Jaeraymie

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Transformer les mots en peinture murale

“Peu importe l’identité graphique qui se dégage d’une série, pour moi le plus important c’est de transmettre une émotion, raconter une histoire.”

parcours

Comment es-tu devenu artiste ?

J’ai commencé le Street art et le travail d’illustration narratif il y’a un peu plus de trois ans. Avant cela, j’avais d’autres moyens d’expression, comme la musique et je travaillais dans la vidéo. J’ai été musicien, chanteur et parolier de la fin de l’adolescence à la trentaine.  J’avais une connaissance assez basique de l’Art urbain, Banksy, Obey, Invader, Blek le Rat ou Ernest Pignon-Ernest, dont j’avais découvert le travail grâce à ma mère. Durant l’été 2016 je me suis mis à créer autrement, par nécessité, notamment me sentir mieux personnellement. La rue est devenue un exutoire plus approprié que l’enfermement des studios de répétition ou d’enregistrement.

J’ai d’abord essayé un projet illustratif, qui n’avait rien à voir avec la rue : écouter un album et réaliser un visuel durant la durée d’écoute. J’ai fait une dizaine de pochette (John Coltrane, Mac Miller, Battles, Action Bronson) jusqu’à ce que je réalise celle de Nina Simone. L’enfermement dû à mon boulot de monteur me pesait et j’ai eu envie d’imprimer mon visuel et de le coller dans la rue, un peu comme un adolescent qui décore sa chambre. Je me suis donc retrouvé à poser une Nina Simone à l’échelle 1 dans Paris. C’était le premier embryon, la première fois que je me retrouvais artistiquement seul après des années de travail collaboratif en groupe. Seul dans la rue à deux heures du matin, j’ai ressenti comme une libération. Quand je suis rentré chez moi j’avais cette espèce de satisfaction, comme à la fin d’un concert, celle d’avoir fait le travail. C’est ce que je recherche dans l’Art, ces petits moments de grâce et d’apaisement. Quelques semaines après j’ai refait des visuels, et je ne me suis plus arrêté.

Tu te distingues par ta curiosité dans des pratiques artistiques très différentes.

C’est une boulimie culturelle, un besoin de me remplir, car l’imaginaire des autres est incroyable. Je ne serais pas là si je n’avais pas été nourri de toutes ces bande-dessinées, films, livres ou spectacles. C’est d’ailleurs intéressant de constater sa propre capacité à créer en réaction : après une claque émotionnelle reçue à l’écoute d’un morceau ou à la lecture d’un passage, je me sens si chargé que j’ai besoin d’extérioriser à mon tour par une pratique artistique. Ces émotions qui passent par l’Art me sont extrêmement précieuses : je me souviens parfaitement de ma première écoute de John Coltrane, je peux la raconter en détail. Il y a de nombreux artistes dont j’aime l’esthétisme et moins la démarche, d’autres que j’apprécie justement pour cela, et ceux qui parviennent à faire les deux sont des modèles pour moi tel que Ernest Pignon-Ernest. Les prochains projets que j’aimerais développer dans la rue sont justement des projets qui nécessitent différentes pratiques artistiques : la vidéo, la musique, et évidemment l’écrit, car j’y reviens toujours.

LA RECHERCHE D’UNE SIGNATURE VISUELLE

Contrairement à d’autres artistes qui dès le départ avaient une signature visuelle définie, tu n’as pas débuté avec un style préétabli.

J’ai commencé sans réel conscience artistique, seulement motivé par l’envie d’être dehors et de poser des questions, soit parce que je trouvais ça drôle, soit parce que j’avais besoin de parler d’un sujet. Je ne signais même pas mes tout premiers collages. Au début c’était une activité annexe, un moment de liberté que je m’accordais, passer à plein temps est venu plus tard. Même si cela fait en réalité peu de temps, il représente énormément pour moi car il y a une énorme différence entre ce que je faisais au début et maintenant.

Cette évolution se manifeste par le double passage de la couleur au noir et blanc et du visuel au dessin.

Avec le travail est aussi apparu mon intérêt pour la pratique elle-même, et notamment celle des autres artistes : qu’est-ce qu’ils font et pourquoi ? Qui fait quoi dans la rue ? En les regardant ou en les rencontrant, j’ai pu comprendre quelles étaient leurs démarches, comment ils fonctionnaient. Je suis parti d’images préexistantes que je modifiais à des collages uniques qui sont peints. Cette évolution est venue tant de mes propres envies que du fait de côtoyer les autres. Lorsque tu colles des affiches imprimées il y a un moment où tu te demandes si tu ne peux pas donner plus. Cette notion du don est intéressante, car on se demande toujours ce que l’on offre aux autres : une œuvre d’Art, un coup de tête, un état d’esprit ? La peinture a été une façon de continuer à explorer ce que j’avais envie de faire. Quant au noir et blanc c’est la seule signature graphique que j’ai presque toujours gardé depuis le début.

Considères-tu que certaines de tes pièces marqueront plus les esprits, qu’elles se distinguent par leur forme, l’endroit où elles sont placées ou le moment du collage ? Ta fresque du 8 mars sur les droits des femmes sort ainsi du lot par son ampleur.

Il s’agit d’un projet particulier, réalisé sur presque trois ans. Au début la mise en place s’est effectuée rapidement : j’ai organisé une séance photo avec une vingtaine de femmes, mes proches mais aussi des amies d’amies et des inconnues que nous croisions ce jour-là. Plusieurs choses se sont enchaînées et m’ont empêchées de la faire une première fois pour le 8 mars, or je crois que c’était important de coller la fresque à cette date pour qu’elle puisse entrer en résonance, que les gens y soient plus sensibles. L’idée de cette fresque féminine vient de plusieurs témoignages sur le harcèlement, rapportés par ma sœur et des copines en l’espace de quelques semaines. Les hommes sont malheureusement trop souvent dans le déni sur les questions d’égalité homme-femme et sur le harcèlement de rue. Ils ne parviennent pas à assimiler cette réalité qui n’est pas la leur, à se dire que ça existe et que c’est malheureusement possible. C’est un sujet que j’ai eu envie et besoin d’aborder.

Je l’ai collée le 8 mars en plein jour à dix heures du matin avec quelques femmes qui avaient participées au projet et des amis. Vers onze heures trente la police est arrivée sur place, apparemment prévenue par un voisin. Ils nous ont demandé d’arrêter et de tout enlever car nous n’avions pas d’autorisation. J’ai engagé des négociations car je voulais que cela existe, même pour vingt-quatre heures. C’était également plusieurs mois de boulot que l’on me demandait de jeter. Le sujet et la date était clairement en notre faveur, et la police nous a accordé le droit de finir à condition que ce soit enlevé le lendemain. A la fin du collage, quelques heures plus tard, j’ai tenté de sauver la fresque en appelant la mairie du XIe. Les personnes que j’ai eu au téléphone semblaient sensibles à ce type d’action, et la fresque a finalement été légalisée par la mairie après qu’elle se soit assurée que le bout de mur était bien la propriété de la ville.

Quant à savoir si ce collage marquera les esprits je n’en sais rien, il a marqué le mien ça c’est sur… L’idée de ce projet c’était de faire ma part, et de participer à la mise en en lumière du harcèlement de rue.

Une de ses spécificités et qu’elle ne s’intégrait pas dans une série, à la différence de beaucoup de tes créations.

Je venais de finir le premier chapitre des Expressions Idiomatiques. J’avais envie de faire une pause, et trois mois entre janvier et mars pour préparer la fresque, je me suis donc lancé. C’est vrai qu’elle ne fait pas partie d’une série, mais j’avais déjà abordé “l’égalité homme-femme” dans certains de mes collages. C’est un sujet qui, tant qu’il sera nécessaire de le traiter, devrait l’être. Je me suis posé beaucoup de questions avant de faire ce projet, en parlant préalablement à ma compagne, ma mère et ma sœur, pour savoir si je devais le faire, si en tant qu’homme je pouvais prendre la parole. Finalement une fois la fresque posée presque tous les retours ont été positifs. En se demandant si ce qu’on fait va plaire, ou si l’on doit le faire, on commence déjà à se censurer, alors que la quintessence du Street art est de pouvoir s’exprimer librement.

Tu sembles avoir renoncé à être immédiatement identifiable (en l’absence d’un motif visuel récurrent), pour travailler davantage sur la recherche et le sens.

Je crée avant tout pour moi, et si demain je m’aperçois que je peux poursuivre ma vie avec une patte graphique qui m’est propre je ne m’en empêcherai pas. Mais si je suis honnête avec moi-même, je sais que je ne pourrai pas travailler avec un style graphique toute ma vie, car j’envisage chaque série avec une fin et sa propre identité graphique. Je pourrais potentiellement faire les Idiomatiques de façon infinie, car il serait possible de partir à l’étranger et de déployer le même système avec des langues différentes, ou de continuer en France pendant quelques années. Mais cela ne m’intéresse absolument pas. En fait, peu importe l’identité graphique qui se dégage d’une série, pour moi le plus important est de transmettre une émotion, raconter une histoire. J’espère qu’un jour on reconnaîtra mon travail pour les sujets que j’aborde et la manière dont je les raconte. En faisant un peu d’introspection je m’aperçois que dans les chansons que j’écrivais il y a dix ans je traitais des mêmes thèmes que maintenant. C’est cette attention accordée au sujet, cette volonté de porter un message, qui est davantage ma patte.

LE CHOIX DU COLLAGE

Pourquoi avoir fait le choix du collage ?

Pour une question pratique : quand j’ai commencé je ne dessinais pas – et je ne me considère toujours pas comme un dessinateur aujourd’hui. Je savais utiliser Photoshop et il m’était facile de modifier des images, de les imprimer en grand. Le collage me paraissait ainsi plus simple et plus rapide. Les préparations en atelier des collages que je fais aujourd’hui me prennent parfois jusqu’à trois jours, un temps qu’il est évidemment impossible de passer dans la rue. Cela ne veut pas dire que je resterai toujours sur cette technique, mais j’aime son aspect éphémère et la texture du papier. J’ai appris à utiliser un papier moins épais, et à adapter la quantité de peinture nécessaire pour qu’il ne s’imbibe pas d’eau de la même manière. C’est un apprentissage permanent.

Justement, quel regard portes-tu sur cet aspect éphémère ?

Au début ma finalité était que la pièce soit collée dans la rue. Ce qu’il se passait ensuite ne me regardait pas. Je considère que mes collages ne sont pas finis tant qu’ils ne sont pas posés. Il y a ensuite eu une période pendant laquelle je prenais personnellement le fait que certains de mes collages soient arrachés, dégradés, ou investis par la publicité. Désormais je suis revenu à mon premier état d’esprit : un collage peut durer deux heures, six mois ou un an. Ma finalité est le fait qu’il existe, la durée ne m’intéresse pas.

C’est une question que je me suis aussi posée lorsque j’ai commencé à travailler en galerie : est-ce que mon travail mérite de perdurer dans le temps ? Si je peins quelque chose et que je le mets dans la rue, il restera éphémère, alors quand cette occasion s’est présentée, j’ai eu du mal à accepter l’idée que ces œuvres puissent être pérennes. Pour moi, il y a une séparation nette : ce que je fais dans la rue est amené à disparaître, ce qui est en galerie à rester.

Cela signifie-t-il que ce qui compte pour toi se fait en dehors de la rue ?

Ce serait plutôt l’inverse, c’est la rue qui me motive et me donne envie de créer. Cela ne veut pas dire non plus que j’estime davantage un cadre qu’un autre. La seule différence est le support employé en galerie, qui est pérenne, alors qu’un collage posé dans la rue ne reste pas intact plus d’un an. La finalité est aussi différente : si dans la rue une pièce est terminée quand je la pose, en galerie c’est lorsque l’œuvre est vendue. J’aurais toujours la toile en tête tant qu’elle n’aura pas été achetée, me demandant s’il faut que je la retravaille. J’abandonne plus facilement l’oeuvre collée sur un mur.

Pourquoi avoir choisi de coller des pièces uniques ?

Quand j’ai lu le livre de Codex Urbanus, plusieurs choses m’ont interpellées, remettant en question ma pratique, notamment lorsqu’il évoque l’écueil du collage de photocopies. Si quelqu’un le perçoit ainsi, cela signifie que d’autres peuvent penser la même chose. Or, je ne souhaite pas que les gens passent devant un de mes collages, constatent qu’il s’agit d’une photocopie, et s’en aillent. Ils n’essaieront peut-être pas de comprendre ce que j’ai voulu dire, alors que c’est ma seule volonté. Le plus intéressant pour moi avec le Street art, c’est la possibilité d’interroger les passants, de faire des propositions émotionnelles. Dans le cas des Idiomatiques, le visuel devait être suffisamment simple et subtile pour interroger le passant en un regard. Si je parviens à faire sourire ou réfléchir, ou qu’une personne comprenne vingt minutes plus tard dans le métro ce que j’ai voulu faire, alors le but est atteint. Peindre des pièces uniques c’est aussi souligner qu’une proposition ne sera faite qu’une fois, pour pousser les passants à aller voir plus loin s’ils sont intéressés.

UN TRAVAIL SERIEL

Le fait de fonctionner par série te permet d’épuiser un thème en l’explorant en profondeur.

Je numérote toutes mes créations dans la rue, depuis les premières jusqu’à aujourd’hui. Instagram rassemble tout ce que j’ai posé, dans cet ordre précis, tel un carnet de bord. Au départ je ne fonctionnais pas du tout en série, il ne s’agissait que de one shots, qui représentaient mon état d’esprit, versatile comme celui de tout le monde. Quand j’ai écrit la phrase « Le romantisme c’est un truc de bonhomme », elle était censée n’apparaître qu’une fois. J’ai collé le premier visuel des romantiques quelques mois plus tard, sans forcément chercher un lien. J’ai alors réalisé qu’avec la phrase je continuais à parler de la même chose et j’ai commencé à construire un univers autour.

La série est née à cet instant, pour un total d’une vingtaine de pièces. La majorité a été posée une seule fois, sauf quelques-unes qui ont dues revenir à trois ou quatre reprises. Au retour d’un voyage artistique aux Etats-Unis, il m’a fallu beaucoup de temps pour initier une nouvelle série. Les Expressions Idiomatiques ont mûri pendant plusieurs mois, en parallèle de la lecture de l’essai de Codex Urbanus. Ce livre Pourquoi l’Art est dans la rue ? a enclenché une remise en question : suis-je un street artiste ? Pourquoi fais-je du Street art ? Arrêter les impressions pour faire de la peinture vient aussi de cette lecture, car je souhaitais aller vers un travail plus abouti, plus proche de la définition du sens noble de l’Art, tant dans le discours que dans la pratique.

Le fait de fonctionner par série est à la fois confortable et difficile: confortable parce que l’idée principale vous donne un cadre, difficile parce qu’il faut réussir à se renouveler dans ce dernier. Une série a un début et une fin et cela me convient, je peux me lancer dans un projet pour six mois ou un an, mais je ne pourrais pas aborder une série sans en voir la fin ou en imaginer la finalité.

Avant les Idiomatiques, l’écrit était déjà présent dans ton travail, mais sous une autre forme. Il est intéressant de constater ton évolution dans son utilisation, et la réflexion sur la langue. On passe alors du slogan « Le romantisme c’est un truc de bonhomme » à une interprétation graphique du langage.

La première forme artistique que j’ai utilisée pour m’exprimer était l’écrit : j’écrivais des histoires, des nouvelles, de la poésie, des chansons. Quand j’ai commencé à travailler sur l’idée de la série des Expressions Idiomatiques je me suis demandé comment retranscrire le sens des mots par une image. C’est en imaginant figurativement et narrativement les expressions que j’y ai trouvé un caractère absurde, surréaliste ou parfois poétique.

Comme exemple parlant, j’avais fait un collage presque à mes débuts à côté du métro Alésia, où se trouve le passage Rimbaut, avec un T, qui n’est donc pas le poète. En jouant avec les sonorités et en me rappelant l’histoire de Rimbaud et Verlaine, j’en suis venu à Arthur Rainbow. Ce jeu de mot est à l’origine de la création graphique de son portrait affublé d’une chemise aux couleurs du drapeau du mouvement LGBT. Finalement, ce glissement sonore (Rimbaud, Rainbow) permet de confronter le classicisme de Rimbaud enseigné à l’école avec une réinterprétation de son image en possible icône LGBT. 

Les mots ont donc servi d’élément déclencheur. Mes idées ne viennent jamais par l’image : elles viennent par les mots, avant que je les traduises graphiquement. C’est pour cela que je ne me sens pas peintre ou dessinateur, je ne crée pas à partir de mon trait.

La série des Idiomatiques est aussi intéressante car elle t’a permis de travailler sur un personnage unique et sur le mouvement.

Beaucoup d’expressions idiomatiques sont des actions (comme « Sur les chapeaux de roue »). J’avais envie de traduire les choses de façon littérale, en rendant l’expression absurde et en menant au surréalisme.  L’action de la phrase m’a dans ce cas imposée le mouvement ; il en va de même pour « Traîner une casserole ». Les mots obligent ici à mettre en scène. C’était un nouveau challenge me permettant d’explorer le champ des possibles entre les mots et les images, tout comme il m’a permis de travailler d’autres techniques de dessin et de peinture.

Le fait d’avoir un personnage récurrent permet de donner une unité à l’ensemble de la série.

Le personnage qui joue le visage de la série est un ami, Romain Nouat, le directeur de publication du Chat Noir de Montmartre. C’est un journal qui est sorti dans les années 1800, créé par Rodolphe Salis, et qu’il a relancé il y’a un peu plus d’un an. J’avais ici besoin de quelqu’un pour incarner la série et je lui ai demandé de poser pour moi, d’être “mon muse” comme on s’amuse à le dire. Je me suis aussi créé l’histoire d’une personne qui serait chargée de tester les expressions idiomatiques. Cette narration personnelle n’est pas réelle, mais m’autorise et m’aide à penser ce personnage comme pouvant être multiple, à différents âges ou grimé.

REGARD URBAIN

Quel est ton rapport à la rue ?

Je suis admiratif de la démarche de certaines personnes ou artistes qui arrivent à créer sans attendre le regard des autres. Par exemple Vivian Maier pour qui la finalité se trouvait dans le fait même de prendre son cliché et non de les montrer, ou même de développer ses pellicules. La mienne est d’exposer mon travail dans la rue, parce que c’est à ce moment-là qu’il est achevé. J’ai besoin de l’idée qu’il puisse y avoir une réaction, quel qu’elle soit. Quel meilleur moyen pour cela que de placer une œuvre dans la rue ? Je ne travaille pratiquement que de façon illégale, car pour moi cela fait partie intégrante de la démarche. Ne pas avoir besoin de demander une autorisation permet d’être le seul responsable de ce que l’on fait. Cette liberté totale de faire dans la rue impose une remise en question plus forte: seul face à son propre esprit critique, le doute est décuplé. De plus, il y a aussi cette belle idée, celle de pouvoir se dire « les murs sont à nous », de s’octroyer un droit, d’enfreindre un interdit. Le Street art est un paradoxe au sein de notre société dans le sens où l’art d’origine « vandale » est interdit par la loi, mais toléré et même apprécié par beaucoup. Il y a selon moi une fausse mystification autour de l’aspect illégal du Street art, car la place qu’il occupe est preuve d’un certain degré de liberté contrairement à d’autres pays où il est très difficile de s’exprimer dans la rue.

Comment contextualises-tu tes pièces dans la rue ?

Je regarde la rue comme un terrain d’expressions. Je peux repérer un mur, qui va m’attirer et sur lequel je peux imaginer une histoire. L’architecture, le lieu, voire le mur lui-même peuvent m’inspirer et c’est généralement grâce à cela que des œuvres dialoguant avec l’in situ apportent une dimension encore plus intéressante. Cependant, pour la majorité des œuvres de cette série, j’ai réalisé les collages avant de chercher un mur sur lequel le coller. Lorsque j’ai collé en province, j’ai préparé mes peintures ici à l’atelier, puis arpenté la ville plusieurs heures avant d’y retourner coller pendant la nuit. Rechercher un mur qui porte une signification spécifique est très intéressant, mais la place laissée au hasard est aussi importante : lorsqu’à Orléans j’ai voulu coller une pièce « Sentir le sapin » je pensais le mettre à côté d’une église ou d’un cimetière. Une fois sur place, je suis tombé sur un mur juste à côté des Pompes Funèbres: l’association du collage dans le contexte était parfaite pour y faire de l’humour noir. C’est génial de pouvoir se laisser une petite marge de hasard ; parfois cela fait bien les choses, et parfois cela rate.

Conçois-tu le Street art comme un courant artistique ?

Je ne parlerais pas de mouvement ou de courant artistique, car les mots et leurs définitions sont compliqués au regard de l’histoire de l’Art. Je crois que le Street art et ceux qui le pratiquent doivent eux même réfléchir à ce qu’il est et comment le définir. C’est un boulot que Codex Urbanus a commencé dans son livre et je pense qu’il devrait être développé, discuté et affiné.

Quel regard as-tu sur la photographie ?

Il est double. C’est d’une part un outil de travail artistique car je prends mes différents modèles en photo pour avoir une base avant de passer au dessin ou à la peinture. D’autre part, c’est un moyen d’archivage de mon travail dans la rue. Ce sont des photos que je souhaite souvent “neutre” et qui servent à retranscrire le plus fidèlement possible le collage dans son environnement. Dans ma démarche, la neutralité de la photographie a pour but de laisser le maximum de place à l’œuvre, à ce qu’elle est et à ce qu’elle peut susciter. Je ne cherche pas à faire une belle image avec un cadrage soigné qui l’esthétiserait davantage. Mais nous savons tous qu’il est difficile de trouver une neutralité dans la photographie, ne serait-ce que par rapport à l’heure où elle est prise. C’est pour cela que je pense qu’il vaut toujours mieux aller voir un collage de ses propres yeux.

Vous pouvez retrouver plus d’informations sur Jaeraymie sur Facebook et Instagram.

Photographies: Jaeraymie

Entretien enregistré en mai 2019.

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