Alain Declercq

Introduction

Alain Declercq nous reçoit dans son atelier de Bercy. Cigarette, thé, tutoiement, le dialogue est facile et tout de suite amical et direct. Nous revenons alors longuement sur son travail, qui constitue un long déploiement d’interrogations sur notre rapport à l’ordre, à l’état policier, à la violence et à la guerre. S’il nous explique qu’il ne produit que des fictions, celles qu’il crée sont parfois si réalistes qu’il devient difficile de distinguer où est la réalité dans ces photographies prises en caméra cachée, ou ces reproductions de fausses preuves.

Alain Declercq aime brouiller les pistes. Il aime questionner l’autorité de l’Etat, mettre en lumière les zones grises de cette violence officielle, qu’il s’agisse du fonctionnement des forces de l’ordre ou des enjeux de la guerre conventionnelle. Il arrive parfois qu’en mélangeant vérité et fiction, on ne parvienne plus à les séparer. Le personnage fictif de Mike en est un bon exemple : si l’aspect quasi-documentaire des narrations qu’il imagine lui permet de capturer l’attention du spectateur, il risque pourtant d’entraîner la confusion entre celui qui raconte et ce qui est raconté. C’est la contrepartie du travail d’Alain Declercq, naviguer entre des lignes troubles. Mais à la fin il reste toujours un sourire, un thé, et une cigarette.

Premiers pas

Tout d’abord, pourrais-tu revenir pour nous sur ton parcours et ce qui t’a poussé vers l’Art ?

J’ai suivi des études d’Art appliquées, mais pas d’Arts plastiques. J’ai en effet commencé par un BTS de graphisme à Olivier de Serres, à une époque où il n’y avait pas encore d’ordinateurs. J’ai donc étudié le graphisme à l’ancienne, en dessinant tout à la main. A l’apparition de ces nouvelles technologies nous n’y croyions pas trop, car on ne pouvait rien faire avec. Sur les premiers macs le disque dur interne faisait un méga et demi, tout s’affichait en noir et blanc et il était hors de question de traiter de la vidéo ou de la photo. Je m’y suis quand même très vite intéressé quand j’ai compris son potentiel…

 

Étudiant en graphisme, j’étudiais en fait à la fois le graphisme pur mais aussi la publicité. Je n’aimais pas la partie publicité que je traitais souvent en photo pour aller au labo : j’y passais des jours, des nuits… J’ai ensuite voulu me spécialiser en photographie et je suis rentré aux Arts Décos.

 

Cependant dans toutes ces écoles, j’avais un travail d’Art plastique caché sans avoir d’interlocuteurs réels car il n’y avait pas d’artistes parmi les enseignants : c’était des graphistes, des publicitaires, des photographes, des reporters… Je n’avais aucune conversation sur mon travail plastique et au commencement de mon parcours je ne savais même pas que les Beaux Arts existaient ! En fait j’ai toujours été en décalage dans mes études, mais j’apprécie aujourd’hui la multitude d’outils que je suis capable d’utiliser. Pour essayer de montrer mon travail plastique j’ai intégré, après mon diplôme des Arts Décos, le post diplôme des Beaux Arts de Nantes.

 

À l’époque, je travaillais avec un groupe avec lequel j’ai réalisé un site internet d’artistes en 1998, mais également un CD rom interactif. On se demandait vraiment si l’Art numérique n’allait pas s’imposer comme futur de l’Art et les recruteurs de Nantes se sont sans doute dit qu’il ne fallait pas laisser passer quelqu’un qui maitrisait déjà ces outils. Or, dès que je suis arrivé là-bas j’ai arrêté de faire de l’interactif… !

 

Nous avions un statut intermédiaire entre étudiant et artiste. C’était génial de pouvoir profiter des avantages du statut d’étudiant tout en ayant un atelier, un catalogue et une expo ! Pendant un an j’ai pu complètement me consacrer à mon travail plastique. J’ai tout de suite été intégré au milieu artistique et c’est un monde que je découvrais totalement.

 

Est-ce que la police, l’état et la violence ont été dès l’origine tes sujets d’étude principaux ?

Il n’y a pas de véritable élément déclencheur. La politique, la résistance et la guerre ont toujours été des sujets de discussion dans ma famille. Mon grand-père, plusieurs fois évadé, a fini en camp de concentration en Ukraine, et ma grand-mère a été en prison pour résistance. Je ne viens pas d’une famille où l’on parle beaucoup, surtout pas d’intimité, mais par contre de politique et de prise de position. Je viens d’un milieu à la fois prolétaire et enseignant. C’est un milieu attentif à ce qui se passe dans le monde, même si ce ne sont pas des gens qui font de la politique. Sachant cela, ma première pièce est pratiquement un manifeste.

Anti-héros, 1996

Anti-héros (1996) arrive à un moment où je m’intéresse à des artistes très engagés comme Chris Burden ou Marina Abramovic. Ils défendaient une position de l’artiste engagé et héroïque, affirmant un geste à la fois politique et artistique. Je partageais ces centres d’intérêt mais je sentais que ce n’était pas mon territoire, ma position étant beaucoup plus en retrait. J’affectionnais plutôt un rôle d’observateur, travaillant autour de l’ambiguïté et soulevant des interrogations. Cela peut paraître paradoxal, surtout au vu d’autres œuvres, notamment la plus connue sur laquelle je suis au premier plan ! (B 52, 2003) Ainsi, Anti-héros me montrait bien en tant qu’artiste héroïque, mais avec deux mains gauches ! Je me présentais ainsi comme un artiste tout en révélant mes hésitations.

Dans ton travail tu utilises beaucoup la caméra cachée. Cette technique est à la fois un parti pris esthétique et un signe d’engagement politique. En effet, il te permet de photographier l’interdit. Pourquoi fais-tu ce choix-là ?

A l’esthétique et au politique j’ajouterais le potentiel fictionnel. Une image de mauvaise qualité, qui plus est saccadée et à moitié cachée, devient suspecte. Ce potentiel m’intéresse beaucoup, car je ne produis que de la fiction. Je travaille parfois comme un journaliste ou un agent de renseignement mais en réalité ce que je construis est fictif. Le dernier film que j’ai tourné s’appelle Headquarters (2016), je l’ai réalisé dans le cadre d’une résidence d’un mois tout au nord de la Corée du Sud, au pied de la DMZ (la frontière avec la Corée du Nord). C’est une zone militarisée, sous tension permanente, à l’atmosphère particulièrement dense. J’ai réussi à pénétrer dans la zone sous contrôle militaire à laquelle ne peuvent théoriquement accéder que les habitants ou les militaires. J’ai filmé dans un certain nombre de lieux interdits, en caméra cachée, comme des bunkers ou des tranchées. Pourtant à la fin je tords cette narration en tournant dans une salle de jeux bourrée de soldats et qu’on prend alors pour une salle de contrôle militaire. C’est le regroupement visuel de ces espaces qui crée la fiction.

 

Pour la série Hidden (camera obscura) (2008) dans laquelle je photographie tous les lieux interdits d’être photographiés à New-York, j’ai été obligé de fabriquer mon outil. C’est une camera obscura : je fais un trou dans un petit cylindre en plastique et en mettant un négatif rond au fond, j’obtiens un appareil photo. Les temps de pose sont par contre très longs et durent 20 à 30 minutes pour des images un peu floues, d’une qualité médiocre. Cependant ils permettent de donner un indice de la difficulté de prendre l’image. Le choix plastique doit nourrir le propos. Il y a plein d’endroits où j’aurais pu venir avec un appareil photo classique sans problème. Par exemple il est totalement interdit de photographier les tunnels et les ponts de Manhattan : des millions de personnes le font pourtant chaque année, donc cela n’a aucun sens ! Mais cet interdit n’est pas neutre, car si on veut t’emmerder on peut le faire. Mon appareil renforçait parfois l’aspect absurde de cette loi car, si devant une prison je l’utilisais par discrétion, devant le Brooklyn Bridge les gens se demandaient ce que j’étais en train de faire. Ces expériences m’intéressent et me permettent d’interroger les limites de la loi.

 

N’est-ce pas souligner la remise en question de la liberté d’expression par les lois sécuritaires ?

Je ne nie pas le côté politique de mon travail et je suis le premier à râler quand il y a des censures d’expositions, mais d’un autre coté, les musées, les galeries et les centres d’art sont des lieux de plus de libertés. J’ai pu montrer des choses dans des musées qui auraient été interdites ailleurs !

 

J’avais déjà fait une résidence en Corée du Sud il y a cinq ans, lors de laquelle j’avais photographié un des tunnels construit par la Corée du Nord pour envahir le Sud. Il ne faut pas oublier l’aspect paradoxal de cette frontière : à la fois fermée au public, à la fois centre marchand. Les Sud-Coréens ont continué le tunnel en question pour pouvoir le faire visiter et faire du business ! Il y a régulièrement des mines qui explosent, mais parfois les tirs sont ceux d’une fête foraine qui jouxtent la bordure, le public a aussi la possibilité de regarder les Nord-Coréens avec des jumelles…

 

La photo du tunnel est donc interdite, mais j’ai pu l’exposer. Les galeristes et les directeurs de musées peuvent avoir le courage de présenter des œuvres risquées ou interdites : c’est aussi le cas avec la voiture de police, la Citroën évasion (Make Up, 2002). On m’a souvent interpellé parce que je faisais des photos de flics mais cela n’a aucun sens. Tous les jours quand tu allumes le journal tu as des CRS. J’aime me mesurer à ces contradictions et ne veux pas rentrer dans une paranoïa de l’état sécuritaire : si j’ai des problèmes avec la police, c’est parce qu’il s’agit de mon terrain de recherche et je ne dois pas m’étonner qu’on vienne me demander des explications. La perquisition de la brigade anti-terroriste est énorme mais ne me surprend pas tant que ça non plus. Si je peux dire ce que je pense de la façon dont le pouvoir réprime ou camoufle, je ne veux pas déduire de ma propre expérience des généralités sur l’état totalitaire.

Make Up, 2002

Pour revenir sur la limite entre réalité et fiction, les photographies que tu prends pourraient avoir une valeur documentaire. Qu’est-ce qui décide de l’aspect fictionnel de l’image ? Par exemple pour la vidéo détournant le défilé du 14 juillet (Etat de siège, 2001) qui montre qu’une image tournée d’une certaine façon n’est plus un élément d’information mais est transformée pour devenir de la propagande.

Pour Etat de Siège j’ai filmé pendant plusieurs années la nuit et le matin du 14 juillet. Je ne montre que l’armée dans la rue mais ce film est un leurre. Je pouvais filmer les soldats de très près car ils étaient en parade mais j’ai préféré tourner comme si c’était défendu, en courant ou en me cachant. J’utilise également certains effets chaotiques, des zooms… Le film était destiné au départ à un site internet. L’ambiguïté d’internet était alors encore balbutiante et je me demandais si les gens allaient vraiment croire à un état de siège à Paris. Est-ce que le simple choix de l’esthétique peut conditionner la façon dont on voit un film ? Suis-je en danger aux yeux du spectateur parce que j’utilise une caméra cachée ? Etat de siège montre que la construction de l’image, ou le fait de se cacher, transforme Paris en zone de guerre, c’est une manipulation totale.

 

Je suis fasciné par exemple par La guerre de mondes racontée par Orson Welles à la radio américaine ou par Opération Lune de William Karel, un documentaire niant l’arrivée des Américains sur la Lune. Le film est très bien construit, c’est une manipulation qui devient totalement absurde. La voix-off raconte à un moment donné qu’un preneur de son a été retrouvé mort dans son bain pendant qu’à l’écran apparaît un enfant en Afrique qui balance un chien dans une rivière… ! Il n’en reste pas moins qu’à la fin de la projection, la plupart des gens croient que les Américains ne sont pas allés sur la Lune… !

Mike

Pourquoi tant de travaux sont sur le quotidien des forces de l’ordre ?

La première fois que j’ai travaillé sur les forces de l’ordre c’était en 1996, un film qui n’existe plus. Il était très long, durait 2h30 et était tourné en VHS. C’est en effet à cette époque qu’a été mis en place Vigipirate et sont arrivés dans les rues de Paris des militaires, en fait des adolescents surarmés. En fait je voulais surveiller les surveillants pour voir comment eux nous surveillent. C’était assez ironique, la plupart du temps ils avaient des lunettes de soleil et regardaient le cul des jolies filles ! À cette époque j’ai commencé à essayer de m’infiltrer et aller dans des endroits non-autorisés.

Embedded, 2009

Le film Embedded (2009) témoigne de ce travail d’infiltration : j’ai suivi des manifestations pendant des années, de tout ordre, et j’observais : qui étaient les meneurs, où étaient les forces de police, celles en civil, mais aussi comment se construisait le parcours, comment se formaient les barrages, ou ce qui provoquait l’intervention et les arrestations. Au bout d’un moment j’ai réalisé que les mêmes techniques étaient toujours utilisées. J’ai fait des photos de flics en civil qui parlaient dans leur veston, constaté que certains balançaient d’abord des trucs sur la gueule des CRS avant d’enfiler leur brassard et d’aller faire des interpellations…

 

Mais c’est aussi la question du point de vue qui m’a intéressé : je me suis rendu compte qu’il y avait systématiquement une ligne de manifestants, une ligne de CRS et entre elles, une ligne de journalistes. Or, si on a toujours le point de vue des journalistes et des manifestants, celui des policiers reste manquant, même s’ils filment aussi. Cherchant à obtenir ce point de vue, je me suis infiltré du côté de la police. C’est un travail qui prend des années de compréhension mais qui est finalement assez simple à réaliser une fois que je sais quel type de vêtement est porté par exemple, quelle attitude adopter. J’ai donc assez facilement été identifié comme un flic en civil donc j’ai pu passer toute la manifestation du côté des forces de l’ordre jusqu’à la fin du film ou tout le monde met son brassard de police. Comme je n’en ai pas, je redeviens immédiatement un intrus qui n’a rien à faire là et le film se termine par un coup de matraque évidemment…

Le commentaire de ton œuvre Attention Radar (1998) note que tu es plus intéressé par l’image que par la performance. Qu’entends-tu par là ?

Je ne suis pas complétement d’accord avec le texte, car c’était une action assez jouissive à réaliser. Avant les contrôles automatiques les radars dans Paris étaient rares. Je me suis positionné un peu avant avec un écriteau comme un signal de prévoyance. Si cela m’a amusé, j’y suis néanmoins allé avec un photographe, donc pour faire image.

B-52, 2003

Je ne nie pas que certaines de mes images sont purement des images de propagande et sont construites comme telles. B-52 (2003) est une image de révolte, je ne peux pas dire le contraire. Cette photo je l’ai faite une semaine après le début des bombardements américains sur l’Irak. Toutes les décisions prises par le gouvernement Bush lors de ces événements sont lourdes de conséquences que nous payons toujours aujourd’hui. Et cela nous le savions déjà alors. La France l’a dénoncé dès 2001 et la fameuse prise de position de Dominique de Villepin à l’ONU. La France avait interdit aux américains de survoler le territoire. Or, la plus grosse base américaine est à côté de Londres et toutes les demi-heures un B-52 s’envolait et traversait l’espace aérien français. Le temps étant à la propagande j’ai voulu y répondre de la même façon. D’ailleurs, l’œuvre n’est pas une photographie mais une affiche comme celles des panneaux Decaux : même taille, même technique. C’est aussi avant tout une reprise d’une action réalisée par Chris Burden. Dans les années 70 et 80 ses performances étaient très dures. Pour dénoncer la guerre du Vietnam il a tiré à balles réelles sur un avion de ligne en 1974. Il a considéré que la violence exportée par le pays était aussi subie par le peuple américain, et il voulait l’introduire symboliquement sur le sol des Etats-Unis. C’est un geste hyper-violent, qui fait image, même si naturellement il avait peu de chances d’abattre l’avion. Avec B-52 je réactive cette performance dans un contexte militaire. Ma cible était militaire. Par ce geste je montrais aussi une faille dans la défense américaine : si j’avais réussi à prendre cette image, c’est qu’une telle action à arme réelle était réalisable.

 

Tu parles de dénonciation de la propagande mais si on reprend les critères donnés par Noam Chomsky dans son essai Propaganda, la propagande est avant tout la « fabrication du consentement ». Dans ton cas de quel côté serait la propagande ? Quel est le consentement créé et par qui ?

Je pense que j’essaye de désamorcer ça en expliquant que c’est une image et que je n’ai pas vraiment tiré. Evidemment, je ne cherche pas à dire qu’il faut tuer les soldats américains, mais je dénonce une puissance militaire agressante. Pourtant ma méthode est elle aussi caricaturale car j’utilise des outils que je ne revendique pas : je n’aurais jamais tiré à arme réelle sur l’avion !

 

Ton positionnement est intéressant car tout artiste, aussi engagé soit-il, n’avouerait pas forcément que lui-même cherche à fabriquer du consentement et à manipuler le point de vue…

La question qui découle de cette remarque est celle de l’efficacité de l’Art. Je sais qu’au moins une fois dans mes expos cette efficacité a été réelle : il y a quelques années j’ai réalisé une exposition à Liège avec Alain De Clerck (!), un artiste belge qui m’avait invité pour que nous réalisions une exposition ensemble. Or, le musée prenait l’eau et il pleuvait sur les œuvres d’art. Alain De Clerck m’annonce alors qu’il va venir avec un parapluie pour montrer l’absurde de la situation. Je lui ai proposé de vraiment faire pleuvoir dans le musée pour que les gens puissent comprendre ce qu’il se passe. On a fait venir les pompiers de la ville qui étaient complètement avec nous. Ils ont balancé presque 100 000 litres d’eau ! Le lendemain, la Une des journaux était « Il pleut dans le musée » et des subventions furent instantanément débloquées. Ainsi nous avons réalisé que notre geste avait une importance.

 

Mais la plupart du temps mon travail est beaucoup plus ambigu. Par exemple dans le cas de Mike (2003) on ne sait pas à qui on a à faire, ni à quel type d’objet. A l’époque ma position était difficile à tenir. En effet, je ne suis pas journaliste, je n’ai pas le « savoir ». Je n’ai pas plus que le grand public le moyen d’avoir la vérité sur les événements alors que je la cherche et l’interroge. Selon moi il y a des enjeux politiques et policiers dans les affaires médiatiques auxquels les gens n’accordent pas d’importance. Sans savoir et sans dogme, j’essayais pour ma part d’amener de la confusion au débat pour mettre en relief les zones d’ombre.

 

Pourrais-tu revenir sur la création du personnage fictif de Mike ?

La genèse de ce film est assez loin la réalité perçue à l’écran. Je voyage beaucoup et j’ai plein de rushs dont je ne me suis jamais servi. L’idée de départ était donc de fabriquer un film à partir de rushes disparates en essayant d’avoir une narration cohérente. A partir d’un moment le scenario est apparu au montage, à savoir quelqu’un observant des actions confuses, potentiellement dangereuses. J’ai commencé à écrire des scènes que je réalisais avec des acteurs et qui me servaient de transitions. Au fur et à mesure les premiers rushes ont laissé la place à de nouvelles séquences. Mais comme tout est filmé en caméra portée, on imagine forcément un personnage derrière. Dans mon travail, à l’inverse du cinéma classique, la caméra existe toujours et on se demande qui la tient. Quel est sont point de vue ? La question du point de vue est certainement le maître mot de mon travail. Ici, je ne voulais pas apparaître comme le personnage filmant. À trois ou quatre reprises, un acteur retourne la caméra et s’exprime face à elle comme devant un carnet de notes ; on a donc l’impression que c’est toujours lui qui filme. D’ailleurs je ne me présente pas comme réalisateur du film mais comme diffuseur.

 

J’essayais de construire un personnage qui valide l’ensemble de mon travail. Le postulat de départ était de dire : « Je connais un type qui s’appelle Mike. Il me fournit des informations. Depuis un certain temps je n’ai plus de nouvelles de lui à part ses cassettes vidéo. Comme je n’y comprends rien je vous demande de m’aider à comprendre. » Mike présente une fiction sur l’avant 11 septembre, comme étant le journal filmé d’un homme qui effectue des repérages, même si cela n’est jamais explicite. Le film est crypté car il est plein de gens et de lieux qui sont vraiment apparus dans les attentats. Pour les images du Pentagone, j’ai filmé un an après sa reconstruction mais comme j’ai repris exactement le même angle et que je date la vidéo de 2001… En théorie dans le film le personnage de Mike prend peur et fuit. Mais je n’ai jamais pu le présenter comme ça. Avant même que le film soit terminé j’ai subi une perquisition. Toute ma stratégie qui était d’envoyer un leurre ne pouvait plus fonctionner car avant même qu’il soit fini j’avais été obligé d’avouer que ce film était une fiction.

 

Quand a eu lieu cette perquisition par rapport au montage du film ?

Avant la perquisition ils avaient réalisé une « mexicaine », c’est à dire qu’ils avaient fouillé mes affaires en mon absence. J’avais mes techniques pour le savoir. Je pensais bien que quelqu’un était passé par là, mais je ne m’attendais pas à ce que ce soit la police. Par ailleurs j’étais sur écoute depuis des mois. À un moment donné, tout m’est tombé dessus, mais pour la police ce n’était pas nouveau, ils avaient déjà tout étudié depuis des mois : où j’allais, qui j’appelais… Le jour de la perquisition je n’étais pas seul mais avec un ami journaliste à L’Humanité. Il a été écouté comme témoin pendant que j’étais interrogé. Au moment même où je subissais cette perquisition à Bordeaux, il était lui-même objet d’une « mexicaine » à Paris : on lui a volé son ordinateur, sa caméra et son appareil photo… Cette histoire est remontée aux oreilles du directeur de L’Huma qui s’est plaint auprès du Ministère de l’Intérieur. Trois semaines après, mon ami recevait un coup de téléphone d’un revendeur téléphonique à Alger lui disant « J’ai votre ordinateur, j’ai tellement été ému par les photos de votre bébé que si vous voulez je vous le renvoie » !

 

Je n’ai pas été mis en examen mais j’ai dû désamorcer tout ce que j’avais mis en place, comme par exemple la théorie du missile sur le Pentagone, théorie récurrente puisqu’aucune image n’est disponible. C’est dingue quand on y pense : quand j’y suis allé j’ai pu repérer cinq caméras de surveillance dans l’axe du bâtiment, donc des images il y en a. J’ai pu rencontrer des personnes qui ont vu les vidéos de surveiilance saisies par le FBI. Ils ont les moyens de faire taire les rumeurs, alors pourquoi ne pas le faire ?

 

Par exemple, quand on produit un polaroïd devant un tribunal, c’est quasiment irréfutable parce qu’il saisit l’immédiateté, l’essence même de la vérité. Sauf qu’en fait même ces images sont manipulables ! Un proche qui travaillait chez Polaroid fabriquait alors des boitiers numériques, ce qui qui permettait de tirer une image retouchée au format polaroïd. En incrustant un missile sur une vieille photo du Pentagone, j’avais désormais une preuve en polaroïd. Avec la police j’ai du évidemment reconnaître que ces créations étaient fausses…

 

Dans la série Evidence, il y a également l’usage du papier à lettre de Saddam Hussein. Il se trouve qu’un pote journaliste incorporé dans l’armée américaine pendant la guerre en Irak a volé un bloc de papier à lettre à l’intérieur d’un des palais et me l’a donné. C’est donc un vrai papier sur lequel j’ai inscrit un slogan d’Al Qaïda pour valider la thèse qu’aujourd’hui encore des américains soutiennent, à savoir qu’il est à l’origine du 11 Septembre. Le rapport d’enquête des ces évènements est complètement délirant. Toute ce qui pose problème n’est pas évoqué mais complètement passé sous silence. Le budget de cette commission a été 20 fois inférieure à celle de O.J. Simpson. Je ne crie pas au complot et ne défend aucune thèse. Mais la création de ces théories me fascine. Comment sont validées les thèses officielles ? Comment prennent les rumeurs ?

Guerre et Etat policier

On a parfois l’impression que tu apportes des pièces pour appuyer la théorie du complot alors que tu cherches à la dénoncer. N’as-tu pas peur que le spectateur soit perdu par rapport à cette démarche ?

J’estime que le flou nous entoure. Un autre de mes travaux concerne un carnet d’Al-Qaida (Evidence, 2005). Cette idée est issue d’une polémique de l’époque, lorsqu’on retrouve dans une voiture le carnet d’un terroriste qui valide le fait qu’il en soit un. Plusieurs personnes se sont dit que ce n’était pas un vrai document mais une manipulation, notamment parce que certaines expressions semblent totalement absurdes dans le contexte. Un débat commence alors à s’installer sur la validité de ce document. Or, ce document est retranscrit en ligne sur le site du FBI. Puisqu’on se demande si ce document existe, je décide d’en faire une copie conforme, de créer une preuve. Le document ainsi créé génère une confusion. En rajoutant ainsi une interrogation, je lutte contre la tendance des gens à trop facilement oublier, classer, à ne pas interroger. Avec 20 ans de recul on apprend souvent dans les biographies la vérité sur des choses qui ont été niées pendant des années, ou qui sont écrites dans les manuels scolaires. Je pense que ces opérations souterraines ont une part majeure dans la géopolitique, et qu’on n’en parle pas assez. Plastiquement cela m’intéresse car c’est tout un potentiel : la série Evidence est infinie : tu me racontes ta version d’un événement et je te fabrique la preuve que cet événement a eu lieu. Tout est possible. Il n’y a pas de morale derrière, je suis prêt à défendre toutes les thèses.

Evidence, 2005

Quel est ton rapport aux Etats-Unis depuis le 11 Septembre et les trois guerres américaines qui se sont succédées en 10 ans ?

J’ai vécu et je retourne souvent aux USA, et les rapports avec la police sont autrement plus tendus qu’en France. Avec mes casseroles, il est compliqué pour moi de passer moins de cinq heures à la frontière ! Il y a là-bas un esprit de délation qui me dérange, y compris dans l’Art. Quand j’habitais à New York, je suis tombé sur un article concernant un photographe qui prenait des clichés de gens dormant dans le métro. Le magazine expliquait qu’à cause de cette interview, quelqu’un l’avait dénoncé à la police car il n’avait pas d’autorisations. Leur politique belliciste découle de cet état d’esprit. Je préfère le versant plus généreux et démocrate des USA.

 

J’ai interviewé un type qui était responsable de la sécurité du World Trade Center et qui m’a expliqué qu’une demi-heure avant le premier impact, il était en sous-sol quand une énorme explosion a grièvement blessé son ami. C’est en le remontant dans le hall du rez-de-chaussée que le premier avion a explosé. Qui a entendu parler de cette histoire ? Soit cet homme est mythomane, soit certains éléments restent flous. Pour ma part j’attends simplement le décryptage, qui arrivera dans 15 ans, comme toujours ! Une autre personne que j’ai interrogée était soldat pendant la guerre du Koweït. Son boulot était d’analyser les photos de bombardement pour voir si la cible avait bien été détruite. Ce spécialiste m’a assuré qu’à la vue des photos du Pentagone il était impossible que ce soit un avion. Il est persuadé qu’il s’agit d’un missile Tomahawk à charge creuse qui est à l’origine des dégâts. Sa théorie est que le 11 Septembre serait en fait un coup d’état raté. Même si je ne soutiens pas une telle théorie, il est évident qu’en relayant cette parole je la promeus, même si par ailleurs je défends d’autres points de vue. C’est en ça que ma position est difficile à tenir : je crée de l’ambiguïté par l’utilisation du faux et de la manipulation, participant ainsi à ce que je dénonce. A la lecture d’un roman d’espionnage personne n’accuse l’auteur d’être infiltré dans les services secrets. J’aimerais qu’on m’offre la même présomption…

 

La manière dont tu relies la guerre à l’univers du jeu fait penser à Full Metal Jacket (notamment les peluches contenant des explosifs). Que ce soit le jeu de carte pour repérer les personnalités du gouvernement américain (Carré d’As, 2003) ou Logique guerrière (1999) avec les pistolets à eau transformé en lance flamme, ces œuvres mélangent violence et jeu…

C’est peut-être un peu trivial de dire cela, mais je suis devenu père et j’ai notamment un fils qui jouait beaucoup à la guerre. Je me suis ainsi rendu compte que beaucoup de jouets sont issus d’un contexte guerrier. A travers ces œuvres j’ai donc remis en situation le danger. D’une manière générale il y a une dose ludique et d’humour dans mon travail, peut-être pas assez perçue d’ailleurs ! C’est une forme d’exutoire, de désamorçage. Je suis quelqu’un qui n’est pas violent dans la vie, je traite de violence dans mon travail car malheureusement celle-ci est présente dans notre quotidien. Cette violence tout le monde peut la palper aujourd’hui.

Carré d'As, 2003

Dans ton travail, l’arme n’est pas uniquement utilisée comme moyen de destruction mais aussi comme un outil servant à la création.  

Depuis quelques années, je dessine à la carabine, par impacts de balles sur bois. Il y a donc une face nette et lisse avec un trou parfait et une autre complètement arrachée par l’impact. Face à la pièce, on ressent que c’est un portrait réalisé à arme réelle. La plasticité m’intéresse beaucoup. La première fois que j’ai utilisé une arme dans mon travail c’était pour Instinct de mort (2002) œuvre pour laquelle j’ai demandé à un des flics ayant tué Mesrine de tirer sur une palissade, pour l’expo inaugurale du Palais de Tokyo. Il l’a fait contre sa hiérarchie, l’autorisation lui avait été refusée. Il est donc venu deux nuits de suite avec des armes non répertoriées. C’était une forme d’exutoire pour lui : il avait fait en sorte que pour le reste de sa carrière le fait de tuer quelqu’un dans la rue n’arrive plus jamais : cinq flics criblant de balles un criminel en plein jour Porte de Clignancourt, cela reste un crime d’Etat. J’ai trouvé que ces impacts avaient un potentiel plastique considérable. J’ai donc commencé à tirer moi-même pour dessiner. Dessiner par le tir requiert de la concentration : quand tu as tiré 30 000 balles et qu’une part de travers, il faut tout refaire. Ce sont des heures, des jours voire des mois de travail. Certaines de mes pièces requièrent 40 000 tirs ! C’est une forme de technique artistique selon moi. Mais je n’ai pas le monopole de l’arme à feu, plein d’autres artistes en ont utilisé : Niki de Saint Phalle, William Burroughs…

 

Tu t’es aussi intéressé aux lieux de violence et aux lieux que le public n’est pas censé voir, comme le port de Brest.

Durant une résidence d’un mois à Séoul j’ai obtenu les clefs du bâtiment des services secrets coréens le lendemain de leur déménagement. Ce lieu, Kimuza, au centre de la ville, est un lieu de terreur. Durant la dictature, c’était là que le régime torturait ses opposants. J’y ai trouvé des salles capitonnées qui sentaient la mort. Ces photographies sont quasiment documentaires dans ce bâtiment à l’abandon où j’opte pour le point de vue de la victime, qui pour moi légitime l’image, celui de l’homme à terre.

 

Embedded Vs. Wildcat (2006) est également un thème récurrent. Aujourd’hui les journalistes sont incorporés dans les armées pour leur reportage. Ils vivent avec les soldats, portent le même uniforme et ils sont nécessairement en totale empathie avec eux, leur point de vue est orienté. Les wildcats s’infiltrent pour avoir un point de vue plus « neutre ». C’est fondamental de savoir quel point de vue s’exprime, qui a pris les images.

 

Je m’intéresse aux lieux quand ils ont quelque chose d’absurde. Dans Point de vue (2002), je fais une série de photos de l’arsenal militaire de Brest, situé au cœur de la ville et bien sur interdit de photographie, y compris depuis chez soi… On ne peut pas prendre une photo de sa fille en train de souffler les bougies de son gâteau d’anniversaire si l’arsenal est à l’arrière plan. Cela n’a aucun sens ! je me suis fait passer pour un potentiel acheteur de ses appartements pour pouvoir prendre ces photos interdites.

 

Dès qu’il y a marqué interdit de photographier, cela m’excite. Parfois j’entraîne le public avec moi, comme dans Make up (2002) où tout d’un coup un individu lambda se retrouve au volant d’une voiture de police et prend peur. Le centre d’art de Brétigny est en plein cœur d’une cité. Un policier peut réellement avoir peur de faire sa ronde. Au lieu d’être un cow-boy au volant d’une voiture de police, le risque est double : se faire caillasser ou être arrêté par de vrais policiers ! Il a fallu convaincre le directeur du centre d’Art pour cette expo. Le fait de montrer un fac-similé de voiture de police dans un musée, est-ce de l’Art ? C’est une question légitime. Mon avocat m’a alors dit : le seul moyen de montrer cette voiture est de mettre à côté un panneau avertissant qu’il ne s’agit pas « d’une vraie voiture de police mais d’une œuvre d’Art ». D’une certaine manière la loi a donc répondu à mes considérations artistiques.

Crains-tu un état policier ? Tes travaux donnent une idée globale du panoptique comme Cops everywhere (2008) : avertir de la présence de la police même si elle n’est pas là entraîne le résultat escompté.

Ce panneau est comme nos panneaux radars : quand il est utilisé il signale des contrôles par avion. C’est aussi une interrogation sur l’efficacité d’un slogan. J’ai toute une série documentaire et photographique type reportage. J’ai toujours un appareil photo dans la poche pour compléter mes séries. Comme le léopard. J’adore surtout ces léopards blessés, ces vieilles dames en fourrures léopard avec leur canne… Il y a aussi la série bang qui sont des images de violence vues et frontalement montrées, ou encore les bouquets de fleurs sur les bords de la route. J’ai une série manifeste qui ne sont que des gens qui s’expriment sur les murs. Souvent ces images nécessitent un contexte pour être décryptées, cela se rapproche plus de la prise de note pour moi.

Cops everywhere, 2008

Pour conclure, quelle est la question qu’on ne t’a pas posé et que tu aurais aimé qu’on te pose ?

J’adore qu’on me parle d’une performance que peu de gens ont vu, je l’ai réalisé pour la première fois à la Biennale du Caire. J’ai pris les deux Mercedes noires de l’ambassade. Je monte dans la première voiture, je bloque le volant avec une corde je bloque l’accélérateur de la voiture qui tourne alors en rond, sans chauffeur. Je saute de la voiture et prend une seconde voiture que je fais rentrer dans le cercle de la première : les voitures se frôlent deux fois à chaque tour, vu d’en haut, une sorte de huit, d’infini.

 

J’ai l’impression d’être un toréro passant de voiture en voiture pour réajuster la trajectoire. Ça reprend le côté ludique du travail. J’aime qu’on mette ça en avant dans mon travail car c’est une pièce assez absurde, drôle et qui emprunte des éléments du pouvoir : la grosse berline noire de l’ambassadeur.

 

Je convoque dans mon travail des éléments déjà manufacturé, arrivant avec leur contexte. De même dans War Games (2006) je prends une table dans laquelle j’incruste des écrans pour visionner un film interdit, en dessous de table. Cette table je l’ai trouvée aux Etats-Unis chez le fournisseur officiel des bureaux des tribunaux. Pour moi c’est important de convoquer ces symboles, la charge de l’objet. J’aime bien également lorsque l’on relève les collisions dans mes travaux. Je travaille beaucoup par impact, mixage, par collision. Une de mes dernières grosses pièces est un camion-citerne et un autobus que je croise. J’en ai fabriqué un camion-citerne avec 40 sièges cachés à l’intérieur pour passagers clandestins (My home is a castle II, 2014).

Toutes les illustrations, hormis la photographie d’Alain Declercq en en-tête (image Quentin Gassiat), proviennent du site d’Alain Declercq, avec son aimable autorisation.

Le site d’Alain Declercq.

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