Gilbert Coqalane

gilbert coqalane

L'art naît d'une étincelle

Ceci est une introduction : saint oma street art.

PARCOURS

Comment en êtes-vous venu à entreprendre une démarche artistique ?

Cela s’est imposé à moi. Je viens d’une campagne très éloignée des villes, sans accès aux musées (j’en ai visité un premier à 18 ans). Je n’avais pas accès aux livres, je n’avais pas accès à l’Art. J’ai retrouvé beaucoup d’inscriptions vernaculaires réalisées entre 0 et 18 ans, mais je pense que ma démarche est née d’une multiplicité de rencontres et d’évènements, dans une continuité permanente. Le mot artiste est ainsi arrivé en étant d’abord prononcé par d’autres personnes.

Entrer dans un musée pour la première fois à 18 ans a-t-il influencé votre rapport à une vision académique de l’Art ?

Ce sont mes expériences d’adolescent dans la rue qui m’ont permis de produire quelque chose. La vision que j’ai eu du musée à 18 ans continue de me marquer, celle du potentiel oppressif de l’institution, d’une peur, d’une crainte, d’une discrimination, qui a généré chez moi beaucoup de colère. Désormais, j’ai compris qu’il s’agissait d’une chose mobile, souvent déterminée par des identités, mais je conserve cependant une défiance, notamment dans le choix des mots utilisés. Je ne souhaite par exemple plus employer le mot vernissage, qui exclut énormément de personnes de différentes classes sociales, alors qu’on pourrait le remplacer par lancement, terminologie déjà plus ouverte.

De quand date l’envie de formaliser ces expériences ?

Petit à petit, on m’a demandé d’écrire un texte pour une exposition, avant de m’en proposer une plus conséquente. Dès lors, on réfléchit à ce qu’on a envie de faire, et c’est ainsi qu’on en vient à formaliser une pratique, développant un positionnement par la rencontre avec d’autres artistes, avec l’histoire de l’Art, grandissant par des questionnements et des contradictions. Ce processus de formalisation est toujours en cours, il est important car il place des jalons qui permettent de progresser.

Comment distinguez-vous les actions qui font partie de la réalité de celles qui s’en éloignent?

Quand un artiste réalise une performance, elle s’inscrit dans un milieu artistique avec des codes, un vocabulaire, une intention. Le moment de la réalisation chez moi ne se fait pas du tout dans un tel contexte, mais dans la réalité, en dehors des lieux de représentation habituels. Pour Ecocide, je suis face au Buffalo Grill d’une zone commerciale, et non en centre-ville pour trouver un beau cadre, une belle image, une belle lumière.

ECOCIDE

Pourriez-vous rappeler la situation initiale de mise en place d’Ecocide?

Je me présente face à un Buffalo Grill en costume cravate (pour représenter l’homme moderne), avec un arc et des flèches. J’avais repéré les lieux, pour trouver celui où le bison était réalisé dans la résine la moins épaisse. Après un entretien avec mon avocate afin de connaître les risques, je m’y rends avec un ami photographe. Je vise le bison avec mon arc, sachant pertinemment que le responsable allait réagir. J’imagine alors que sa procédure est d’appeler les forces de l’ordre, et je dépose mon arme lorsqu’ils arrivent. Je voulais aussi embrasser le bison, pour reproduire l’image du baiser du torero. S’ensuit la garde à vue, qui dure pendant 24 heures. Les mondes artistique et juridique y sont séparés. Le procureur commence à me juger en tant que monsieur tout le monde, à demander une expertise psychiatrique, avant de trouver la trace d’autres œuvres que j’ai réalisées. Finalement, on m’inculpe pour port d’arme, violence et destruction de biens privés, avant de me condamner pour destruction de biens privés uniquement (Buffalo Grill n’a pas porté plainte). Mais pendant les six mois d’attente du procès j’ai pu communiquer et, une fois convoqué par le tribunal, je m’y suis rendu en costume de torero pour la deuxième perturbation de l’offensive. Ma formule rhétorique face au procureur fût: “Un animal en plastique a plus de droits et de protection qu’un animal de chair et d’os”.

Il y a néanmoins un choix de cadre et de mise en scène, avec une volonté affirmée de faire image à travers la chasse au bison.

Mais ce n’est pas une image que je crée, c’est une image que je vole. C’est aussi ça la nuance: je n’ai pas créé le bison, ni l’imagerie de Buffalo Grill, de la zone commerciale ou de l’homme moderne en costume. Je la vole juste dans un contexte de perturbation et d’offensive, mais j’aurai pu tout aussi bien la réaliser sans aucune photo, jouant simplement avec la réalité. Un article de presse aurait pu écrire: “Un homme a tiré avec un arc sur le bison de Buffalo Grill” sans qu’il y ait de visuel, cela aurait pourtant fonctionné.

Du coup, invisuel ne signifie pas pour autant sans traces: que ce soit l’image ou l’entrefilet de journal, quelque chose témoigne de l’action accomplie.

Quand je dis invisuel, cela ne veut pas dire sans images, plutôt en opposition à l’art visuel. Je me sers des codes que je maîtrise mais pour Ecocide, il n’y a eu par exemple aucun interlocuteur du milieu de l’art, sinon des professionnels du droit, de la restauration, de la justice, la police et la presse. Je n’ai pas eu accès à ce secteur d’activité. C’est après la réalisation que j’ai pu rencontrer des critiques d’art, mais dans l’absolu toute la création et la réception a pu se produire sans.

Quelles conséquences cette offensive continue-t-elle à avoir?

Techniquement, l’offensive est toujours en cours. Buffalo Grill a changé sa décoration au niveau national et m’a demandé si je souhaitais récupérer le bison. Ce sont des échos que je ne maîtrise plus, comme la surveillance exercée par le procureur où le fait que mon casier soit toujours ouvert. On se rapproche aussi de l’art urbain. Quelqu’un qui voit le bison en 2019 ne ne pouvait y voir rien d’autre. rien d’autre, alors qu’aujourd’hui le même œil pourrait y déceler derrière Ecocide, Gilbert Coqalane, ou le perturbationisme. La perturbation devient alors captation d’image. Cette offensive est la genèse du perturbationisme, après avoir posé des premiers jalons. Sans elle, ce mouvement n’existerait pas, ou différemment.

PERTURBER LE REEL

Pourriez-vous indiquer ce qui pour vous constitue la définition des mots perturbation et offensive, qui sont au centre de votre démarche ? 

La perturbation fait partie de l’humanité depuis la nuit des temps. Elle était là avant moi, elle sera là après. Elle peut avoir des définitions multiples : chaque personne a la sienne, car nous ne sommes pas perturbés par les mêmes choses. Cela peut être une question de temporalité ou d’espace. Pour moi c’est une culture, éventuellement un langage. La perturbation a un potentiel négatif, on la subit, on la fuit. J’ai toujours été qualifié d’élément perturbateur, dans ma scolarité, par ma famille. Lorsqu’en 2013 un critique écrit un texte sur mon travail en notant que je “perturbe le réel”, cela devient un gimmick que je reprends rapidement à mon compte. A un moment donné, je me suis dit qu’autant formaliser, en faire une pratique. Une perturbation n’a pas de réel impact alors qu’un ensemble de perturbations dans un objectif d’offensive peut aboutir à quelque chose de concret. C’est le principe de la résistance des matériaux qui cassent lorsqu’ils atteignent une certaine chaleur. Même si je m’intéresse énormément à la perturbation, l’art prend forme par le biais de l’offensive.

Si “la perturbation ne se programme pas”, comment distinguer tout ce que vous mettez en place comme processus de la perturbation elle-même? 

Lorsqu’on travaille de manière conventionnelle, le vernissage est le moment de la représentation, l’exposition est maîtrisée. Mon discours y est cadré, mes œuvres normées, il n’y a pas de réelle surprise. Il en va de même d’une performance réalisée dans une galerie: je sais quand la commencer, quoi faire, comment le public va réagir. La perturbation c’est le contraire: il y a une intention, un objectif, mais je ne sais pas quelle sera la réalité de l’action. Je construis plusieurs scénarios potentiels, autant de réponses à mon action. Un seul naîtra de cette palette, voir un énième que je n’aurai pas prévu. C’est un dialogue que je propose avec la rue; si j’impose ma parole, il n’y a pas d’écoute. Or, je parle, la rue me répond, et je construis avec la réalité.

La perturbation serait donc une forme de dialogue. Vous résumez cette idée avec cette belle phrase : “La perturbation est un langage qui se situe entre tu et vous.”

Dans ma jeunesse j’ai eu des gros problèmes d’élocution. Le vous est pour moi une technique pour poser ma voix et ma pensée. Ce sont des exercices que j’utilise toujours et qui me placent dans une perturbation car je suis amené à vouvoyer des personnes qui ont 19 ans, d’autres qui en ont 76. Cela crée des réactions beaucoup plus importantes: certains vont apprécier, d’autres se mettre en colère, se sentir vieux, jeunes, voire être séduits ou penser qu’il s’agit d’une lutte des classes. Il y a toute une représentation du langage. Dans le cadre de mes recherches sur le situationnisme, j’ai découvert le lettrisme d’Isidore Issou, qui considérait qu’une formule de politesse pouvait être une œuvre d’art. C’est ce que je fais avec mon vouvoiement.

Mais entre tu et vous, il y a nous. Dans l’art visuel, les artistes travaillent seuls dans l’atelier. On l’a vu pendant le confinement. Je pense que c’est également une volonté politique d’isoler les artistes. D’autres communautés, comme les scientifiques, travaillent en équipe. Or je pense que l’intelligence collective, les débats, les tables-rondes, les agoras sont des formes que l’état maîtrise moins. Si un artiste devient dissident, il est beaucoup plus facile de l’arrêter qu’un mouvement. Les pertubationnistes travaillent beaucoup dans les ZAC, des lieux délaissés, où l’art n’est pas présent. Avec Gérard Zlotykamien, nous avons eu énormément de discussions sur l’idée d’apporter une forme d’art invisuel dans de tels endroits, en arrivant à une forme de tag invisuel par le biais de l’interphone: on sonne, la personne arrive et on lance notre blaze avant de partir.

Est-ce qu’une perturbation se propose ou s’impose?

Selon moi elle s’impose. Je pars du principe qu’un artiste urbain impose plus qu’il ne propose, même si ce discours est rarement assumé. Comme un architecte qui impose son bâtiment. On peut proposer une interprétation mais l’art lui-même est imposé.

Dès lors, qu’est-ce qui va distinguer une perturbation d’une action militante? 

Les frontières sont floues parce qu’on a voulu segmenter les deux: l’art et le politique. Je pense que l’art est par essence politique et j’essaie de retrouver son essence primaire qui pousse à communiquer et à s’exprimer. Je pense que l’activisme désigne des citoyens qui s’expriment, tandis que la perturbation désigne des artistes; mais les deux sont en lien avec la politique et par conséquent les frontières s’entremêlent. Il peut y avoir une confusion dans l’esprit des gens car l’art actuellement est peut-être devenu trop décoratif.

SORTIR DU CADRE

En voulant perturber le réel, vous souhaitez être hors-cadre. Cependant, même la révolte “habituelle”, comme une manifestation, s’inscrit dans un cadre établi à l’avance. Comment les deux peuvent exister l’un par rapport à l’autre?

J’occupe une place particulière dans l’art urbain, dans l’art contemporain, et maintenant dans le militantisme. Ces trois positions en marge me donnent une direction, et j’accentue volontairement mes travaux sur la marge. On peut comprendre que la manifestation, ou que le sitting, formes de contestations maîtrisées par l’état, ne fonctionnent plus. Plus de 90% des actifs peuvent être opposés à une réforme, cela ne l’empêchera pourtant pas d’être votée. La manifestation est devenue un rituel d’expression. Je trouve ça intéressant, mais à mon avis l’objectif de l’art est justement d’apporter une certaine créativité à cette révolte. Avec le perturbationisme, on a trouvé plusieurs idées à expérimenter au croisement de ces différents champs, en proposant par exemple la notion de cadeau, de rire ou de compliment, formes que l’état ne maîtrise pas. Envoyer un flashball dans la tête de quelqu’un alors qu’il est en train d’offrir un cadeau serait très particulier.

L’idée est qu’on dérangerait plus par l’inattendu, le hors-cadre, par ce qui est non immédiatement compréhensible.

Dans son quotidien, quand on subit une perturbation, on a généralement un moment de latence, qui précède notre réaction. Cette dernière est presque toujours une réponse primaire et instinctive. C’est cet instinct qui révèle les valeurs d’un État ou d’une personne. Si on réagit mal, ira-t-on s’excuser ou est-ce qu’on s ‘enfermera dans ces valeurs? Certains items sont ainsi faciles à déployer, qu’il s’agisse de gestes ou de sons. Si je me lève et que j’applaudis, je peux être sûr que tout le monde se retourne: cela crée une perturbation car on sort du cadre de ce qui est socialement normal. A partir de ce geste, on peut ensuite définir des millions de perturbations.

Le perturbationisme ressemble ainsi à une forme d’Oulipo de l’action artistique: un ouvroir d’actions potentielles. Si j’agis de cette façon, que va-t’il se passer? 

On pourrait aussi y associer le “Imagine si…” enfantin, qu’on fait beaucoup moins en tant qu’adulte car on est beaucoup plus pragmatique et rationnel. Or, on a besoin de quelque chose d’irrationnel pour pouvoir créer: à cet égard, les éventualités permettent d’ouvrir un champ d’imaginaire assez important. Il faut franchir le pas qui sépare la potentialité de la mise en action, en choisissant la forme, comme pour un tableau. Celle-ci peut prendre plusieurs facettes, comme les applaudissements évoqués.

C’est une action qui se mesure à l’aune de ses répercussions: on lance la pierre dans l’eau pour en voir l’onde de choc. 

C’est une image qu’on utilise assez souvent. Un artiste peut concevoir sans public, mais je ne peux pas concevoir sans autrui. C’est une discussion. Si je me lève et que j’applaudis, quel est l’intérêt, le pourquoi du message? Je dirai alors quelque chose, pour que potentiellement le restaurateur agisse, offre une ristourne pendant une heure par exemple.

CHANGER LE MONDE

Au-delà du choix du cadre, c’est l’impact potentiel sur la société qui vous intéresse, comme c’est le cas pour Ecocide. N’y-a-t-il pas derrière une volonté démiurgique? Celle de mettre le monde en marche à partir d’une action nouvelle?

Avec Ecocide, j’ai fait un dixième de ce qui peut être ouvert. On utilise souvent la métaphore de l’étincelle ou de l’effet papillon. On travaille avec un médecin qui s’intéresse aux pyromanes, qui ont beaucoup de lien avec la perturbation. Le pyromane va allumer une brindille, s’écarter, regarder, et voir arriver les pompiers, la police, les canadairs, la télévision, alors qu’il n’aura mis feu qu’à une brindille. Ce médecin cherche à comprendre quelle est l’essence de la perturbation. Le perturbationisme peut être une matière dangereuse dès lors qu’il est mis entre de mauvaises mains.

Cependant, le pyromane ne perturbe pas un ordre social établi, tel que défini auparavant. Les pompiers sont en effet la façon dont la société répond aux incendies.

Le pyromane qui avait été arrêté lors des incendies en Gironde avait expliqué qu’il voulait embêter son beau-père. Il s’est servi de quelque chose de monumental pour remettre en cause cet ordre social là. Il y a forcément un ordre social contesté dans une action de perturbation: le vandale peut parler d’esthétique mais c’est la volonté politique qui le fait sortir dans la rue, car il ne peut pas le faire dans un musée. Après l’imaginaire de l’enfance, on retrouve ici l’idée de révolte adolescente. Sans perturbation on ferait des dessins dans notre chambre: le fait de l’imposer aux autres pose la question de territoire, et donc de réappropriation d’un espace public dont le cadre ne nous convient pas.

Cette démarche vandale renvoie à une façon de s’imaginer contre le monde, alors que vous souhaitez le changer. Il s’agit davantage d’une forme d’anarchisme doux.

On m’a souvent parlé de folie douce, même si désormais on m’associe à des mots comme anarchie. La perturbation fonctionne avec des mots antagonistes, comme ordre. Une perturbation est lancée pour trouver un autre ordre que celui établi à l’origine. En fin de compte, c’est peut-être l’ordre qui m’intéresse. Je suis obligé de passer par une perturbation pour retrouver un ordre que je considère plus juste. Pour moi c’est l’autonomie des citoyens. L’anarchie n’a pas forcément de lien avec le chaos. Les anarchistes ont des valeurs, ils ont des envies de société et veulent anéantir certaines choses qui font frein à leur volonté.

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Photographie: Gilbert Coqalane

Site du CDRAO : http://www.cdrao.fr/

Vous pouvez retrouver Gilbert Coqalane sur Facebook et Instagram.

Entretien enregistré en (-) 2023.

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