Nemo

Nemo

Une silhouette noire, prolongation de nos rêves d'enfant

Texte de Pennac

Il est le peintre mural de nos manques: nous sommes lourds et il nous donne à planer, nous sommes sérieux et il nous donne à jouer, nous sommes pragmatiques et il nous donne à rêver, nous crevons de peur stérile et de rage impuissante, il apaise nos murs, nous sommes saturés de nous mêmes et il ouvre nos fenêtres, nous sommes bornés et il ouvre nos portes, nous sommes immobiles et il nous propose de larguer les amarres; libres à nous de bouger ou pas, ce n’est pas lui qui nous y forcera. Il ne donne aucun conseil, n’indique aucune direction, n’émet aucun souhait et se prend si peu pour lui-même qu’il signe “personne” les tribulations de l’homme noir.”

LA NAISSANCE DE L’HOMME EN NOIR

Vous commencez à peindre pour votre fils, le long du chemin de l’école, avec le personnage de Little Nemo de Winsor McCay.

J’habitais à Ménilmontant et cet espace me suffisait, je n’allais pas au-delà du boulevard de Belleville. Il y avait de quoi faire, et je ne me voyais pas peindre dans le XIe ou le XIXe arrondissement. Sans formation artistique, j’ai débuté directement dans la rue avec le Little Nemo de Winsor McCay, très grand génie onirique qui dessinait une page par semaine pour le New York Herald. J’avais mon imaginaire déjà en place: le tigre, le parapluie, le ballon rouge. Le personnage de Little Nemo n’était constitué que d’un pochoir, mais j’en ai ensuite fait d’autres qui suivaient le chemin de l’école de mon fils, s’éloignant progressivement de Belleville.

 

Quand l’homme noir est-il apparu ?

Le bonhomme noir est arrivé après une période de quatre à cinq ans pendant laquelle je n’étais plus descendu dans la rue, partant de Ménilmontant pour ensuite s’inscrire dans d’autres quartiers. J’ai peint le premier lorsque je travaillais dans une pépinière d’entreprises, à côté de la rue Sorbier, près de la place Martin-Nadaud. Il y avait une fenêtre dans le local qui donnait rue des Partants. C’est ici qu’il est apparu. A cette époque on peignait souvent la nuit, mais je ne voulais pas me cacher, à la fois car il était impossible de peindre mon bonhomme noir en pleine obscurité, mais aussi parce que cela induit un jeu bizarre avec les policiers: en effet c’est un peu menaçant d’imaginer quelqu’un de nuit, une bombe de peinture à la main, traçant une silhouette noire. Mais cela m’amusait d’imaginer les flics tomber sur cette ombre durant leur ronde, surgissant de la nuit comme dans un polar.

Avec son imperméable il rappelle les personnages des films de Jean-Pierre Melville.

Si le bonhomme noir est un personnage totalement urbain, ce n’est cependant pas un gangster, mais une silhouette sans pistolet, enrichie de détails inoffensifs et loufoques. Une logique de série s’est progressivement mise en place, à partir du moment où j’ai pensé qu’il serait amusant d’en retrouver plusieurs. J’ai toujours voulu susciter la surprise, qu’un gamin arrête sa mère pour lui dire de regarder ce personnage accompagné d’un hippopotame, d’un chat ou d’oiseaux. Je recherchais cet étonnement face à l’agressivité visuelle de la publicité. Je n’oublie pas les bagarres avec les afficheurs politiques, qui pour certains en profitaient pour transformer mon propos.

 

Avait-il une symbolique particulière?

Ce que je représente n’est pas forcément joyeux: un homme noir, marqué par sa gabardine, son chapeau et sa valise, devant une baraque en démolition, n’est pas une image de joie. Une fois il s’est retrouvé coupé en deux à Montreuil, ne subsistant que les pieds et la valise. Pour les Lézards de la Bièvre, j’avais peint dans la rue où habitait Mitterrand et demandé à un luthier s’il acceptait que je l’installe sur le côté de sa boutique. Sans autorisation il faut être déterminé car les policiers peuvent toujours débarquer. Pour moi, c’est une démarche destinée à être vue, pour toucher les parents autant que les enfants.

colombie

Vous êtes parti vivre quatre ans en Colombie (de 1996 à 2000, en revenant plusieurs mois en France en 1998). Quel changement cela a-t-il eu sur votre travail?

Bogota n’est pas Paris. C’est à la fois la ville de tout le monde et la ville de personne. J’y ai peint des oeuvres dans l’ancien quartier colonial, près du palais de la présidence de la République, et tout autour du Palais de Justice. J’ai embauché deux travailleurs de rue, des “jetables” comme ils étaient appelés, sans domicile, que je payais au coup par coup. Ils m’ont rejoint aux alentours du quarante-sixième pochoir. Je suis allé dans des endroits très visibles, et d’autres qui l’étaient moins: j’étais convaincu que les Bogotanais appréciaient beaucoup ce travail. Il n’y avait alors rien d’autre sur les murs que de vieux messages politiques ou des “Te Amo”. C’était beaucoup de chance.

Que recherchiez-vous à travers ces pochoirs colombiens?

Des Bogotanais me disaient de ne pas aller peindre à certains endroits, mais mon objectif était de faire en sorte que les gens se déplacent, de créer un mouvement dans la ville. J’ai réalisé une série de cent soixante-deux bombages à Bogota, une autre série à Medellín lors d’un festival international pour lequel j’avais peint un énorme ballon rouge. J’ai aussi eu la chance de rencontrer le maire, qui m’a donné un pass pour être tranquille auprès des policiers. Il s’était présenté après avoir été viré de l’université nationale, la seule gratuite, alors qu’il en était président. Antanas Mockus était d’origine lituanienne et, lors d’une manifestation, exaspéré, il avait baissé son pantalon pour montrer son cul aux étudiants. Une vidéo avait alors fait le tour des pays d’Amérique du Sud. C’est un homme qui avait pour projet “Bogota coqueta” et qui, lorsqu’il s’est marié, a fait un tour de cirque à dos d’éléphant, faisant rentrer dans la fosse au tigre un rabbin, un prêtre et un notaire. Voilà le personnage!

un pochoir dans la ville

Qu’avez-vous fait une fois revenu en France ?

En revenant j’ai peint plusieurs choses avec Jérôme, réalisé une série à Bobigny. J’ai ensuite repris mon travail parce que je n’avais plus d’argent et ne voulais pas vivre de la peinture. J’ai presque arrêté aujourd’hui, cela m’embête que beaucoup de tagueurs dévastent les oeuvres. Il est d’ailleurs arrivé que des gens protestent contre ces dégradations! En effet c’est dommage que cela soit détruit si vite alors qu’il faut une grande énergie pour aller peindre. Je ne demande pas qu’un pochoir tienne des années mais huit jours c’est trop peu. Il y a aussi moins de murs qu’avant.

 

Comment construisez-vous vos pochoirs? Ils semblent se distinguer par un sens du cadrage précis, ainsi qu’une vraie importance accordée au mouvement.

Avant d’aller peindre je connais déjà le lieu et sais à peu près ce que je vais faire: je prends donc la série de pochoirs la plus adaptée. Je jouais entre le pochoir “mâle” et le pochoir “femelle”. Si je découpe un ballon rouge dans un morceau de carton, j’obtiens en réalité deux pochoirs avec lesquels je peux constituer un jeu graphique. J’essaie alors de faire en sorte qu’ils s’intègrent bien avec le mur. Si l’endroit est beau je n’hésite pas, même si le support l’est moins. C’est l’endroit qui détermine l’action, qu’il soit choisi pour sa grande visibilité ou au contraire car il permet de jouer sur l’effet de surprise en plaçant l’oeuvre dans un recoin. A l’époque, il y avait des destructions incroyables à Belleville et Ménilmontant, notamment beaucoup de vieilles masures. C’était inimaginable, parfois dangereux: une manne pour les artistes.

Votre style se distingue par une grande poésie et l’emploi de couleurs franches pour les accessoires, en contraste avec le noir du personnage.

La poésie c’est trop difficile d’en parler. J’utilise des couleurs primaires: rouge, jaune, bleu, vert, avec des accessoires qui pouvaient faire jaillir des idées que je ne maîtrisais pas. Le bonhomme noir seul n’est pas si sympathique, mais lorsqu’il tient une fleur à la main, l’impact est complètement différent. Qu’est-ce que représente un ballon rouge pour un enfant? Je n’en sais rien. C’était une envie de ma part de pouvoir me servir de formes très simples, mais très puissantes, comme un balai ou une valise, qui parlent d’une façon unique à chacun. Mon but est d’offrir plusieurs interprétations au spectateur. Ma victoire, c’est que les gens puissent avoir une émotion qui leur est propre, indépendamment de ce que j’ai pu ressentir en peignant.

 

Quel rapport avez-vous avec les gens?

Le fait de descendre dans la rue est osé, car il faut être certain de ce qu’on propose. Ce n’est pas le même univers que la galerie, un autre public va découvrir l’oeuvre. J’ai toujours eu de très bons rapports avec les gens, qui sont toujours étonnés de voir quelqu’un peindre dehors. J’ai eu la chance de croiser des personnes vraiment gentilles, comme une fois où je peignais rue de Belleville, près de la rue Haxo, et qu’une vieille dame revenant du marché avec son panier m’a tenu mes cartons sans que je ne lui demande rien. Je me rappelle aussi d’un vieux monsieur chinois rue de Tourtille, qui sans dire un mot est venu m’aider au bout de dix minutes. Dans tous les endroits dans lesquels je peins, je crois beaucoup aux séries, qui permettent de nouer une relation entre le public et les habitants. J’ai par exemple posé trente-six pochoirs à Lisbonne.

la mémoire dans la peau

Vous avez un goût marqué pour les collaborations artistiques, notamment avec Jérôme Mesnager. 

Pour les Lézards de la Bièvre j’avais réalisé une série de vingt-trois pochoirs pour lesquels j’avais déterminé tous les endroits, sauf pour le premier où je suis allé me positionner – en lui demandant – au-dessus du Corps blanc de Jérôme Mesnager. Cette collaboration a ensuite évolué de façon incroyable pour faire une série de plus de cent pièces ! La première chose qu’il m’a demandé a été de savoir s’il pouvait peindre un Corps blanc sur un de mes hippopotames. Notre amitié est en effet aussi née de la rencontre de ces deux couleurs qui se marient bien ensemble. C’est un excellent peintre, qui est capable de réaliser n’importe quoi à main levée.

Pourriez-vous revenir sur la création du zoo de Ménilmontant dans les années 90?

Il y avait un terrain vague avec une grille qui donnait sur la rue. Nous nous y sommes d’abord retrouvés pour peindre avec Jérôme (Mesnager) et les Mosko. Les grilles ont ensuite été murées, et lorsque je suis revenu une première fois de Colombie en 1998 au moment de la Coupe du monde on ne pouvait plus rien voir. J’ai alors demandé à Jérôme de me prêter une masse: je voulais ouvrir une fenêtre à travers le mur, pas très haute pour que les enfants puissent voir les peintures à l’intérieur. J’étais alors en train de faire un reportage pour la NHK, la télévision japonaise, car le réalisateur connaissait Le ballon rouge d’Albert Lamorisse.  Lorsque je me suis mis à attaquer le mur, cela résonnait énormément, et tous mes amis sont partis avant l’arrivée des flics. Je leur ai dit que je revendiquais l’acte et suis allé au commissariat. Mais du coup Jérôme n’a jamais récupéré sa masse.

Votre personnage renvoie ainsi à l’imaginaire d’une époque avec peu d’Art urbain, et réalise la jonction avec un Paris disparu.

Ce n’est plus la même ville aujourd’hui. A l’époque, il y avait beaucoup d’endroits avec quelques petits terrains vagues et des constructions parfois dangereuses. Il y avait des rues où cinq maisons étaient murées. C’était sinistre si l’on ne peignait pas par dessus. Quand les flics arrivaient dans la journée je leur disais que tout allait être démoli. Et comme je ne me moquais pas d’eux je n’ai pas eu souvent d’ennuis. 

Ce côté magique se retrouve en Colombie. Lorsque j’arrive près d’un mur et déballe mes pochoirs, les gens se demandent ce que je vais faire. C’est un peu intriguant, un peu anormal, d’autant plus que je commence toujours mon bonhomme à partir des pieds, car il est constitué de plusieurs pochoirs. Mais à Bogota comme à Belleville, même si les gens vivent dans des territoires assez définis, ils viennent voir le travail et le reconnaissent. Il y en a même qui ne se déplacent que pour cela !

Photographies:  Droits réservés – images venant de:

  • https://urbanhearts.typepad.com/photos/graffitis/paris_29_nov_2004_057.html
  • http://www.blog.stripart.com/art-urbain/jerome-mesnager-street-art/
  • http://artstreetic.com/2009/06/nmo-paris-20e.html
  • http://www.street-heart.com/PM-D93200-01%20Nemo%20Saint-Denis.htm
  • http://www.lapanse.com/pages/graffitis/carnets_de_nemo/carnets_de_nemo.html
  • http://eglantine0596.canalblog.com/archives/2017/10/25/35805596.html

Entretien enregistré en février 2018.

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