Jérôme Rasto

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Les très riches heures du Royaume Champignon

La distinction entre le Bien et le Mal demeure aujourd’hui un thème central, sur lequel je suis le premier à m’interroger. Il y a parfois des représentations apocalyptiques dans mon travail car ce sont des sentiments que l’on peut avoir en nous. Je ne cherche pas à faire ressortir l’idée que nous serions à l’aube de la fin du monde, mais des ressentis et des angoisses. Ce sont ces sentiments que j’ai envie d’exprimer : parfois dans mes tableaux il y a juste de la colère.”

PARCOURS

Comment es-tu devenu artiste ?

J’ai commencé la peinture en regardant travailler mon père, lui-même peintre. Il m’a un peu initié en me prêtant du matériel et des livres, avant que je sois davantage interpellé une fois adolescent. J’avais des amis au collège avec lesquels je passais tous mes cours à dessiner. L’un d’entre eux était très doué et faisait du Graffiti. Pour ma part j’ai commencé par la bande dessinée, avant de rapidement glisser vers la peinture. J’ai ensuite réalisé un bref passage aux Arts déco, qui a duré moins d’une année car je ne m’y sentais pas à l’aise. J’avais idéalisé l’école, mais ce ne devait pas être le bon moment pour moi et je suis parti, pour poursuivre autrement mon parcours.

J’avais environ quinze ans lors de mes premiers dessins signés dans la rue, accompagné de deux potes. Il s’agissait déjà de personnages avec de petites histoires. J’en traçais un peu partout à Limoges, avant d’arrêter totalement vers l’âge de dix-huit ans. Je suis revenu dans la rue il y a quatre ou cinq ans, à Paris, lorsque j’ai eu l’occasion de réaliser un mur vers Bastille. Cela m’a plu, et je me suis demandé pourquoi ne pas dessiner quand j’en avais envie en m’appropriant les supports que je croisais. C’est rapidement devenu addictif, la rue m’apparaissant comme une multitude de pages blanches permettant de ne pas avoir à attendre d’être chez soi. De fil en aiguilles, des rencontres galvanisantes avec des passants et des artistes m’ont donné envie de continuer.

Auparavant ton travail était centré sur les personnages de jeux vidéo : comment y-as-tu intégré cette imagerie médiévale ?

Déjà adolescent, j’étais fasciné par l’iconographie médiévale, le vitrail et son cerne noir très efficace, que j’utilisais avec des aplats de couleur. Cela m’est passé et je me suis plongé pendant un temps dans les jeux vidéo comme autant de madeleines de Proust. Progressivement, mes deux amours se sont mariées jusqu’à ce que cela devienne évident : aujourd’hui c’est avec ces éléments que je me sens le plus à l’aise. Il y a en effet dans les jeux vidéo des symboles que je me réapproprie, comme le champignon 1UP ou les plantes carnivores, mais je puise également d’autres références dans les jeux ou dans les films qui m’ont marqué enfant et ont construit ma culture.

IMAGERIE MEDIEVALE ET JEUX VIDEO

Les personnages de jeux vidéo et l’imagerie médiévale sont deux formes d’icônes très puissantes, portant avec elles une histoire que le regardeur a déjà en tête en découvrant l’œuvre.

J’aimerais retrouver dans mon travail actuel la lisibilité qu’il y a dans l’iconographie médiévale, très narrative, et qui parvenait avec une image ou une série d’images à expliquer toute une histoire. Elle constitue un repère qui nous est familier au travers des icônes, des vitraux ou des enluminures, et offre une porte d’entrée rassurante dans le tableau. Les éléments issus de jeux vidéo fonctionnent de la même façon, le 1Up étant facilement identifiable. C’est notamment pour cette raison que je ne détaille jamais le sens des tableaux car je n’ai pas envie d’enfermer la lecture, que les histoires restent codées sans en devenir incompréhensibles. Lorsqu’on écoute de la musique ou que l’on regarde un danseur on ne demande pas d’explications. J’aimerais que ma peinture soit ressentie de la même façon.

Alors que beaucoup d’artistes travaillent sur le foisonnement, tu choisis au contraire un nombre limité d’éléments. Chaque couleur devient alors symbolique.

Il faut voir une pièce comme un rébus composé de plusieurs éléments, sans qu’il s’agisse pour autant de syllabes. Pourtant, si le champignon est placé à tel endroit, s’il est d’une certaine couleur, c’est qu’il a une signification particulière. De la même façon, la plante pourra être négative ou positive. J’essaie de faire en sorte que les gens puissent ressentir naturellement mes dessins, sans avoir besoin de leur décoder. Qu’il puisse s’en dégager une impression de bien-être, de tension parfois. Ainsi, les couleurs que j’utilise portent toujours un symbole, qu’elles soient sur un vêtement ou sur un personnage. Certaines sont vraiment récurrentes, comme le rose, le violet ou le bleu. Un personnage vêtu de rouge aura un sens. Les champignons et les plantes ont ainsi toujours des teintes différentes, parfois automnales, parfois printanières. C’est quelque chose qui m’amuse beaucoup.

Ton travail porte également un rapport à la lumière, qu’il s’agisse des dorures des pièces d’atelier, ou de la transparence des vitrines abandonnées.

Un artiste pour qui j’ai beaucoup d’estime m’avait encouragé à travailler sur des vitrines. L’idée a fait son chemin avant qu’un jour je passe devant une boutique abandonnée et commence à dessiner. Cela a du sens par rapport à mon travail, car la vitre peut être considérée comme une sorte de néo-vitrail, mêlant la transparence et la rue. En atelier, je travaille sur la lumière avec de l’or et en jouant sur la transparence par accumulation de très fines couches de peinture. Je pars généralement de couleurs assez sombres, pour aller vers toujours plus de lumière.

Les Très riches heures du duc de Berry, que tu cites souvent, est un livre d’heures, c’est-à-dire un livre religieux. Recherches-tu à développer un rapport au religieux dans ton travail ?

Mon travail ne parle pas du tout de religion, mais je suis touché par ce qui relève du sacré. C’est notamment pour cette raison que j’ai souvent recours au doré, à la lumière. La peinture religieuse, particulièrement italienne, me plaît beaucoup, et la collection Alana au musée Jacquemart-André était une des plus belles expositions que j’ai pu voir. On y retrouve tout ce que j’aime : ces formes, ces portraits, ces personnages ou la pureté qui émane d’un regard d’une douceur incroyable. J’aimerais retrouver cela dans mon travail même si je ne les compare pas du tout, car il s’agit d’une autre époque. C’est davantage la dimension sensible et le langage qu’ils utilisent qui m’intéressent.

LANGAGE D’HIER, DISCOURS D’AUJOURD’HUI

En sachant qu’une des particularités de l’iconographie et que chaque élément de l’image possède une signification propre, comment composes-tu tes pièces ?

En travaillant sur une pièce je me pose la question de ce que j’ai envie de raconter, même si parfois cette démarche n’est pas du tout intellectualisée mais spontanée. J’y mêle un état d’âme, un évènement, un fait d’actualité. Pour la composition elle-même je puise dans mes éléments, comme une sorte de pierre de Rosette de mes symboles, que j’assemble comme un rébus afin de raconter l’histoire. Concernant l’aspect esthétique, j’ajoute en permanence de nouveaux personnages à un socle de représentations récurrentes, le dessin s’assemblant désormais naturellement. On me demande souvent si le personnage central de ces compositions est toujours le même, ou s’il s’agit de moi, mais ce n’est pas le cas. Il est comme un Playmobil, chaque fois identique mais transformable à l’infini. Il peut être homme, femme ou chevalier, et s’adapte à l’environnement dans lequel je le place et au message que je souhaite faire passer.

As-tu des thématiques récurrentes ? On a l’impression qu’un motif médiéval de la fin des temps revient régulièrement, au travers de ces volcans en éruption ou des pluies de comètes.

Ce thème-là est pour moi complètement actuel. Ce sont des questions que l’on se pose depuis la nuit des temps, et qui ont été beaucoup représentées au Moyen-Âge pour illustrer la Bible ou d’autres textes. La distinction entre le Bien et le Mal demeure aujourd’hui un thème central, sur lequel je suis le premier à m’interroger. Il y a parfois des représentations apocalyptiques dans mon travail car ce sont des sentiments que l’on peut avoir en nous. Je ne cherche pas à faire ressortir l’idée que nous serions à l’aube de la fin du monde, mais des ressentis et des angoisses. Ce sont ces sentiments que j’ai envie d’exprimer : parfois dans mes tableaux il y a juste de la colère. Tout cela peut entraîner des représentations assez chaotiques. Il s’agit de représenter l’Homme face à des évènements qui le dépassent, tant individuellement que collectivement. Je n’aime pas trop l’idée de combat de l’Homme, mais la vie est faite de moments simples, d’autres qui le sont moins, et nous sommes un bouillon qui rassemble ces moments.

Ce travail interroge finalement notre mémoire collective et la façon dont nous façonnons les figures qui nous entourent : selon toi, sommes-nous le produit de nos icônes ?

Je pense que nous sommes le fruit de notre culture, une recette de divers ingrédients accumulés au cours de notre vie, qui font de nous ce que nous sommes. La mienne est composée de jeux vidéo, de films et de bouquins, de peinture et d’iconographie médiévale. J’ai ressorti quelques éléments parmi ceux-là, comme des madeleines de Proust. Si les Très riches heures du duc de Berry représentaient la vie des gens d’alors, j’ai plutôt envie de parler de notre époque : j’utilise un trait et un langage d’autrefois, que je trouve efficace pour le rendre actuel, l’adaptant avec des motifs contemporains. La représentation de la Bête passe ainsi par la plante carnivore. Ces choix ne sont pas anodins, car je pense que les jeux vidéo constituent une part de notre époque. Ces références symboliques je les utilise de temps en temps dans l’esprit d’un cheval de Troie, permettant de capter le regard en montrant des choses rassurantes car reconnues. La personne qui regarde peut ainsi rentrer dans le tableau et poursuivre un peu plus loin si elle le souhaite. C’est une clé d’entrée dans l’esprit des gens.

RAPPORT A LA RUE

Quel est ton rapport à l’aspect éphémère de tes interventions urbaines ? En effet, une grande partie de ton travail de rue est réalisé sur des encombrants et n’a aucune chance de perdurer.  

Je me suis naturellement mis à dessiner sur des encombrants, car on en croise partout à Paris. Avec un Posca dans mon sac ou dans ma poche, je vois la rue comme une série de carnets. Cela me permet aussi de travailler sans me cacher, de manière très spontanée, et j’aime l’idée d’intervenir sur des meubles abandonnés ayant appartenu à d’autres personnes avant qu’ils partent pour la destruction. Pendant quelques secondes il va y avoir une connexion avec ces objets qui sont comme des reliques du passé, et auxquels je vais donner vie, ce qui est assez logique par rapport à mon travail. Leur dimension contextuelle est aussi prégnante : c’est l’histoire d’un objet à un moment précis dans un cadre spécifique. Si en général il n’en reste qu’une photographie, il arrive pourtant que les gens les ramassent. S’ils sont détruits ce n’est pas grave car c’est leur cycle de vie. Le côté éphémère ne me pose aucun problème.

J’aime aussi travailler sur les vitres de boutiques abandonnées. Il y a un lien entre les encombrants et ces lieux désaffectés : sur une boutique ouverte mon dessin serait effacé et gênerait, alors que dans un lieu inutilisé il n’est pas envahissant. Je crois que cette discrétion, à l’instar de la spontanéité, fait partie de ma démarche. Le rapport à l’éphémère est alors différent car la pièce restera beaucoup plus longtemps. Au fond, je crois qu’il s’agit d’une histoire de traces. Si nous agissons dans la rue c’est parce que nous aimons disséminer notre travail. Que ce soit sur des murs, des vitrines, légalement ou en vandale, laisser sa marque revient à poser son blaze en sachant qu’un copain le verra et saura qu’on est passé par là.

En quoi la rue est-elle un espace de création particulier ?

Dans la rue on s’expose au regard des gens alors qu’on est seul dans son atelier. Personnellement, cela m’a complétement ouvert, à d’autres artistes et aux gens. Comme je ne me cache pas j’ai souvent des interactions avec les passants qui sont souvent bienveillants. Cet échange est très simple et beau. Il y a notamment beaucoup de personnes âgées qui viennent me voir, peut-être parce qu’ils ont moins de filtres. C’est aussi amusant d’imaginer les réactions de gens que je ne rencontre pas forcément. Si la personne qui croise mon travail ressent une émotion, que celle-ci soit positive ou négative, c’est une réussite. Cela veut dire que quelque chose s’est passé, que ce n’est pas simplement une démarche solitaire à mettre au placard.

Quel est ton rapport à la photographie ?

Est-ce que la photo en elle-même est une œuvre ? J’aimerais bien mais je n’ai pas ce talent. Je crois que la photographie est une trace importante, car ce qui compte dans mon travail sur les encombrants ce n’est pas uniquement le dessin, mais aussi le support et l’environnement. Cela n’a un sens que dans cet ensemble, sinon autant dessiner sur du papier. Je m’intéresse au moment donné, au fait d’être passé par une rue plutôt que par une autre : parfois je n’ai aucune idée du sens que cela peut avoir, mais la photo est un témoignage de ce moment, comme lorsque dans une situation heureuse on se photographie pour créer des souvenirs.

 

As-tu l’impression de faire partie d’un courant artistique ?

Encore une fois j’ai avant tout agi de façon spontanée. Je crois que cette dimension nous rapproche et nous permet de nous rencontrer. Matt_tieu, Ninin, Noty Aroz… Nous avançons dans le même sens mais de manière différente. L’Art urbain est ainsi peut-être une infinité de pratiques individuelles qui se rejoignent par l’environnement dans lequel les artistes évoluent. Chacun est porteur d’un message différent. Les personnes que je côtoie sont motivées par l’envie de faire, avec une bienveillance qui nous porte tous.

Photographies:  Jérôme Rasto

Vous pouvez retrouver Jérôme Rasto sur Facebook, Instagram et son site internet.

Entretien enregistré en juin 2020.

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