Obvious

OBVIOUS

La création assistée par Intelligence Artificielle

“L’algorithme n’a aucun passé, aucun présent, aucun futur. Il est créé par des humains pour accomplir une tâche de façon plus performante.”

OBVIOUS

Comment avez-vous constitué un collectif ? 

Tout commence par une histoire de potes. Gauthier et moi nous connaissons depuis toujours, puis nous avons rencontré Hugo, avec qui nous étions dans la même bande au lycée. A la fin de nos études, nous avons réfléchi à ce que nous voulions faire ensemble : commençant par l’entreprenariat, nous avons vite réalisé que nous souhaitions faire quelque chose de plus créatif. Un jour Hugo tombe sur les algorithmes GAN, qu’on utilise en ce moment et qui sont d’une puissance incroyable. Il nous montre les visages de personnes n’ayant jamais existé, similaires à ceux qu’on trouve désormais sur le site This Person Doesn’t Exist. Les questions qui émergeaient derrière cet outil étaient passionnantes et quasi philosophiques, surtout si on les portait sur le champ de l’Art.

Edmond de Belamy
Pourquoi l’Art était un champ d’expérimentation idéal ?

Le choix de l’Art n’est pas une question de technique, il ne sert pas plus qu’autre chose à tester la puissance de l’algorithme. Mais il permet de porter un message. Pendant plusieurs mois nous avons réfléchi aux implications de l’usage d’un tel outil dans le domaine artistique, pour en conclure qu’elles méritaient d’être posées. Et le meilleur moyen pour se faire était de commencer à créer. Si tu confies un travail de création visuelle à un algorithme, tu poses forcément des questions, car ce processus artistique sous-tend des problématiques sociétales.

UNE CRÉATION ACCOMPAGNÉE PAR L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE

Pourrais-tu revenir sur le processus détaillé de création d’une œuvre ?

La première étape est le choix du sujet. On imagine la collection qu’on veut créer. Il faut alors trouver des samples de données d’œuvres préexistantes. A l’aide d’un bot on réalise alors un scrapping, c’est-à-dire l’enregistrement massif d’images similaires. A l’issue de ce processus, on obtient une centaine de milliers d’images, mais qui peuvent être des portraits, des paysages, ou encore des animaux. Le premier job est donc de trier ce data set, en le regroupant par catégories pour que l’algorithme puisse détecter des schémas en commun. Pour les estampes japonaises nous avons donc choisi de conserver uniquement portraits et paysages. On repasse ensuite ces data set pour qu’ils soient vraiment propres, que tous les éléments se ressemblent, ce qui aidera l’algorithme à fonctionner au mieux.

On lance ensuite l’algorithme sur la base de données ainsi constituée. Il ne faut pas voir cette étape comme linéaire, car on tente des choses, on modifie des paramètres, il y a des essais et des erreurs, comme dans le travail d’un peintre. Il va ainsi tourner pendant 48 heures, pour générer une infinité d’images, de paysages et de portraits. Parmi cette masse, nous allons choisir les images susceptibles de répondre au mieux à notre démarche artistique. Nous voulions 11 paysages et 11 portraits qui représentent la diversité de la base de données, et comprennent des femmes et des hommes, des lacs et des montagnes. Une fois ces images sélectionnées, nous choisissons le medium d’impression. Ce dernier n’est pas le même pour les estampes japonaises que pour les portraits, car nous voulions ici une méthode traditionnelle. 

On voit dans cet exemple tous les inputs qui sont donnés à l’algorithme. Il s’agit donc bien d’une collaboration humain/machine, mais c’est encore l’humain qui en est à la tête. Nous n’aurions pas été capable de faire des visuels de cette qualité, mais nous avons su guider cette machine, nous sommes donc artistes. 

Comtesse de Belamy
Baron de Belamy
Est-ce que les images proposées par l’algorithme sont des composites de la base de données ?

Non, les résultats qu’ils proposent sont intrinsèques à la technologie, il a appris à faire en décryptant les codes des peintures qui lui ont été montrées. Notre algorithme comprend les règles du portrait : les deux yeux, un nez, une bouche. En en regardant une multitude il en refait en suivant les mêmes règles. Mais il n’y a dans sa réalisation aucun pixel provenant d’une autre œuvre, ce n’est pas un algorithme de transfert de style. Il ne réalise pas l’œuvre médiane, mais une œuvre nouvelle.

Par contre, entre une image au format JPEG sur un ordinateur et une œuvre exposée à l’Hermitage il y a un pas. Imprimer l’image sur une toile, la placer dans un cadre en or, signer avec une formule mathématique, tous ces choix purement humains contribuent à transformer l’image en œuvre d’art.

UNE DEMARCHE CONCEPTUELLE

Quel est l’auteur de la création finale et pourquoi ?

C’est Obvious qui est écrit sur le cartel, et ce pour plusieurs raisons. Dans l’histoire de Boronali, l’âne qui peignait avec sa queue, ce n’était pas lui qui peignait, mais quelqu’un qui avait eu l’idée de faire un happening pour questionner la nature de l’artiste dans la création d’une œuvre. Ce parallèle nous intéresse, car un algorithme est stupide, et ne sait faire qu’une seule chose : il n’a pas de conscience, est incapable de réfléchir sur lui, n’a pas de vision. Il n’a aucun passé, aucun présent, aucun futur. Il est créé par des humains pour accomplir une tâche de façon plus performante. Se poser la question de sa capacité à créer reviendrait ainsi à estimer que notre chien est aussi créatif que nous, dans une dimension anthropomorphique.

The Dawn Lagoon
Pourtant nous entendons souvent parler d’œuvres créées par l’Intelligence Artificielle.

Nous en avons souffert car nous essayons de dire le contraire. Les gens pensent parfois qu’il s’agit d’un robot qui peint dans une cave. Comme ces informations sont populaires, cela contribue à nous propulser sur le devant de la scène, mais dessert paradoxalement notre message de fond, à savoir qu’il ne s’agit pas d’un message de fond mais bien de nous-mêmes.

Le problème autour de ces nouvelles technologies, c’est qu’elles emploient un vocabulaire qui n’a pas le même sens en fonction des disciplines. L’Intelligence Artificielle dans le jeu vidéo n’est pas celle de la Recherche, ou de la Science-Fiction. Le robot fantasmé n’existe pas : les éléments les plus évolués sont des bras mécaniques qui parviennent à rattraper une balle, ou Boston Dynamics qui parvient à faire des saltos sur des vidéos choisies.

Une IA qui aurait une conscience appartient à la science-fiction. Il n’y en aura pas avant 50 ans, et probablement jamais. Dans tous les cas, ce ne sera pas le machine learning qui sera alors utilisé. Mais si tout le monde emploie ce terme aujourd’hui, c’est parce que ses promoteurs ont pensé qu’il serait intéressant d’un point de vue marketing. C’est une idée brillante alors qu’il s’agit en réalité d’automatisation sur de grosses bases de données.

La vraie question est : qu’est-ce qu’un artiste ? Pour moi c’est une personne qui pilote une démarche artistique dont résulte une œuvre. Il a une idée, suit une démarche pratique et conceptuelle qui aboutit sur une œuvre d’art. Dans cette démarche là l’algorithme ne joue aucun rôle : il ne s’est jamais qu’il allait peindre une œuvre.

Chieko of the Catfish Bay
Eikichi of the Dry Harbour
Une autre question fondamentale concerne le rôle de l’IA dans la création.

Poser la question de l’Art accompagné par l’Intelligence Artificielle revient à poser la question de l’IA dans notre société. Le fait que les gens imaginent directement Sarah Connor se faire poursuivre par Terminator crée un flou général sur le concept. C’est pourquoi nous passons notre temps à le réexpliquer. Une des questions fondamentales de notre travail réside dans le fait de savoir si une IA a ou non la possibilité d’être créative. Cette question pose déjà problème au niveau des concepts : une IA est une notion floue, la créativité également. Pourtant les gens adorent nous poser cette question, car ils la voient comme une entité, ce qu’elle n’est pas. 

On pourrait ensuite se demander si l’IA crée des choses qui lui sont propres. En Art non, il n’y a que les humains qui peuvent l’être. La créativité, c’est le joueur d’échec qui déploie une nouvelle ouverture : notre algorithme a une forme d’inventivité mais il n’est pas créatif. Les neuroscientifiques définissent la créativité en deux points : l’apprentissage par l’exemple (si je veux dessiner une voiture je dois savoir ce que c’est). C’est le travail effectué par notre algorithme. A cela il faut ajouter des facteurs sociaux et démographiques, les rencontres, les formateurs, l’époque et le medium. La créativité devient alors très liée à la sensibilité. Si le résultat n’existe pas hors de notre intervention c’est qu’elle est la seule chose qui compte vraiment.

Sacred Heights
Vous situez-vous dans la grande tradition de l’Art conceptuel porté par un concept ?

Transmettre un concept intéressant est notre priorité, et c’est d’ailleurs pour cette raison qu’on propose une clé de compréhension à travers la formule-signature, pour ne pas que le spectateur reste face à un portrait indéchiffrable. Notre travail n’est pas radical dans le concept, mais ce n’est pas notre but. Nous ne souhaitons pas être les nouveaux Duchamp, mais plutôt nous placer à sa suite, en parlant de l’Art en tant que tel.

LES QUESTIONS POSEES PAR l’IA

Est-ce une création purement performative ?

Au niveau de la performance pure, d’autres ont des algorithmes souvent plus performants que le nôtre. Mais dans tous les cas il est indispensable de comprendre que la création elle-même n’est pas le fruit d’une intelligence artificielle. Tout au plus elle est réalisée à l’aide d’algorithmes de machine learning ou de deep learning.

Notre démarche est complètement conceptuelle, car nous pourrions choisir une voie photoréaliste, mais nous avons préféré, comme dans notre collection japonaise, tenter autre chose, car ce flou a un intérêt, mais aussi parce que la technologie n’est pas encore mature : il ne sert à rien de faire croire aux gens qu’il est possible d’obtenir un Rembrandt. Nous n’obtiendrons jamais le résultat d’un site comme This Person Doesn’t Exist qui fonctionne selon ce qu’on appelle du cherry picking, c’est-à-dire l’utilisation du meilleur algorithme sur le meilleur data set. Encore une fois, notre objectif n’est pas de montrer à quel point les algorithmes sont performants mais à quel point ils peuvent nous aider à être créatifs. Ainsi, la reprise de grands thèmes de l’histoire de l’Art nous permet de parler à tous.

Marquis de Belamy
Peut-on parler d’approche sensible dans le cas d’une telle création ? 

Au moment où les gens sélectionnent une œuvre dans notre catalogue, ils choisissent en fonction du beau, de ce qu’ils préfèrent. Que cette perception ne soit pas primordiale, qu’elle passe après une volonté d’investissement ou un intérêt pour l’IA certes. Pourtant cette sensibilité liée au visuel créé par l’algorithme intervient forcément. Ainsi, il y a des gens qui n’aimaient pas la première collection mais qui apprécient la seconde.

Hayao of the Memories Glacier
The Memories Glacier
Comment l’Intelligence Artificielle est-elle susceptible de faire évoluer le marché de l’Art ?

L’IA est un medium pour nous en tant qu’artistes, mais elle peut aussi servir pour les marchés eux-mêmes afin d’analyser et de mieux comprendre leurs statistiques. Il faut aussi différencier le machine learning qui est à disposition des entreprises de celui qui permet aux artistes de créer des œuvres. On ne peut pas savoir aujourd’hui si nous créerons un mouvement ou si les gens vont s’en désintéresser. Tout cela nous est trop extérieur pour que nous le sachions. Je pense qu’il y a plus de chance que l’IA devienne un outil donnant une meilleure image digitale qu’un moyen de poser des questions sur la société.

The Lonely Mountain
L’algorithme a-t ’il encore une marge de progression ? 

Il ne faut pas fantasmer sur l’algorithme. En fait, il ne s’agit jamais du même, mais de la dernière version disponible. Une version développée par quelqu’un d’autre, que l’on remodifie ensuite. Cela revient à employer toujours Pythagore, mais d’une manière à laquelle personne n’avait encore songé. En tant qu’artiste, il est normal de vouloir employer l’ensemble des moyens à sa disposition.

Cependant, les images qui sont produites par les algorithmes s’améliorent progressivement. Les tests de Turing sur de l’abstrait marchent depuis 3 ans, et sur du figuratif depuis 2 ans. Si l’on fait croire d’une œuvre qu’elle est créée par un humain et que tu l’acceptes, c’est que le test fonctionne, or en Art il est très vite passé, à la différence d’un livre ou d’un morceau de musique. Il y a une telle diversité de productions visuelles qu’il est impossible d’envisager qu’une toile n’a pas été faite par un être humain. 

Il est même possible qu’un jour il y ait des images si précises qu’elles ne pourraient être faites par des hommes. Des images de 50 giga qui seraient peintes pixel par pixel, et dans lesquelles il serait possible de zoomer à l’infini. Un plan de ville dans lequel on pourrait découvrir des gens derrière toutes les fenêtres.

OBVIOUS ET LE MARCHE DE l’ART

Est-ce qu’Obvious est un business ou un collectif d’artistes ?

Obvious a pour vocation d’être les deux à la fois. Pour avoir des ambitions artistiques il faut des moyens. Si nous ne sommes pas capables de lancer notre prochaine collection, ou de payer nos outils, nous n’existons pas. C’est donc un business, comme ça l’est pour les autres artistes : si tu veux en vivre il faut vendre des œuvres. A l’origine, je ne suis pas artiste mais entrepreneur, je veux créer des projets et en vivre. Je suis devenu artiste un peu par hasard. C’est un rôle que j’endosse désormais car je pense que j’ai des choses intéressantes à dire et apporter. Mais le mythe de l’artiste vivant sous les combles ne m’intéresse pas. J’ai envie de porter notre créativité dans un maximum de lieux à travers le monde, et sur à travers une multitude de medium, du fine art à la mode.

Beaux-Arts et design sont simplement deux façons de s’exprimer. Il y a ceux qui manient mieux les volumes et les formes ; d’autres les couleurs et les profondeurs de champs. Il y a des gens qui sont capables de faire des plans séquences et du montage. Nous avons envie d’explorer toutes ces sous-catégories, car tout ce qui est créatif est à nos yeux de l’Art. Je ne fais pas de différence entre des formes d’Art qui seraient premium et d’autres non.

Si la particularité de votre travail vient de la technique utilisée, avez-vous un avantage au fait d’être les premiers ?

Mais nous ne sommes pas les premiers. Il y a des gens qui font de l’Art avec des algorithmes -mais sans Intelligence Artificielle – depuis 10 ans. Et d’autres réalisaient des peintures assistées par l’IA bien avant nous. Si Christie’s nous a sélectionné c’est parce qu’on a décidé de prendre un positionnement différent, notamment en choisissant d’aller vers le figuratif plutôt que l’abstraction. Nous avons choisi des courants iconiques, qui parlent à tous. Ce n’est pas dans la technique que nous sommes les meilleurs, mais dans le concept. Et cet avantage vient du fait d’être trois mecs qui se connaissent, qui ont grandi dans la même ville et sont les reflets de leur génération.

Ken of the Two Passes
Okuni of the Shadow Village
Pourquoi avoir choisi de faire votre première série sur le portrait ?

Lorsqu’on parle d’Art, 90% des gens imaginent des portraits qui ressemblent à Edmond de Belamy, car ils en ont vu dans les livres, dans les musées. Nous sommes caricaturaux dans notre démarche poru faire comprendre aux gens notre propos : le choix du portrait classique était ainsi évident, d’où aussi le nom de notre collectif « Obvious Art ». Notre programme est ainsi composé de plusieurs de ces icones : portraits, estampes japonaises, peintures de Lascaux et sculptures gréco-romaines. Mais ces choix viennent aussi de notre éducation : nous ne sommes pas des forçats de musées, et ce côté caricatural vient aussi de notre candeur face à ce milieu, tout en nous conférant une grande force. 

Pourquoi ne pourriez-vous pas choisir un artiste pour une série ?

L’algorithme ne peut fonctionner qu’en ayant une base de données de mille ou deux mille images. Pour les portraits nous en avions quinze mille et pour les estampes vingt-cinq mille. Nous avons tenté avec Pollock ou Klein mais ils n’avaient pas assez d’œuvres, et il était de ce fait impossible de trouver des règles communes. Les algorithmes qui prétendent pouvoir réaliser de nouveaux Rembrandt de façon photo-réaliste sont trompeurs. Il est en effet impossible d’assembler un data set suffisant à partir des toiles existantes. Dès lors, la seule solution est d’assembler les têtes entre elles, puis d’affiner les yeux à l’aide de logiciels. Vendre le résultat comme une création par algorithme est mensonger et place tous ceux qui utilisent l’algorithme dans une position inconfortable.

Photographies:  Obvious

Vous pouvez retrouver Obvious sur Instagram, Facebook et leur site internet.

Entretien enregistré en juillet 2019.

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