victor gingembre
La sculpture de Victor Gingembre se découvre au travers des évolutions de son auteur. Amoureux du marbre depuis toujours, ayant une formation d’architecte, il ne cesse d’intégrer dans ses créations le respect des maîtres et ses recherches personnelles. Ces œuvres se sont ainsi mises progressivement à insérer le vide comme élément figuratif, mais aussi à exprimer le mouvement et le passage du temps. Sa sculpture interroge désormais nos préoccupations contemporaines, la façon dont nous sommes reliée les uns aux autres et ce, que ce soit au travers de la forme des Nano Molécules ou du contact qui se noue instantanément avec le public qui les découvre.
A travers son travail, il cherche aussi à renouer les liens entre les matériaux et les hommes, à remettre le marbre au centre de la cité en utilisant les technologies les plus récentes pour le travailler. Cette alliance entre une sculpture toujours représentative mais jamais simplement figurative, qui intègre chaque fois de nouvelles problématiques et de nouvelles réflexions, est l’empreinte de cet artiste qui par sa passion refuse de trancher entre les Anciens et les Modernes.
Parcours
Comment es-tu devenu sculpteur ?
Petit je faisais de la céramique et du modelage. J’ai commencé véritablement la sculpture à l’âge de 8 ans. Le premier maître avec qui j’ai travaillé est Maurizio Toffoletti, un tailleur de pierre italien installé à Paris, avec qui j’ai appris la taille directe. J’ai commencé par faire de la sculpture figurative, d’abord dans des blocs de calcaire, puis d’albâtre et de marbre. En parallèle, j’allais au Louvre avec ma grand-mère toutes les semaines, le mercredi après-midi. Le soir j’avais cours de modèles vivants avec Hans Marks. C’est dans ces années-là que je suis rentré à l’atelier Ansec. Il y avait des nus qui posaient. C’est drôle quand tu as 8 ans dans un atelier de modèles vivants et que tes parents viennent te chercher : le lendemain à l’école les autres élèves te posent pleins de questions ! J’ai produit une série de sculptures figuratives, en travaillant sur le mouvement et le corps dans l’espace. J’arrive ensuite au lycée où je commence à m’intéresser à l’architecture. Je passe un an à Penninghen, ce qui me pousse à faire des études d’architecture pour lesquelles je rentre à Paris-Malaquais. Ma sculpture se transforme progressivement pour devenir plus stylisée et abstraite. Je commence à réfléchir davantage sur le sens et sur la façon dont ma sculpture va se développer dans le temps. J’imagine alors les corps comme des abstractions architecturales. Ils deviennent des ensembles de masses en mouvement qui se rapprochent un peu du futurisme italien d’Umberto Boccioni.
Pourquoi t’es-tu dirigé vers l’architecture ?
J’aurais pu aller aux Beaux-Arts ou suivre une voie plus artistique, mais j’avais envie d’apprendre quelque chose de différent. Ce que j’aimais bien dans l’architecture c’est que c’était un métier humaniste, ouvert et passionnant. Je le trouvais complémentaire à la sculpture. J’ai d’ailleurs découvert que pendant la Renaissance la plupart des architectes avaient démarré comme sculpteurs, comme Brunelleschi ou Michel-Ange. Je me suis plongé dans cette période et en 2009 j’ai passé un an à Florence, dans le cadre d’un Erasmus, où j’ai pu réaliser de nouvelles pièces.
premières sculptures: l'apparition progressive du vide
Aphrodite
Avec Aphrodite je commence à vouloir aller plus loin dans l’abstraction des volumes et des formes, tout en gardant comme fil conducteur la tradition du nu pour éviter d’être dans l’abstraction totale. Selon moi cette référence au corps est l’incarnation de la sculpture, c’est ce qui la distingue de l’architecture, qui est une pure abstraction géométrique. Les premières sculptures qu’on a découvertes à la Préhistoire étaient des corps de Vénus. Les nus grecs ont poursuivi cette évolution, notamment dans le rapport aux proportions avec les cariatides comme celles de l’Erechthéion à l’Acropole. Elles peuvent être considérées comme le point de jonction entre ces deux disciplines, car c’est avec elles que la sculpture prend une fonction architecturale, car elles constituent les colonnes porteuses du bâtiment. Néanmoins, celles qui datent du 19ème siècle sur les façades parisiennes sont purement décoratives.
Je recherchais l’équilibre entre figuration et abstraction tel qu’on peut le retrouver chez Brancusi. Au début je sculptais des formes très compactes. Ensuite, ces formes se sont déployées dans l’espace, sans utiliser le vide. Je considérais que pour l’introduire dans la sculpture, le vide devait avoir une signification.
Mouvement de l'âme
Je réalise cette pièce à l’époque où je perds ma grand-mère. Elle est un peu dramatique, massive, très dense, avec beaucoup de jeux d’ombres et de lumière. C’est une sculpture dans le mouvement qui est inspiré des premiers contrappostos. On retrouve cette forme, née chez les grecs, à la Renaissance dans les premières sculptures de Michel-Ange, notamment celle des esclaves, avec une pose assez similaire. Cette pose a également été utilisée par Rodin dans les Trois ombres, une sculpture qui est placée en haut de la porte des Enfers. Elle est moulée trois fois et retournée sur elle-même. C’est un mouvement très dense, tortueux. Ce qui m’intéressait alors c’était l’expression du mouvement dans le corps.
Pont érotique, Elamore, Femmes balustres
Le vide est arrivé à ce moment-là. J’ai réalisé cette sculpture à Florence, en mettant le corps un peu plus en torsion, tout en creusant à l’intérieur pour dégager le vide. Je le concevais comme un volume continu qui se déploie dans l’espace, un peu comme un ruban de Moebius. Les lignes sont fluides, elles continuent à suivre le volume. C’est à la fois un parcours du regard et du toucher. C’est aussi une sculpture réversible : j’étais gêné par le socle, qui rendait la sculpture statique. Chez Brancusi le socle est utilisé comme œuvre en soi. Là, je voulais le supprimer pour pouvoir retourner la pièce dans l’espace et lui donner une liberté de pose. Ainsi, elle devient espace, elle devient architecture.
J’ai aussi fait une pièce qui s’appelait Elamore où le vide se trouve à la place de la tête. Ce visage est juste une fente pour la continuité des volumes. Ici, le vide devient figuratif et le volume devient abstrait. C’est à ce moment que je crée les Femmes-balustres. Ce sont des colonnes qui poussent au bout cette idée de vide figuratif et de volume abstrait. La présence de la silhouette dans le vide la rend encore plus présente.
la piéta
Quel est le point de départ de ce projet?
La Piéta est une commande de l’institut Saint-Dominique à Paris. Il fallait que ce soit une œuvre qui s’adresse à la fois à des croyants et à des non-croyants, mais aussi qu’elle soit accessible et interactive. Je travaillais beaucoup sur le sens du manque chez Platon, et l’idée d’attirance qui en résulte. Je voulais qu’on puisse avoir plusieurs niveaux de lecture de l’œuvre. On voit d’abord le volume abstrait et on découvre ensuite le vide. La Piéta originale de Michel-Ange est une pièce majeure, son drapé est exceptionnel, comme le montrent les photos de détails d’Aurelio Amendola qui le soulignent grâce aux jeux d’ombre et de lumière. C’est une œuvre assez frontale, l’arrière de la sculpture est un bloc assez brut, le drapé est très estompé. Mais elle avait été conçue pour être présentée de cette façon. Si on regarde ses sculptures de Moïse ou de David on retrouve le même style. Le fait de pouvoir tourner autour du corps apparaît vraiment chez Rodin.
Comment as-tu choisi de la réaliser ?
Pour en faire une interprétation contemporaine, je voulais travailler sur sa dimension symbolique et sa composition triangulaire. Les notions de vie et de mort sont très présentes, que ce soit au travers du relâché du Christ ou de la silhouette vide. Le marbre blanc exprime l’idée de virginité qui émane de la Vierge. J’ai pensé à trois lamelles de marbre, symbolisant la trinité, qui représentent aussi les silhouettes du drapé, transpercées par la silhouette en vide du Christ, qui laissent percer le paysage. Les élèves pouvaient ainsi passer à l’intérieur de ces gigantesques lamelles de deux mètres de haut, ce qui rendait l’œuvre interactive. On est allé chercher un énorme bloc de marbre dans les carrières de Carrare. C’est très difficile de trouver de tels blocs, d’un blanc pur, avec très peu de veines et des cristaux très vifs. J’ai réussi à convaincre le propriétaire des carrières de nous offrir le bloc en lui expliquant l’objet et le caractère bénévole du projet.
Trois à quatre artisans travaillaient sur le projet. A l’atelier on a commencé par faire les découpes des lamelles en courbes. Ensuite on les a retournées et coupées dans l’autre sens, au fil diamanté et au jet d’eau, avant de les redresser verticalement. Après cela, on a pu découper les silhouettes du Christ, et voir la lumière commencer à traverser le bloc. J’ai poli les tranches pour jouer sur les contrastes de lumière entre des surfaces mates et des surfaces lisses. Ainsi quand on se rapproche de la sculpture on voit un flash de lumière. Cette idée permettait d’introduire la notion de sacré par le travail de finition sur la matière. Michel-Ange travaillait sur les textures : il utilisait le non finito, qui consiste à laisser apparaître la présence du bloc d’origine et les traces d’outils. Une surface bouchardée permet par exemple de donner l’illusion de pigmentation de la peau.
introduction du temps et du concept d'imbrication
Avec la série Métamorphose tu introduis l’idée du temps dans ta sculpture.
Ce sont des silhouettes figuratives extrudées dans l’espace et qui génèrent des formes abstraites. Une même silhouette se déploie dans l’espace et prend une autre pose, ou une silhouette d’enfant se transforme en adulte. Ce travail marque surtout pour moi l’introduction de la notion du temps dans la sculpture. La silhouette de femme qui passe de la position couchée à une position verticale en passant par une pose assise marque les trois phases d’évolution du personnage, son passé, son présent et son futur. Ce travail est en lien avec l’univers baroque de Leibniz, étudié par Deleuze. Le concept même du Baroque c’est la notion de courbe et de contre-courbe, de concavité et de convexité, ce qui crée une intériorité et extériorité jouant avec la lumière et permettant de découvrir la sculpture sous plusieurs points de vue. La partie intérieure des silhouettes est concave et laquée. La forme abstraite est ainsi traitée d’une certaine manière (mate et en fibre de verre) et la forme figurative d’une autre (brillante et en contraste). La notion d’extrusion qui préside à cette œuvre consiste à déployer un profil dans l’espace : on retrouve cette idée dans un buste de Mussolini des années 20, puis dans les sculptures de Tony Cragg. Je voulais vraiment introduire l’idée de métamorphose.
Mais c’est dans ton activité de design et le projet Cosmati qui y font entrer le concept d’imbrication.
J’ai aussi voulu travaillé sur le concept de l’imbrication. J’avais découpé le profil d’une chaise dans le marbre. C’était dommage de ne rien faire des chutes. Je voulais tendre vers un profil ouvert, constitué d’une seule ligne qui ne se referme pas entièrement, en allant jusqu’aux limites de la matière. Certaines parties vont travailler en compression, d’autres plus en traction. Le rapport entre la matière et la forme est défini par la résistance de la matière, avec des courbes plus ou moins fines. Après avoir fait mon master à Paris, j’ai passé mon diplôme d’architecte en 2012, puis l’habilitation à la maîtrise d’œuvres en 2014, tout en travaillant en agence d’architecture. En parallèle, j’ai commencé à suivre des cours au Polytechnique de Milan, diplôme que j’ai complété en 2015. A cette époque j’ai été contacté par des marbriers italiens à Vicenza qui m’ont demandé de dessiner un projet de banc en marbre pour un concours organisé par la ville de Chiampo. On l’a remporté en présentant trois bancs en marbre qui s’imbriquent les uns dans les autres, découpés au fil dans un même bloc, sans perte de matière car on récupère les chutes pour faire des tables. Notre collaboration s’est poursuivie et on a voulu créer les chaises en marbres les plus légères du monde. Pour cela nous avons réduit l’épaisseur des bancs, passant de 5 à 3 centimètres. Ces chaises intégralement en marbre ne pèsent que 50 kilos. On les a présentées au salon du meuble de Milan en avril 2016.
S’agissant de Cosmati, je prends depuis longtemps en photo les marqueteries de marbre présentes notamment dans les églises, car le rapport entre la matière, la géométrie et les couleurs est intéressant. C’est une tradition qui a commencé avec la mosaïque gréco-romaine. Vers 1100, le croisement des architectures byzantines et mauresques a donné naissance à la déformation des tesselles de mosaïque qui ont commencé à prendre des formes géométrique, grâce au travail de corporations d’artisans de la région de Rome qu’on appelait Cosmati, du nom de Cosma di Lorenzo. Cela a duré trois siècles, à peu près jusqu’en 1500. On peut retrouver de tels pavements cosmatesques à la basilique San Marco à Venise, dont les sols ont été pillés et rapportés de plusieurs endroits. On arrive alors à la marqueterie de pierre dure de Florence, plus subtile et figurative, avec des pierres semi-précieuses comme la cornaline, le jaspe, le lapis-lazuli… On oublie progressivement les Cosmati. Aujourd’hui grâce aux nouvelles technologies comme la découpe au jet d’eau à haute pression on peut faire évoluer le savoir-faire de la marqueterie de façon plus contemporaine. Avec un ami, on a voulu réaliser des tables en marqueterie et on a relancé le nom Cosmati pour éditer du mobilier en marbre. On a commencé avec des trames assez classiques avec des marbres de plusieurs couleurs et des géométries angulaires. Il y a peu de pertes car on recycle les chutes de marbres qu’on redécoupe. Le but est aussi de réhabiliter le marbre dans une dimension créative.
nano molécules
Que voulais-tu exprimer avec ce projet?
L’idée des molécules provient de la notion de pavage non périodique d’abord étudiée par Escher et Penrose. Cosmati et molécules découlent pour moi d’une idée d’assemblage, avec des pièces permettant de créer des compositions. Ce sont des pièces qui s’imbriquent les unes dans les autres, qui ressemblent à des êtres humains avec cinq protubérances. Je voulais que ce projet témoigne de l’évolution de nos sociétés contemporaines, où les activités se connectent entre elles grâce à Internet et aux nouveaux modes de pensée. J’avais envie de créer un lien entre la matière et le monde du digital. Les molécules communiquent entre elles, elles ont la même forme, mais en même temps elles sont toutes différentes, comme les atomes composant la matière, elles sont quantiques. Pour le moment c’est un projet de recherche expérimentale, je m’intéresse à leur forme complétement abstraite qui offre beaucoup de possibilités. Cependant, je ne veux pas que ce soit considérer comme un élément décoratif. S’il n’y a pas de fonction, il y a bien une réflexion dans ce travail comme un projet de société et de connexion entre les individus. Il n’y a pas de fonction, c’est vraiment une réflexion sur l’idée de connexion entre les êtres, comme un projet de société : simplement ce phénomène virtuel se traduit ici de façon matérielle.
Le but est de faire participer les gens en les faisant intégrer l’œuvre par la manipulation des pièces. Une personne peut s’approprier une pièce, tout en la connectant aux autres, dans une forme d’art participative. Une telle installation pourrait exister dans l’espace public, avec des pièces réalisées à partir d’un patron. Dans le cadre d’un tel essai dans le hall de l’hôtel Pullman à Bercy, le public a joué avec cette construction instable. On percevait bien l’idée de répétition des formes qui donne un rythme tout en rappelant l’art sériel, ou les compositions de Bach avec des combinatoires, des séries, des symétries et des variantes. Cela permet d’ouvrir des champs de possibilité et de mêler les mathématiques, la géométrie et l’Art.
Comment cette pièce peut être vue comme un pont entre la sculpture et l’architecture ?
En France, le marbre est considéré comme un matériau classique, je cherche à lui donner un aspect flexible afin de l’ancrer dans la modernité. Les molécules pourraient être pensées à très grande échelle, comme un espace structurel. On travaille avec ces homothéties les notions de compacité et d’imbrication. On pourrait imaginer un plan de ville composé avec cette trame.
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Entretien enregistré en novembre et décembre 2016.