apparue. Si le guerrier peut vraiment paraître localisé et répondre à un contexte, je me suis aperçu avec le temps que la figure du noir n’était pas qu’un problème africain concernant exclusivement les africains. L’Histoire a bouleversé ce continent pendant des siècles, et ses répercussions ont toujours lieu aux quatre coins de la planète aujourd’hui. Au début je n’en étais pas conscient, car mon champ de vision se limitait à celui d’un français ayant de la famille au Congo. En voyageant aux Etats-Unis, en Amérique du Sud jusqu’en Russie, je me suis rendu compte que le regard sur l’Homme noir était toujours différent et très souvent complètement fantasmé. C’est cela le plus choquant, le fantasme qui entoure la figure noire, qui émane de siècles de propagande. Il a toujours été considéré comme l’étranger qui vient d’ailleurs, celui qu’on avait amené et qu’il fallait assimiler. Ce fantasme se complexifie suivant les pays, et c’est cela qui m’a intéressé : à chaque fois que je peignais cette même figure dans un nouvel endroit, je découvrais une nouvelle vision venant rajouter de la singularité à ce personnage.

La question de la temporalité rentre aussi en compte : la perception que l’on peut avoir de ton guerrier évolue en fonction de l’actualité – comme ce qu’il se passe aujourd’hui aux Etats-Unis. Cela engendre une dichotomie entre des choses profondément inscrites dans ton travail et la façon dont il peut être découvert et appréhendé par quelqu’un aujourd’hui.

Avec l’actualité l’évolution du regard sur ce personnage est de plus en plus rapide. C’est un travail de longue haleine, qui renvoie finalement à la durée extrêmement longue de l’esclavage puis de la colonisation. J’ai passé trois, cinq, puis dix ans sur ce personnage, avant de me dire qu’en sortant un livre je passerai à autre chose. Finalement, je me rends compte que la question est toujours remise sur la table car elle n’est pas réglée, tant il y a de générations, de croyances et de biais culturels profondément ancrés. Mais les regards évoluent comme celui sur le Street art : il y a quelques années nous étions traités de voyous, alors qu’aujourd’hui nous sommes invités dans des festivals dans le monde entier.

LA RUE, ESPACE DE CRéATION POLITIQUE

Ta figure de la Guerrière du fleuve Congo, montre que toute création échappe à l’artiste dès sa réception par le public, qu’elle conserve une part qui ne peut être anticipée.

Tous les artistes ne seront pas forcément d’accord avec moi mais une fois que l’œuvre est faite elle nous échappe. C’est le mythe de Frankenstein ou dans la religion Dieu qui crée les hommes. Selon moi, toute création échappe à son créateur, qui vient avec une intention et une idée, mais qui va se trouver confronté au regard d’une autre personne n’ayant pas du tout la même histoire, qui verra autre chose, et finalement signifiera autre chose sur son travail. Le fait de peindre est une façon de communiquer me permettant de dire aux gens qui je suis. Leur regard et l’échange que j’ai avec le regardeur vont me servir de miroir pour comprendre pourquoi je le fais et comment cela peut être interprété.

Tu soulignes de façon régulière la place de la colère dans l’acte créatif.

La colère fait partie de mon moteur créatif. L’Art est pour moi un moyen de communication. Ce que je fais en allant dans la rue sans autorisation est presque un acte politique, c’est revendiquer une liberté que je n’ai pas. J’impose un dessin qui n’a pas été demandé, ce qui peut paraître violent, même si je mesure la portée de ce terme. Il s’agit pour moi d’une manière de s’exprimer car oui, effectivement, je suis issu d’un monde qui me met en colère, même si je suis quelqu’un d’assez positif et humaniste. Je crois beaucoup en la bonté de l’Homme mais je suis en colère contre le système et ses inégalités. Une moitié de ma famille vient de Paris et mange des macarons, pendant que l’autre crève de faim. Il est possible de verbaliser cette injustice lorsqu’on a le talent oratoire d’un avocat ou d’un politicien. Ce n’est pas mon cas et j’ai donc choisi de m’exprimer par les images. Si je n’avais pas en moi cette colère cela ne m’intéresserait pas de peindre pour peindre. Beaucoup d’artistes disent être là pour enjoliver la ville, mais cela ne m’intéresse pas de faire des fleurs sur les murs, si je veux en voir je pars à la campagne. Mon moteur c’est cette colère exprimée de façon positive et canalisée dans mon travail.

La rue est donc pour toi un espace de création particulier car politique ?

Le fait de peindre dans la rue est avant tout un acte politique. On parle d’espace public, qui supposément appartient donc à tout le monde, mais il y a pourtant une loi qui interdit de peindre dans la rue, interdisant par la même de s’exprimer. C’est face à ce contresens que je me suis octroyé le droit de me peindre dans la rue. Je le fais aussi pour tenter de questionner une certaine forme d’injustice. Depuis l’âge de quinze ans et le Rap je me dis que lorsque j’aurais gagné des millions je passerais à la télévision pour dénoncer ces injustices. Je n’ai pas percé dans la musique, mais j’ai un espace public énorme, la terre entière, les murs de toutes les grandes villes du monde, un espace dans lequel je me donne le droit de questionner la place de l’Homme noir, la notion de Liberté, celle d’espace public, mais aussi à quoi devrait ressembler les idées d’éducation et de transmission.

Elle te sert donc de caisse de résonnance.

La rue est pour moi un musée qui n’aurait pas de murs. Or, le rôle d’un musée est de transmettre, en y plaçant des choses qui permettront aux prochaines générations de comprendre l’époque dans laquelle nous vivons. La rue est pour moi identique et j’espère que les générations futures, lorsqu’elles verront ces villes sales, grises, tagguées et barbelées se demanderont ce que nous avons fait.

Tu parles régulièrement de no culture : pourrais-tu revenir sur ce que tu entends par ce terme ?

Ce terme de no culture est sujet à controverse et je le ressasse pour essayer de le comprendre au travers du regard des gens. Je ne nie pas la culture, qui est essentielle et fait partie de la vie : nous naissons tous avec une culture. Pour moi cela signifie deux choses, d’abord que les cultures ne sont pas figées : on peut en avoir une, en embrasser une autre en arrivant dans une nouvelle ville, pour qu’au fil des années les deux se mélangent et en deviennent une troisième. Un musée peut la culture d’une époque, mais selon moi celui qui considérera que c’est un modèle de vie, qui s’enfermera à l’intérieur, sera dans l’erreur, car le monde est en perpétuelle évolution. Mais dans no culture il y a aussi, et notamment en France, la peur bleue d’être envahi par les autres cultures. Cette peur n’a pour moi pas de sens, car la culture française est riche de toutes celles qui l’ont embrassée. Ce terme renvoie aussi à une dimension très personnelle : je ne revendique pas une culture au détriment d’une autre, mais j’assume complètement le fait d’être le produit de plusieurs d’entre elles, qu’elles soient françaises, congolaises, ou américaines. Au fond, c’est un slogan qui invite l’autre à aller au-delà de sa culture pour voir ce qui nous rassemble, le fait qu’on soit tous humains. Il y a sept milliards d’êtres humains sur Terre, soit autant de cultures, car au fond une culture n’est pas autre chose qu’un regard personnel sur une culture donnée. Mon père aura une vision de la culture congolaise que son frère ne partagera pas.

Dans cette idée il y a enfin une part de provocation : la France est un pays où la culture est valorisée à outrance et c’est tant mieux. Mais cette survalorisation entraîne aussi un risque de repli et d’enfermement. Au Congo, la notion de culture n’existe pas vraiment, il n’y a pas de musées, de galeries, de cinémas ou de théâtres, car l’Art est présent partout : dans un mariage il y aura huit jours de fêtes avec du théâtre, de la danse, des chants, de la mode. Les Arts font partie de la tradition, et embrassent le monde au quotidien. Mais il n’y a pas de culture de la culture, c’est notamment ce qui explique que les pays africains ne parviennent pas à le valoriser vis-à-vis du reste du monde. Le plus important est de ne pas oublier sa nature humaine, et de garder à l’esprit qu’il a des êtres comme nous qui dorment dans des tentes juste à côté et qui meurent de faim.

L’ŒUVRE ET LE TEMPS

Quel est ton rapport à l’aspect éphémère ?

Il y a toujours une part d’ego qui fait mal à l’artiste quand son œuvre disparait, mais le Graffiti m’a appris à accepter qu’une œuvre puisse déplaire, être effacée ou recouverte, et j’en suis complètement détaché. Avant même d’être artiste je graffais et toute mon argent y passait alors qu’une heure après mon travail pouvait avoir disparu. Cela fait partie de ma culture et je trouve que c’est une bonne chose, car les artistes de ma génération ont appris de cette façon à conserver une humilité vis-à-vis de leur création. Quand je vois des artistes qui s’offusquent car leur œuvre n’aurait pas été respectée comme ils le souhaiteraient, je me dis que dans l’espace public, censé appartenir à tous, il n’y a pas de raison qui permettrait aux artistes de s’approprier un lieu de façon pérenne, d’autant plus si ce n’est pas chez moi.

Penses-tu qu’il puisse y avoir des chefs-d’œuvre de l’Art urbain, en dépit de ce caractère éphémère ?

On le voit bien avec des œuvres de Banksy ou de JR ; lorsque ce dernier fait une installation au Louvre, elle dure moins de vingt-quatre heures et peut pourtant être considérée comme un chef-d’œuvre. Aujourd’hui, ce rapport au temps n’a plus tellement lieu d’être car avec les réseaux sociaux l’œuvre perdure bien au-delà de sa durée de vie. Aujourd’hui, l’œuvre d’un artiste réalisant une pièce au fin fond d’un village ne peut être vue par personne et le sera potentiellement pourtant par des millions sur Internet.  Ce rapport au temps et au contexte a donc évolué : il n’est pas inhérent à l’Art, mais fait partie intégrante de notre époque, et selon moi l’œuvre d’art n’a plus besoin d’être pérennisée comme l’ont été celles des grands maitres, qui employaient des préparations au jaune d’œuf ou des couches de verni pour que leur pièce tienne dans le temps. L’objet même n’a plus nécessairement besoin d’être conservé pour être une grande œuvre.

Penses-tu cependant que l’œuvre existera de la même façon par sa simple image ?

Ce n’est pas du tout la même chose, mais tout se passe comme Internet avait donné une dimension supplémentaire à l’Art. Pour autant, je suis un peintre et pour moi une peinture est une chose qui se vit, une expérience. Avec un grand format il est possible de pénétrer dans l’œuvre pour voir la matière et l’image ne remplacera jamais se face à face. Pourtant, il est indubitable qu’Internet offre une nouvelle dimension à l’œuvre : si l’on regarde les créations de JR, elles ne témoignent rien de magistral plastiquement, s’agissant d’impressions sur papier. Pourtant, il a complètement embrassé son époque en faisant vivre ses œuvres grâce aux réseaux et à l’image. On en revient ici à la notion de culture : il cultive son œuvre grâce à Internet, et ce même si celle-ci est éphémère. Qu’on aime ou non son travail c’est une chose actée.

Du point de vue de la mémoire collective, l’œuvre découverte uniquement par la photographie ne susciterait aucun rapport sensible.

Il y a effectivement une cassure. Lorsque j’ai peint le château d’Albatar il s’agissait d’un squat, après six mois nous étions évacués mais les peintures sont restées cinq ans sur les murs et énormément de gens les ont vues. Quand elles ont commencé à être effacées j’ai reçu plusieurs messages me demandant d’agir. Après toutes ces années je considérais que cela faisait partie de ces œuvres éphémères, que j’avais autre chose à faire. Puis, avec l’accumulation des messages, j’ai réalisé que les gens s’étaient tant appropriées ces œuvres qu’ils refusaient de les voir disparaître, alors que je l’avais d’abord fait pour me faire plaisir. Alors qu’ils voulaient qu’elle reste j’allais être égoïste et leur dire que je n’en avais rien à faire ? C’est pourquoi je me suis impliqué dans ce travail de conservation. Effectivement je pense qu’une œuvre d’art doit comporter un aspect sensible, qui touche le regardeur, et dès lors qu’il n’y a plus que de la documentation on passe sur un plan intellectuel. Mais je crois qu’à travers un livre et des photographies il est possible de la faire revenir. Pour les gens qui ne la connaitraient pas, cela ne peut pas être aussi fort que de la voir en vrai. En revanche, pour tous ceux qui s’en souvient, la revoir en image ou en vidéo est un générateur d’émotion leur permettant de revivre l’instant vécu. L’art possède ainsi cette capacité à raviver des émotions comme des madeleines de Proust, et c’est aussi une des raisons pour laquelle je refais ce guerrier depuis de nombreuses années : la personne qui le verra dans la rue se souviendra du château d’Albatar et de l’émotion ressentie. Cette part de sensation partiellement retrouvée peut nourrir un peu davantage celui qui la vit à nouveau. Et c’est la raison pour laquelle j’ai insisté après coup afin de pouvoir récupérer plusieurs fenêtres de près de deux cents kilos chacune.

Artaud écrit dans Pour en finir avec les chefs-d’œuvre que ces dernières doivent parler à l’époque dans laquelle on vit ; si elles ne sont plus adaptées il faut s’en détacher. A l’inverse Arendt considère que ce qui distinguera l’œuvre de l’objet utilitaire est sa dimension intemporelle. Selon toi, le chef-d’œuvre acquiert-il sa force par sa résonnance au sein d’une époque ou par sa dimension intemporelle ?

Je crois profondément que les choses se répètent : si l’on regarde le Radeau de la Méduse avec notre vision contemporaine, il nous parle car il renvoie à des évènements qui ont lieu aujourd’hui. Dès lors je suis plutôt d’avis que c’est son caractère intemporel qui définit l’œuvre d’art et le chef-d’œuvre. Il m’est arrivé de créer en réaction à l’actualité, mais nous vivons une époque où les informations se chevauchent tellement que si l’on ne fait qu’y réagir alors nous ne sommes plus artistes, sinon chroniqueurs ou journalistes. Or, l’artiste doit selon moi occuper une posture qui porte une réflexion intemporelle ayant une résonnance avec l’actualité : c’est d’ailleurs cela qui forge l’intemporalité de l’œuvre.

SUR L’ART URBAIN

Quel rapport as-tu à la photographie ?

Spontanément je dirais que ma photographie ne fait pas office d’œuvre, car je ne suis pas photographe et je m’en sers de manière à les archiver. Pour autant, je peins d’après photo, qui est donc à la fois le point de départ et l’aboutissement de mon travail. En effet, l’œuvre existe pour moi dès lors qu’elle est photographiée car alors elle peut disparaître le lendemain. Cependant je pense que la grande Peinture s’est arrêtée avec l’arrivée de la Photographie. Il y a eu un grand vide de la Peinture après-guerre et la photo a changé le rapport à l’image, pour occuper une place si forte qu’elle fait office de vérité admise. Pourtant une photo témoigne d’un instant qui est mort, passé, qui a trait à la nostalgie. Ce n’est pas la réalité du moment et les gens ont tendance à l’oublier : c’est la raison pour laquelle je continue à faire de la peinture, m’attachant à la réalité du moment présent, celui de la création. La peinture vit jusqu’à ce que je décide de la photographier (car alors elle ne changera plus), la photo marquant le passage du moment présent au moment passé.

Considères-tu que l’Art urbain est un courant artistique ? Considères-tu en faire partie ?

Je ne me considère pas vraiment comme street artiste car je peignais depuis dix ans dans la rue lorsque le terme est apparu. Cependant je pense qu’il ne faut pas cracher dans la soupe, car c’est l’avènement de ce mouvement artistique qui nous a permis de travailler, de manger de diffuser notre travail, d’obtenir une reconnaissance, alors que quand j’ai commencé il fallait se cacher. Le Street art est pour moi un mouvement malgré lui : les précédents mouvements artistiques du XXe siècle ont tous eu des leaders, des manifestes, des groupuscules. Même le Graffiti a été codifié : aujourd’hui un novice pourra apprendre la différence entre lettrages et outlines. Le Street art arrive à une époque où l’Art est en souffrance, renfermé sur lui-même, élitiste et incompris. Ainsi, ce terme a plutôt pour moi été créé par les institutions culturelles, les musées et les maisons de vente pour donner un souffle nouveau à ce qui n’intéressait plus personne. Est-ce que cela invalide pour autant l’idée de mouvement ? Je ne crois pas car pendant des années on a cru qu’il fallait passer par les Beaux-Arts pour devenir artiste. Le Street a permis le développement d’une pratique populaire pratiquée par des autodidactes. Or, parmi tous les gens croisés aux Beaux-Arts, très peu sont devenus artistes, alors que ces autodidactes, sans avoir la notion de ce qu’était l’Art, le sont eux-mêmes devenus. Il s’agit donc pour moi d’un mouvement ni élitiste, ni intellectuel, mais populaire, et dont l’un des fondamentaux a été de pouvoir être diffusé largement grâce à Internet.

Pour autant tous les street artistes sont des grands artistes : la plupart sont juste de bons communicants ou de jeunes bobos en manque de sensations fortes qui ont envie de se faire plaisir. Mais dans tous grands mouvements artistiques il n’y avait pas que de grands artistes. Le temps fera le tri et les artistes qui sont renommés aujourd’hui ne sont peut-être pas ceux dont on se souviendra, tandis que d’autres seront peut-être redécouverts comme des génies. Au final, je me retrouve dans ce courant malgré moi, invité dans des festivals, des expositions collectives. Peut-être avons-nous tous quelque chose en commun, l’envie et l’élan qui nous pousse à créer, et le courage de l’afficher en pleine rue aux yeux du monde. Pour le reste, à chacun son histoire, à chacun sa culture. J’accepte toutes les étiquettes : artiste, street artiste, peintre contextuel, contemporain ou africain. Comme dit Rocé, un artiste que j’aime beaucoup : « Quand tu mets mon pied dans une case, sais-tu ou l’autre se situe ? »

Photographies:  Kouka

Vous pouvez retrouver Kouka sur Instagram,  Facebook et son site internet.

Entretien enregistré en août 2020.

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