Laurent Durieux

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De Metropolis à Jaws, raconter le Cinéma par l'affiche

“Une image qui n’est pas narrative ne raconte rien.”

parcours

Comment êtes-vous devenu spécialiste de l’affiche de film ?

J’ai commencé en 2005 à dessiner mes premières affiches, qui n’étaient pas des affiches de film. J’y insérais des éléments rétrofutures, des villes etc. Je voulais retrouver l’idée de l’an 2000 vu par nos grands-parents, teinté de naïveté et de poésie. Lorsque j’ai vu les réactions de mon entourage j’ai compris que j’avais mis le doigt sur quelque chose, même si je ne savais pas encore quoi faire avec. J’ai alors participé à une exposition de groupe lors de laquelle un artiste que j’adore, Ever Meulen, un géant de la ligne claire, est venu chez moi pour me féliciter. Ce travail a ensuite été découvert par un magazine en 2010/2011 et des éditeurs m’ont commandé des affiches de cinéma.

N’avez- vous jamais vous été tenté de travailler sur des récits plus longs ?

Dans les années 90 j’avais été jusqu’au contrat avec une grande maison d’édition pour réaliser une BD, mais ça ne s’était pas concrétisé. Aujourd’hui si l’on veut faire ce métier il faut soit avoir 14 ans et être toujours chez ses parents, être millionnaire, ou bien être fou. C’est très mal payé, il y a trop de nouveautés, et il est très difficile de s’y faire une place. Je trouve mon plaisir en racontant une histoire en une image. Une fois que l’image est terminée je passe à autre chose. Si la forme est différente, beaucoup de choses se rejoignent. Je viens ainsi de terminer la mise en couleur du prochain Blake et Mortimer. Je suis à nouveau directeur de la photographie, complétant l’histoire par la couleur.

Votre travail, en revisitant les chefs-d’œuvre du cinéma américain, s’inscrit dans une mythologie culturelle américaine.

La mentalité américaine encourage à régénérer d’anciennes licences plutôt que les laisser mourir, à l’inverse de la bande dessinée européennes dans laquelle beaucoup de héros sont en train de disparaître avec leurs derniers fans. J’essaie d’être juste avec les films, tout en prenant le parti d’aller parfois dans des directions surprenantes, faisant ma propre mise en scène. Je pense que les américains ont été d’abord décontenancés par cette vision, que j’ai mis un peu de temps à imposer. Pourtant, je crois que c’est le rôle de l’artiste de ne pas faire de prémâcher, même si les gens le lui demandent. En effet, on comprend en écoutant les commentaires que les gens renvoient le plus souvent à l’affiche originale.

Appréhender l’affiche

Pensez-vous qu’il y a une difficulté à passer outre cette image originelle dans l’esprit du public ?

Je ne regarde pas les affiches originales, ou éventuellement après avoir terminé pour voir si je ne m’en suis pas trop approché. A titre personnel, trouver l’idée de départ est la partie la plus facile de mon travail, même si c’est très difficile lorsque l’affiche d’origine est exceptionnelle. La première affiche de Jaws (Les Dents de la mer, 1975) est indépassable, mais il n’est pourtant pas impossible de proposer une autre vision, en choisissant un autre angle et déplaçant légèrement le regard.  Il y a aussi beaucoup de très grands films qui avaient de mauvaises affiches, comme les Hitchcock à l’exception de Vertigo (Sueurs Froides, 1958). Le titre est aussi très important, et il arrive que les gens se ruent sur certains noms sans jamais avoir vu le film, comme c’est le cas pour Metropolis (1927).

Quand vous travaillez sur un film, son histoire est déjà connue, et l’affiche n’est plus là pour faire sa promotion.

Mon but est de donner aux gens envie de revoir le film. J’essaie donc de ne pas déflorer les intrigues en réalisant les affiches, et je pense que plusieurs de mes affiches auraient ainsi pu être les affiches d’origine, comme celle d’Apocalypse Now (1979), qui est une nouvelle relecture ne dévoilant rien du film. Le fait d’être libre, sans pression marketing, permet d’obtenir de meilleurs résultats.

 

Cherchez-vous alors le moment spécifique qui va le résumer ?

Je recherche une image qui synthétise l’ensemble du film, et je la crée si elle n’existe pas. Pour Breakfast at Tiffany’s (Diamants sur canapé, 1961) l’image que je dessine n’existe pas, c’est un plan de la boutique Tiffany que j’ai pris en allant à New-York. Le résultat obtenu est un montage de plusieurs moments qui donnent envie de (re)découvrir l’œuvre. Lorsque je parviens à atteindre ce but, comme pour Things to Come (Les Mondes futurs, 1936), c’est une réussite.

Si vous ne regardez pas les affiches d’origine, quelles recherches menez-vous en amont ?

J’ai une grosse culture de l’affiche qui est au cœur de mon métier depuis 25 ans. J’ai beaucoup d’idoles mais je ne fais jamais de « courses » chez les uns ou les autres. J’essaie d’être neuf et d’arriver avec quelque chose qui peut parfois être déroutant, mais qui n’a rien à voir avec ce qui a pu se faire auparavant. Le gros du travail consiste alors à se documenter sur les petits détails du visuel qui vont se trouver dans la composition. Je pense par exemple au travail sur les valises de Vito Corleone pour The Godfather : Part II (Le Parrain 2, 1974) lorsqu’il arrive à New York. Comment arrivaient les migrants ? Quels vêtements portaient-ils ? Comment est nouée une corde à une valise ? Ce sont ces détails qui donnent sa véracité à une image.

A quelles restrictions devez-vous faire face ?

Certaines clauses dans les contrats empêchent parfois de dessiner les personnages. Les gens ne s’en rendent pas compte, mais si je dessine souvent les gens de dos, ou leur silhouette, c’est parce que je ne peux pas représenter les acteurs. Ce sont des défis importants mais qui obligent à être créatifs. Ils poussent à trouver des moyens d’illustrer un film qu’on apprécie à l’aide de silhouettes et parfois sans aucun personnage. C’était notamment le cas pour Die Hard (Piège de Cristal, 1988) pour laquelle j’ai contourné cette difficulté en représentant un globe de cristal brisé.

Réalisation

Quel est le bon croquis de départ ?

Une fois l’idée trouvée je mets rapidement le croquis en couleur à l’ordinateur. Je n’ai pas envie de multiplier les croquis car cela montre qu’on ne sait pas ce qu’on veut et souligne la faiblesse du projet. Cela ne veut pas dire que je n’en fais pas d’autres que je garde pour moi, mais je ne les présente pas. J’essaie aussi de ne pas trop renter dans le détail pour laisser une place à l’imaginaire de la personne qui a fait la commande. Il arrive cependant que certains films soient si riches qu’ils permettent de faire plusieurs projets. Mais en général on sent très vite quel est le bon projet, celui qui conviendra à mes techniques et mes couleurs, même si parfois le croquis n’excitait personne, comme pour Back to the Future (Retour vers le futur, 1985), qui s’est dévoilé être meilleur que l’esquisse d’origine lorsque j’ai commencé à construire l’image avec les néons.

Je ne peux pas me tromper sur les concepts car sachant que je passe entre deux et trois semaine sur une image il faut que sois certain dès le début qu’elle sera efficace et juste. Le graphiste Etienne Robial a dit un jour : « Quand tu vas chez le médecin, tu ne fais pas d’appel d’offre. » Je trouve ça assez juste, et lorsque je vais chez mon éditeur, c’est avec un projet que je suis prêt à défendre. Dans une affiche il faut une bonne idée, pas plusieurs. Et je ne veux pas contrebalancer une mauvaise idée par la technique.

Une fois le concept posé, quelles sont les étapes suivantes ?

La mise en couleur du croquis est un moment génial, car après avoir placé la typographie on se retrouve avec un embryon d’affiche qui tient déjà son rôle. Vient ensuite la documentation et le dessin. Un trait en noir et blanc qui va déterminer le likeness, la perspective, les lumières et les ombres, comme pour n’importe quel illustrateur. Je travaille ensuite sur la composition qui n’est souvent pas optimalisée sur le croquis, mais qui est déterminante à la tension de l’image. Je passe ensuite à la mise en couleur, ayant déjà en tête une vision de ce que va être l’ambiance générale du projet, et utilise la palette graphique comme un directeur de photographie sur un plateau. J’imagine les rayons et retours de lumière, et une fois que tout me plaît je transforme le trait de départ en le remplissant avec la couleur du fond.

J’aime deux moments dans ce métier : celui où je trouve l’idée, et le dernier trait. Entre les deux c’est beaucoup de souffrance, même si j’imagine que c’est la même chose pour beaucoup d’artistes.

Il peut être difficile de rendre compte d’un film tout en ayant sa propre signature visuelle. Distinguez-vous votre apport davantage dans la composition, le choix de la scène représentée, ou l’atmosphère qui se dégage ?

Je pense que tous ces éléments entrent en compte dans la définition d’un style, qui n’est rien d’autre qu’une limitation, des choses qu’on ne sait pas faire contrebalancées par d’autres. Au final il y a une manière, une technique, une pointe d’humour et une sensibilité des couleurs qui sont identifiables et permettent aux gens de dire que c’est du Durieux. Au cinéma, cela correspondrait au point de vue d’un bon réalisateur qui serait reconnaissable à sa façon de percevoir le monde.

Un autre élément central est la typographie. Est-elle pré-imposée par l’atmosphère du film ?

Je réfléchis au texte dès le début du projet, mais je choisis la typographie avec mon frère Jack qui a un regard pointu sur le sujet. Il me fait des propositions, mais on s’accorde souvent sur les mêmes en parcourant les sites de fonts.  Lorsque tu cherches une typographie, tu ne sais pas toujours ce que tu veux, mais tu sais ce que tu ne veux pas. La typographie est très importante dans mes affiches et joue aussi un rôle narratif.

Beaucoup d’affiches aujourd’hui ont des codes couleurs standards, correspondant chacun à un type de film spécifique.

Quelques petites merveilles sortent encore de temps en temps. Chaque fois que je vois une affiche intéressante, je pense à celui qui a rendu cela possible. Réussir une affiche est difficile, mais réussir à la vendre est encore plus dur. Tous les grands affichistes ont été tué par cette volonté constante de niveler par le bas. J’ai participé un jour à une conférence lors de laquelle on sentait bien que les jeunes graphistes présents ne supportaient plus ces affiches qui sont toutes les mêmes. Mais certains distributeurs pensent que si telle couleur a fait ses preuves il faut la dupliquer pour tous les films du même genre.

Votre propre gamme chromatique s’est affinée au fil du temps.

J’essaie de trouver une gamme qui soit juste par rapport au climat du film. La couleur est aussi un élément narratif, et l’on doit être en mesure d’expliquer pourquoi une couleur correspond à une ambiance, ou permet une rupture. Néanmoins, certaines couleurs me parlent plus que d’autres et je sens qu’elles vont fonctionner. D’ailleurs, une couleur seule ne signifie rien, c’est son rapport à une ou deux autres qui fera la différence.

Je joue peu sur la symbolique des couleurs. Jaws recherche par exemple davantage la rupture avec ces tons clairs et joyeux qui évoquent l’été et cherchent à créer une sensation de malaise.

Le choix du tirage fait-il intégralement partie du processus de création de l’affiche ?

Je conçois mon travail pour qu’il soit en adéquation avec le type d’impression, qu’il appartienne à la sérigraphie. J’ai choisi de travailler avec des trames et des griffes car j’avais besoin de subtilités dans les valeurs alors que j’étais limité dans les couleurs. Mon style découle aussi de ces limitations techniques. C’est en effet intéressant de construire une image avec un nombre déterminé de couleurs. Mes artistes préférés qui utilisent la sérigraphie sont ceux qui ont compris ce medium, et ont adapté leur vocabulaire graphique. Limiter les couleurs donne de la force aux images. Ainsi, je considère mes sérigraphies comme des originaux car toute une méthode de travail a été bâti autour.

Raconter une histoire

Alors que vos affiches sont souvent très narratives, l’affiche de Jaws est ultra-conceptuelle : seul un bout de parasol noir rappelle la présence du requin.

J’aime raconter des histoires. Cela vient de ma passion pour la bande-dessinée. En première année à La Cambre, mon professeur me reprochait de trop chercher à raconter, m’expliquant qu’une affiche devait se lire en quelques secondes. Mais j’aime bien que l’œil se ballade dans l’affiche, et puisse y découvrir de petites scénettes. Si l’affiche de Jaws ne semble pas narrative, les personnages de l’arrière-plan ont leur vie propre. Un petit garçon construit un château de sable, un autre va barbotter dans l’eau… Dessiner une voiture avec la roue enfoncée dans le sable c’est proposer un récit. Et ses histoires mises bout-à-bout permettent de rendre l’image crédible. Une image qui n’est pas narrative ne raconte rien. Je suis très sensible à ce que disait Alfred Hitchcock pour qui un des fondamentaux de la mise en scène consistait à faire dire une chose aux dialogues et une autre à l’image.

Cela semble presque venir à contre-emploi de l’utilisation de l’affiche comme medium publicitaire immédiat.

Il ne s’agit pas ici d’une affiche publicitaire, mais d’un objet censé être encadré dans un salon. On peut faire la lecture qu’on veut de l’affiche de Jaws, mais c’est intéressant de pouvoir à la fois la regarder en surface et en profondeur. J’y glisse alors des easter eggs pour proposer d’autres lectures à ceux qui prendraient le temps de la regarder en détail. Je reste persuadé que la majorité des gens n’a pas vu l’aileron, qui est pourtant l’idée centrale, et apprécie l’affiche parce qu’elle rappelle le travail de Hopper.

Avez-vous des éléments que vous aimez particulièrement intégrer dans vos créations ?

S’il y en a ce n’est pas conscient. J’essaie toujours de me mettre à la place du réalisateur et de trouver l’élément qui résume l’histoire. Je ne pense pas venir avec des tics d’habitude. Parmi mes dernières affiches, deux contiennent des reflets. Remarquant que j’ai employé le même procédé à quelques mois d’intervalle je ne vais pas le reproduire.

Pourriez-vous revenir sur votre affiche de Furyo ?

L’affiche de Merry Christmas, Mr. Lawrence (Furyo, 1983) est une de mes préférées. L’atmosphère du film est dingue et je pense être parvenu à rendre compte de la dualité entre les deux personnages principaux. Il y a un désir entre eux, une homosexualité cachée.  J’avais également des contraintes, n’ayant pas le droit de représenter David Bowie ou Ryuichi Sakamoto. Le sabre me permet ici de respecter cette contrainte, tout en apportant un concept à l’image.

Vous pouvez retrouver Laurent Duieux sur Instagram, Facebook, et sur son site internet.

Photographies: Laurent Durieux

Entretien enregistré en février 2019.

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