La Cuisine en Spectacle

la cuisine en spectacle

Les émissions de recettes : les origines d’un divertissement

Tu introduis ton livre par une citation de Kathleen Collins « On ne fera probablement pas le choix de s’asseoir dans sa cuisine pour regarder son épouse préparer de la purée de pommes de terre, mais beaucoup d’entre nous estiment que regarder quelqu’un en faire autant à la télévision est un moyen tout à fait plaisant de passer le temps. » L’émission de recettes, est-ce l’apparition du divertissement dans un cadre historiquement lié à la corvée ménagère ?

La première émission de cuisine a été créée en 1953 et était construite sur le modèle du spectacle théâtral : c’était un acteur qui présentait face au public. A cette époque, la présentation de recettes se faisait déjà dans l’émission Le magazine féminin, diffusée l’après-midi, avec un registre restant celui de la corvée ménagère alors qu’avec Les Recettes de M. X on met en avant un comédien, pour proposer au public un programme qui se voulait divertissant. Celui-ci était chargé de donner des anecdotes amusantes, et devait appréhender la cuisine avec plus de raffinement pour détacher la cuisine de sa posture ménagère, même si elle y est progressivement revenue ensuite.

Dans quel contexte apparaît cette première émission de recettes à la télévision française ?

En 1953, la télévision est un média balbutiant : le nombre de téléviseurs est de quelques milliers, essentiellement à Paris et dans le nord de la France. L’offre de programmes est extrêmement réduite car la télévision n’émet que le soir, de 18h à 22h environ. On est alors dans ce que certains historiens appellent la « phase expérimentale » de la télévision. L’offre de programmes n’est pas bien constituée et c’est le comité de télévision, qui décide de ce qui est mis à l’antenne, qui choisit de faire une expérience autour de la cuisine avec cette première émission. La télévision a alors un fonctionnement artisanal : on prend à l’antenne des gens connus dans une logique d’essai peu formalisée.

A quelle France s’adresse alors ce programme (nombre de téléviseurs, démocratisation…) ?

Le profil du téléspectateur de l’époque est mal connu mais acheter un téléviseur était très cher donc la population télévisuelle est de fait peu nombreuse. Elle est aussi plutôt riche et urbaine, car il n’y a pas d’émetteur dans les zones rurales, les zones équipées sont Paris avec l’émetteur de la Tour Eiffel, ainsi que le Nord. C’est pour ces raisons que le présentateur, Georges Adet, est mondain, porte un costume, et cuisine dans un petit espace qu’on imagine être celui d’un appartement de ville. L’équipement est constitué d’un réfrigérateur, ce qui est très rare, et d’une cuisinière assez moderne. C’est un dispositif urbain comparé à celui majoritaire de l’époque où on utilisait encore beaucoup la cuisson au feu de bois. Cela reflète aussi les habitudes du public présent devant le poste et les conditions de vie de ce microcosme.

Comment se met en place ce nouveau format à la télévision et quelles sont ses premières évolutions ?

Cette première émission hebdomadaire a existé pendant un an, de 1953 à 1954. Mais elles étaient faites en direct car il n’y avait pas de moyen d’enregistrement, et malheureusement un seul numéro a été conservé. On ignore quand cette unique émission a été diffusée par rapport à l’ensemble. Concernant les premières émissions, les comptes rendus du comité de télévision sont bien conservés aux Archives Nationales. Jean d’Arcy, directeur des programmes de la RTF, propose à ses collègues une émission qui fonctionne bien en Angleterre et en Allemagne, avec un comédien gastronome qui fait la cuisine. Cette idée s’inscrit totalement dans la façon dont la télévision était construite alors en référence au spectacle vivant, qui lui servait de maitre étalon. Georges Adet était un acteur de dramatiques, et ce format était en fait une pièce de théâtre filmée en studio pour la télévision et retransmise en directe. L’émission de cuisine a été établie à partir de l’idée qu’il fallait pour la présenter un comédien qui pourrait en faire un véritable spectacle télévisuel. Son absence de professionnalisme a d’ailleurs été reprochée à ce premier présentateur, dont la légitimité sur le plan culinaire était contestée. On cherchait déjà une personnalité télégénique, pas forcément un professionnel.

de la cuisine des maîtres à la cuisine de chambre

Avec Raymond Oliver, le chef fait véritablement son apparition à la télévision : en effet pour la première fois à la télévision le chef devient animateur.

Raymond Oliver arrive à la télévision par un concours de circonstance. Comme l’émission de Georges Adet ne marchait pas, le comité réfléchissait à des alternatives. Jean d’Arcy ne croyait pas à la présence d’un professionnel, car il supposait « qu’il ne saurait pas comment s’adresser au public, mais pensait plutôt à une femme de chambre, qui sache à la fois bien cuisiner tout en appartenant à un monde plus proche de celui des téléspectateurs ». En novembre 1954, Georges Adet a eu la mauvaise idée de se joindre à une grève ce qui a empêché la tenue de son émission. Raymond Oliver, qui était alors chef du restaurant Grand Véfour à Paris, dans lequel mangeait beaucoup de personnalités, a apparemment était appelé au dernier moment par le réalisateur qu’il connaissait pour venir présenter. Après deux ou trois semaines, il a été accompagné par Catherine Langeais qui était alors speakerine, c’est-à-dire une femme choisit pour son élégance et sa capacité à bien parler qui devait faire habituellement la transition entre les programmes et qui servait ici de médiatrice entre le chef et le public. Raymond Oliver avait une personnalité hors du commun avec une large carrure et une voix très grave et les téléspectateurs se sont vite attachés à lui. Il est devenu une vraie personnalité télévisuelle, présente en couverture des magazines, tout en étant toujours perçu comme un grand chef.

Dans cette perspective, le téléspectateur est vraiment face à une émission de divertissement conçue comme un spectacle : il n’est pas acteur mais assiste à une représentation.

Cela relève presque de la performance de cirque. On admire les exploits du chef. A l’époque les émissions, quand elles ne sont pas tournées en direct le sont en une seule prise donc réaliser une recette en 30 minutes relève de l’exploit. Raymond Oliver présente des recettes de chefs qu’on ne préparerait pas pour un diner familial et dit même à un certain moment qu’on ne la reproduira pas chez soi mais qu’il le montre parce que c’est spectaculaire. On pourrait presque faire l’analogie avec le fait de regarder du sport. Dans les premières émissions Catherine Langeais occupe presque la fonction d’une commentatrice, en tentant de comprendre et d’expliquer, tour en témoignant son admiration face à la beauté du geste. Mais très vite les téléspectateurs on fait comprendre qu’ils aimeraient voir des recettes plus adaptables et s’est progressivement adaptée au registre de la cuisine domestique et ménagère.

Peu à peu le spectateur va rentrer dans une relation plus personnelle avec l’animateur. A quelles évolutions sociales renvoient selon toi ce passage de l’art culinaire à la cuisine entre copains ?

On passe du professeur à l’animateur proche du public, ce qui est une évolution générale de la télévision : on dit qu’on passe alors d’une fenêtre à un miroir, d’après la formule de la sociologue Dominique Mehl. Après avoir voulu montrer au téléspectateur des choses différentes, la multiplication des chaînes va pousser celles-ci à vouloir l’impliquer en lui présentant des choses familières. Raymond Oliver quitte la télévision en 1968, ce qui est révélateur sur le plan social, car la volonté de renouveau dans la représentation de la société de l’époque a entrainé beaucoup de changements à l’antenne. Son fils va le remplacer comme grande figure dix ans après, en 1978. Michel Oliver n’a pas du tout la même carrière sur le plan culinaire que son père. : grâce à lui il est devenu cuisinier mais il n’a jamais été à la tête d’établissements aussi réputés. Dans les médias il ne se présente jamais en tant que chef, n’est pas en tenue, mais en habits décontractés. Il dit familièrement faire une cuisine du week-end entre copains et prend comme modèle la cuisine populaire. Son arrivée marque un tournant car on passe d’un registre culinaire à un autre mais aussi d’un mode d’adresse au téléspectateur à un autre. Il est celui qui partage un moment de convivialité et donne des astuces. La cuisine du week-end qu’il présente se distingue de celle de la semaine, alors qu’à l’époque les plats surgelés apparaissent et qu’on consacre moins de temps à la préparation des recettes. Elle tranche en mettant en avant des plats plus élaborés et qui ne sont plus là uniquement pour nourrir, sinon pour devenir un véritable loisir.

Un marqueur social d’évolution entre hommes et femmes ?

Ce qui est étonnant dans les émissions culinaires, c’est que les femmes, traditionnellement associées à cette activité ménagère, sont singulièrement absentes de la présentation des recettes. Comment définirais-tu la place alors occupée par la femme sur le plateau de l’émission ?

Le schéma du duo avec la femme servant de médiatrice s’est imposé sous de nombreux formats : au milieu des années 70, Marthe Mercadier recevait des chefs dans La grande cocotte. Représentant la téléspectatrice auprès du chef elle est censée poser les questions que la ménagère se pose. L’idée dominante que cela renvoie reste celle d’une femme ingénue en cuisine, qui s’y connait moins, mais enlève le côté intimidant qu’aurait la présentation directe du chef. Elles servent aussi à le valoriser en admettant leur propre incapacité. On est dans un jeu de tensions permanent pour rendre la préparation accessible tout en valorisant la cuisine du chef.

Les animatrices doivent créer un lien affectif avec le téléspectateur, les grands animateurs étant plutôt des hommes. A cette époque où on présente une cuisine traditionnelle, la présence d’hommes à l’antenne traduit aussi l’idée que le milieu de la cuisine professionnelle est un milieu d’un machisme très important, qui perdure jusqu’à aujourd’hui car les femmes chefs sont rares et ont énormément de mal à s’imposer. Raymond Oliver expliquait par exemple que les femmes savent faire la cuisine par tradition, mais pas innover et que seuls les hommes peuvent faire une cuisine inventive. Il compare la cuisine masculine à un Art, et l’oppose à la cuisine nourricière de la femme, faisant preuve à l’antenne d’un machisme certain.

En décembre 1959 paraît le premier numéro de La cuisine pour les hommes présenté par Raymond Oliver. Tu soulignes la fracture qu’il y a dans les pratiques de cuisine entre hommes et femmes, en remarquant que « conçue comme une activité valorisante, la cuisine masculine n’a pas le même statut que les tâches ménagères qui n’ont pas vocation à être présentées en public ».

Dans un numéro Catherine Langeais reçoit un homme et constate « Regardez, j’ai à mes côtés un homme qui fait la cuisine chez lui. » Cela témoigne du fait qu’un homme faisant la cuisine est de l’ordre de l’exception, ce qui se constatait alors statistiquement. C’est une époque où des cours d’enseignement culinaire étaient encore donnés, uniquement aux filles, à l’école. Cet état des choses était légitimé sans être remis en question. Mais l’homme répond qu’il ne cuisine que le week-end. S’ensuit un échange étonnant où la speakerine s’interroge sur les activités de sa femme à ce moment-là, et lui de lui répondre qu’elle s’occupe des enfants. Cet invité illustre l’idée que la cuisine des hommes se définit comme exception : il choisit les occasions dans lesquelles il cuisine, tandis que la femme y est contrainte. De ce choix ressort une cuisine plus exceptionnelle, avec des plats qui selon Raymond Oliver sont plus originaux et recherchés. Ces plats sont aussi liés à une certaine virilité : on va manger plus de viande, notamment de viande rouge. C’est le côté steak frite qui est un plat viril à cette époque. On trouve aussi une cuisine plus épicée qui véhicule des présupposés d’ouverture à la nouveauté et de force masculine.

A quel moment interviens selon toi la rupture qui va offrir un plus grand rôle aux femmes et à travers quelles figures ?

La télévision est un miroir très déformant : on y voit beaucoup d’hommes cuisiner et notamment dans le programme de Michel Oliver qui est entouré d’amis. Cependant on constate que malgré cette évolution, il s’adresse toujours aux femmes, ce qui sous-entend qu’elles cuisinent chez elles. Néanmoins, on entrevoit autour du développement d’une cuisine de loisir un rapprochement des pratiques car on choisit davantage son moment pour préparer un plat. A partir de la fin des années 80 on voit plus de femmes à l’écran, mais toujours au travers de figures traditionnelles, comme Maïté, qui témoigne d’une image de la cuisine traditionnelle déjà en déclin. En cela elle a fait beaucoup rire car elle apparaissait en décalage complet avec les figures féminines de l’époque. Selon moi, le rapprochement des pratiques entre les hommes et les femmes intervient plus tard. Julien Andrieu présente une image plus moderne de la femme qui cuisine car elle incarne l’ancien modèle masculin. Elle cuisine par plaisir et recherche l’innovation et la sophistication. On est certes dans un registre quotidien, mais qui recherche élaboration et originalité. Au même moment apparaissent des émissions où les hommes cuisinent de façon plus ordinaire. Dans les programmes qui invitent le téléspectateur à cuisiner, on se rend compte que la parité est plus importante que ce qu’on pourrait penser, et des hommes expliquent cuisiner chez eux de façon régulière. Des émissions de téléréalité comme Master Chef dispose d’un casting à peu près paritaire. Hommes et femmes y revendiquent le loisir créatif que représente l’élaboration d’un plat. Les comportements se rapprochent même si on constate toujours dans les enquêtes de très grandes différences, notamment suivant le niveau social : dans les milieux populaires, la cuisine reste une tâche qui incombe toujours beaucoup aux femmes. En cela la télévision reste un miroir déformant : moins la cuisine est valorisante, plus elle reste féminine.

Penses-tu que les émissions de recettes, en valorisant la pratique de la cuisine, on permit un rééquilibrage de l’équilibre traditionnel et stéréotypé du couple entre les hommes et les femmes ?

C’est certain car à partir du moment où on valorise la cuisine, la montrant comme une pratique créative, les hommes vont vouloir s’en emparer car elle ne sera plus considérée comme ennuyeuse, sinon valorisante. C’est ce qu’on réalise dans les émissions de coaching et de concours où l’idée est de révéler sa valeur par la cuisine. L’aptitude à bien cuisiner permet de renvoyer une image positive de soi. L’importance de la cuisine dans l’image renvoyée aux autres témoigne de la nouvelle dimension qu’elle prend à la télévision.

Les années 2000 : de Bon appétit bien sûr ! à Top Chef.

Au début des années 2000 apparaissent des figures plus jeunes qui vont imposer un autre style aux émissions de recettes à la télévision.

Les années 2000 sont vraiment un tournant car y cohabitent deux images très différentes de la grande cuisine. La première est traditionnelle, c’est celle de Bon appétit Bien sûr, diffusé sur France 3. Joël Robuchon, cuisinier étoilé, reçoit d’autres chefs étoilés. On tente de montrer le meilleur de la cuisine consacrée française avec un format pédagogique, qui n’appelle pas au divertissement. On va transmettre les recettes de la façon la plus transparente. C’est l’émission qui dure le plus longtemps avec près de 2000 épisodes sur une durée de 10 ans. Elle est liée à l’image de la chaîne France 3 : c’est une émission de fin de matinée, qui s’adresse plutôt à un public âgé cherchant une vision traditionnelle de la cuisine. Au même moment apparait par l’intermédiaire de Cyril Lignac une vision en complet décalage avec la tradition française, qui s’inspire d’un modèle importé. Son programme était l’adaptation d’une émission présentée par Jamie Oliver, le représentant de cette nouvelle génération en Grande-Bretagne. Elle s’appelait Oui Chef !, c’était une émission de télé-réalité où il fallait créer un restaurant en recrutant des apprentis. A la suite de ce programme à succès, Cyril Lignac a présenté une autre émission d’élaboration de recettes. Dans cette émission conçue comme un cours de cuisine on a une image du chef un peu ambiguë, à  mi-chemin entre la valorisation de son professionnalisme et celle, opposée, du côté « cool » de celui qui fait ses courses en moto et ne porte pas de toque. Il présente des recettes accessibles tout en les estampillant d’une qualité distinctive qui n’est pas toujours justifiée. On a ainsi pu lui reprocher de ne pas faire de grande cuisine, alors qu’il se présentait comme chef. Julie Andrieu a un parcours très différent car elle ne revendique pas le statut de professionnelle, elle n’a pas de formation. Elle impose la figure de la femme moderne, avec une cuisine très tournée vers l’exotisme et liée à un mode de vie.  Par son style de cuisine on va exprimer notre personnalité. Elle présente l’image de la femme qui fait attention à sa ligne, qu’on imagine avoir une activité professionnelle, qui présente des recettes simples et rapides. Ses recettes varient en fonction du temps ou de l’envie. Mais Julie Andrieu a eu du mal à développer ses programmes à la télévision : à la tête de sa propre société de production elle a présenté quelques programmes sur TF1 avant de partir sur France 3 où ses émissions ont renoué avec une vision plus proche du terroir, car cela correspondait au besoin et à la ligne éditoriale de la chaine.

Quels sont les nouveaux formats et liens développés entre cuisine, télévision et publicité ?

Les émissions de cuisine sont de très bonnes vitrines pour les publicitaires, notamment par la présence du chef, qui donne une légitimité aux produits qu’il utilise. Le placement de produits apparait très vite, pas forcément de façon assumée. Raymond Oliver présentait chaque année dans les 60 une émission spéciale d’Art et magie de la cuisine depuis le salon des arts ménagers où il valorisait des nouveautés, comme les batteurs. A partir de l’apparition des chaînes privées, la publicité a fait une apparition directe dans les programmes de cuisine, qui ont souvent été conçus en relation avec des marques. Cela a par exemple été le cas d’une émission présentée par Denise Fabre et son mari sur TF1, qui vivait de sponsors et dans laquelle on présentait beaucoup de produits dans leur emballage, qu’il s’agisse de produits cuisinés ou de marque de vaisselle. Cela a continué à travers les programmes courts, souvent parrainés par une marque qui était mise en avant. Le chef est alors la caution de légitimité de la marque. On le voit avec Fleury Michon, par l’intermédiaire duquel Joël Robuchon est arrivé à la télévision. Pendant 3 ans il a présenté tous les jours sur TF1 un programme court sponsorisé par la marque qui commercialisait des plats cuisinés sous son nom. C’était un vrai cercle vertueux entre la marque et le chef. Julie Andrieu a de la même manière réussie à se faire connaître sur TF1 par l’intermédiaire d’un programme court, Julie Cuisine, sponsorisé par Whirlpool. Une des conséquences du fait que ces programmes soient liés à la publicité est qu’ils présentent un univers idéalisé et donc une vision un peu différente de la cuisine. Des émissions comme Top Chef noue aujourd’hui des partenariats avec les marques pour que les chefs jurés apparaissent dans des publicités lors des coupures.

Les années 2000 marquent aussi l’apparition des premières télé-réalité consacrées à la cuisine avec l’apparition du concours : comment passe-t-on d’un modèle pédagogique à un modèle par élimination ? Peut-on considérer qu’avec ce type de programmes la recette de cuisine redevient le spectacle qu’elle était à ses débuts ?

L’apparition de ces programmes marque la fin d’une tradition française. Depuis Raymond Oliver on concevait l’émission de cuisine comme une leçon. L’irruption de formats étrangers sonne le glas de cette vision, car ils renouvellent complétement le genre. Le premier de ces formats, A table ! est produit par une société de production australienne et apparait à la fin des années 90 sur France 3. C’était une émission de plateau, tournée dans un décor irréaliste. On y introduisait l’idée de divertissement tout en conservant la dimension pédagogique. Le deuxième programme, oublié aujourd’hui, est apparu le samedi en fin de matinée sur France 2 : c’était une adaptation d’un programme de la BBC, Ready Steady Cook, qu’on avait traduit par A vos marques, prêt, cuisinez ! C’était une première forme de compétition, dans laquelle deux téléspectateurs et deux chefs faisaient équipe. Il y avait un panier imposé et chaque équipe avait 30 minutes pour préparer un plat qui était dégusté à la fin. Ce programme resta un an à l’antenne et était une tentative avortée mais il a ouvert la voie aux compétitions qui marquent une vraie nouveauté : pour la première fois la cuisine va s’imposer en prime time.

Ces émissions misent beaucoup sur le côté spectaculaire : mais c’est la compétition plutôt que la recette elle-même qui est objet de ce spectacle. Michel Oliver parlait de dramaturgie de la recette, car on assistait à une transformation des aliments :  on suscitait une attente chez le téléspectateur pour voir le résultat final. Avec la télé-réalité la dramaturgie naît de la compétition : leur mise en scène n’est pas propre à la cuisine et se retrouve dans d’autres domaines. Paradoxalement, si la recette y est laissée pour compte, ces émissions renouent avec une cuisine très spectaculaire, en posant des défis irréalistes aux cuisiniers. Cela se voit très bien pour Le meilleur pâtissier ou l’élaboration de pièces montées créent le suspens de par leur taille ou leur complexité. Selon moi ces émissions opèrent une dilution du discours culinaire et rendent l’aspect technique secondaire voire inaudible.

L’émission de recettes à l’heure d’Internet et des nouveaux médias.

Avec l’apparition sur Internet de sites de notations et de partage de recettes comme Marmiton, la recommandation se diversifie. Peux-tu revenir sur ce phénomène et la façon dont la présentation de la cuisine a évolué ?

Internet a permis une d’avoir accès beaucoup plus facilement à la recette écrite. La génération précédente découpait des recettes dans les magazines, se créait des fiches, des classeurs, car elles circulaient assez peu. Cette démultiplication de la recommandation peut désorienter. Des plateformes comme Marmiton ont rencontré le succès en fournissant des repères dans un univers de surabondance de l’offre. On a besoin de la caution d’une source de confiance pour se lancer dans une recette : on reproche ainsi souvent aux livres de recettes d’être très intimidants car la photo parait inaccessible. La vidéo est une ressource très importante car elle permet de comprendre beaucoup mieux comment faire. Souvent très courtes et sur le modèle des tutos, elles sont très simplement explicatives. On abandonne toute mise en scène pour se concentrer sur le geste. Internet permet aussi de consulter une vidéo à la demande, on va rechercher une recette parce qu’on en a besoin. Cela rend l’intérêt de regarder une émission de cuisine beaucoup plus incertain, notamment si elle adopte une attitude de leçon. C’est sans doute pour cela qu’il n’y a plus beaucoup d’émissions de recettes à la télévision car elle ne me semble plus être le bon médium pour présenter des leçons techniques. On remarque aussi que les vidéos sur Internet sont très peu créatives et que l’idée de mettre un récit sur la recette est absente. En retour, on voit qu’Internet a encouragé les programmes télévisuels à être plus courts, comme Bon appétit bien sûr ! passé d’un format de 20 minutes à une pastille de 5 minutes. L’émission Week-end sur TF1 transpose des formats directement hérités du web, avec des vidéos vues du dessus.

Internet permet également la diffusion d’émissions de recettes sous l’angle du divertissement et du spectacle d’une façon qui ne pourrait pas fonctionner à la télévision comme Les recettes pompettes.

Les youtubeurs suivent plutôt l’idée de tuto. Les recettes pompettes est à l’origine un format québécois. L’émission s’inscrit à rebours de tout le discours télévisuel qui valorise le plaisir gastronomique de la cuisine. Quand on boit du vin à la télévision c’est par plaisir alors qu’ici le plaisir n’est pas recherché dans la boisson mais dans les effets de la boisson. C’est l’illustration d’un binge drinking, irreprésentable à la télévision, qui s’inscrit dans une rupture totale. Michel Oliver buvait beaucoup de vin et ne renvoyait pas forcément une image de consommation modérée, mais cela était associé au bon vivant.

En quoi notre mode de vie actuel comme le vegan et le végétarianisme, mais aussi la volonté de manger une nourriture saine, influent sur la représentation télévisuelle de la cuisine ?

Pendant longtemps la télévision s’est référé à une approche très traditionnelle de la cuisine, ce qui est logique car la gastronomie française est construite sur une très forte référence au classique. Le thème du terroir est aussi très important : c’est le cas avec La meilleure boulangerie sur M6 qui met la tradition en avant. L’innovation a une image très suspecte, et les produits régionaux sont très appréciés dans les supermarchés. Les nouveautés comme le végétarisme ne sont pas très présentes à la télévision française, mais on les retrouve sur Internet au travers de toutes ces vidéos inspirées des Etats-Unis où le discours végétarien a beaucoup plus d’impact. Des sites comme Buzzfeed donnent un écho plus vaste à ces thèmes que leur importance réelle dans la société.

La Cuisine en Spectacle – Les Émissions de Recettes à la Télévision (1953 – 2012) – Olivier Roger – Paru le 16 novembre 2016.

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