Nosbé
Quand la répétition du motif fait sortir le vivant du béton
“Ce qui m’émerveille c’est que Mère Nature a pensé à tout : un poisson du fond des abysses reste bien plus étrange qu’une de mes créations.”
premiers pas
Comment es-tu devenu artiste ?
J’ai commencé à dessiner jeune avec mon père. Ni l’un ni l’autre ne savions faire, il traçait la tête et moi le nez – ou l’inverse, en nous inspirant de Gaston Lagaffe, Tintin ou Achille Talon. D’une certaine façon c’était une première approche de la ligne nette. Durant mes années au collège, je suis parti à Tahiti, où j’ai vécu pendant quatre ans. A cette époque, l’île connaissait un revival du tatouage, avec une ligne pure et dure, des représentations de têtes de dieux ou d’animaux, des tracés ultra nets et sans ombres. En parallèle, mon grand-frère écoutait du heavy metal, ce qui implique une autre culture du tatouage, mais aussi des pochettes d’albums avec des typographies et des personnages incroyables. Ces deux influences me sont bien rentrées dans le crâne et se sont mélangées.
Lorsque je suis rentré en France en 1992, j’ai commencé à prendre le RER et j’ai découvert le Graffiti. Avant même de l’avoir pratiqué j’aimais déjà ces couleurs et ces formes.
de la ligne à la fresque
Quel travail as-tu réalisé pour affiner de plus en plus ta ligne ?
J’ai commencé à peindre sur les murs des choses assez propres et nettes, avec de beaux contours, rappelant les tatouages polynésiens. Mais à la Fac je faisais une maîtrise dont le thème était « Visages et lignes d’erre » : en laissant courir le crayon, on fait apparaître des visages. Je suis parti de là, avant d’améliorer mon travail à la bombe. Cet outil, qui te permet de tracer des lignes rapidement et de faire un dégradé en 2-4-2 m’a davantage plu que le pinceau. Puis c’est en répétant inlassablement le tracé des lignes que j’ai commencé à les affiner, à leur donner du volume, etc.
Tu travailles principalement en noir et blanc. Est-ce pour donner davantage une impression de volume et de profondeur ?
Pourquoi le noir et blanc ? On en revient au dessin et au tatouage, mais aussi à la réalité d’une économie d’outils et de moyens. Je me promenais beaucoup dans les friches, et me suis très vite rendu compte que je me baladais avec vingt bombes de couleurs dans mon sac pour au final faire trois pièces en noir et blanc. Il suffit d’une teinte offrant un bon contraste, comme du noir, du bleu, ou du rouge, pour que l’ensemble s’intègre bien au lieu dans lequel on intervient. En général je n’achète pas cette peinture de fond, qui vient des encombrants. Il m’est ainsi arrivé de récupérer trente litres de peinture rose que j’ai mis presque un an à utiliser, ou un colorant bleu, avec lequel j’ai peint pendant six mois.
Avec ces quelques teintes, mon but est de revenir à l’essentiel en me rapprochant plus du dessin. Mais si je me suis épanoui dans l’utilisation du noir et blanc, c’est aussi grâce à l’influence des gens avec lesquels j’ai pu travailler un peu plus qu’avec d’autres. J’ai ainsi sérieusement commencé à peindre avec Shaka, qui m’a refilé quelques tuyaux sur les techniques de base (dégradés, purge, etc…). Nous avons beaucoup peint ensemble et nous sommes parvenus à de bons résultats, si bons qu’on a arrêté. J’ai aussi pas mal travaillé avec Piz, qui voulait peindre comme il dessinait au stylo bille, avec énormément de détails et d’effets. En regardant cette façon de faire, en m’entraînant, j’ai aussi réalisé que jouer avec l’épaisseur des traits fonctionnait bien, ou qu’utiliser la couleur demande à la fois plus de temps et oblige à réfléchir à davantage de choses.
La bombe est un outil qui offre un marquage fort sur le mur.
Plus le temps passe, moins j’utilise la bombe, pour travailler au rouleau et au pinceau. Mais la bombe conserve plusieurs avantages : elle passe partout, quel que soit la qualité du support ou le crépis du mur. De plus elle offre une grande maniabilité et permet certains effets. Enfin, elle permet un travail nettement plus rapide. C’est aussi le marqueur de la culture Graffiti. Mais elle reste assez nocive, et il m’est déjà arrivé de faire un semi-malaise dans un lieu mal ventilé.
Comment parviens-tu à conserver une spontanéité dans ton trait et à réaliser un « dessin automatique » alors que tes œuvres sont très construites ?
J’ai dans la tête une collection de milliards de petits éléments que j’utilise suivant les envies et les périodes. Pendant très longtemps je ne dessinais que des visages, puis mes lignes ont commencé à se transformer en bestioles. J’ai alors essayé de composer mes visages de telle sorte que toutes les lignes puissent se transformer en fleur ou en animal. En complexifiant la forme, j’ai essayé d’organiser l’ensemble, d’équilibrer le déséquilibre. Pour ranger ces éléments, je me suis mis à partir d’une base élargie pour aller progressivement inscrire des choses à l’intérieur. Ainsi, chaque motif participe à l’ensemble, tout en étant indépendant. Avec le temps, j’ai tendance à partir de plus en plus vers des formes abstraites.
la déformation du vivant
Cela explique-t-il la déformation que tu fais subir au Vivant dans tes créations ?
J’ai noirci des kilomètres de papier pour creuser tous les aspects du Vivant. Comme je ne fais pas de dessin d’architecture, la courbe ici ne renvoie pas à quelque chose de mort, mais bien plutôt à quelque chose de perpétuellement en mutation. Végétation, globules, os: tout a été tracé plus ou moins sur une feuille de papier. La répétition de ces motifs quand j’étais plus jeune les a fait s’inscrire dans ma mémoire et dans le geste. Le hasard fait qu’il m’arrive de temps en temps de produire des nouvelles formes. J’ai refait dernièrement des barongs indonésiens, alors que j’y étais allé il y a quatre ans, en les recherchant dans ma mémoire et mes photos.
Ces motifs sont aussi en permanence en évolution. On part d’un tuyau, pour s’apercevoir en le gonflant qu’il se transforme en estomac. Un trou dans ledit estomac et cela permet d’y faire pousser des plantes, qui deviennent carnivores. Il arrive aussi souvent que ces tentatives échouent et se transforment en autre chose. Un dauphin raté devient un espadon, qui sera finalement un croisement entre les deux animaux. Le hasard et l’erreur interviennent donc énormément dans mon travail.
Par cette accumulation tu crées plusieurs niveaux de lecture, et le spectateur perçoit d’abord une vision d’ensemble avant d’isoler les différents éléments.
Au début tous les éléments étaient au même niveau. Mais j’ai progressivement voulu que l’un d’entre eux ressorte un peu. J’aime bien détailler plusieurs d’entre eux pour pouvoir offrir différentes lectures de l’œuvre. De plus, il m’arrive de mettre des cellules au niveau d’éléments bien plus grands, en niant les échelles pour ne former qu’un tout. Cependant, je place toujours quelques points de repère qui permettent au spectateur de s’y retrouver.
Il peut ensuite tout arriver à ces formes vivantes. Elles se font tordre, couper en deux, entremêler dans du barbelé… Ce qui m’émerveille c’est que Mère Nature a pensé à tout : un poisson du fond des abysses reste bien plus étrange qu’une de mes créations. A côté mes formes sont figuratives, quoique gentiment hallucinées et revisitées.
Tu sembles toujours partir de l’œil comme élément central. Est-ce un motif de structure ou symbolique ?
Plutôt que d’œil je parlerais d’yeux. Je pars du visage et la plupart des bêtes en ont souvent deux. Commencer par les yeux aide à équilibrer l’ensemble. Si j’entame un mur alors que je n’ai qu’une bombe de noir je vais commencer par là. Si j’ai un rouleau, je débuterai plutôt par une sous-couche pour ensuite aller chercher ce qu’il se passe à l’intérieur. Mais souvent je peins tout autour avant de finir par les yeux et la signature.
Mais les yeux ont aussi une dimension symbolique : ils sont ronds, ce qui naturellement les rapprochent de mes formes. Ils rappellent les cellules, ou le cœur des fleurs. En outre, ils sont humides et forment les seules ouvertures avec l’extérieur, comme la bouche, en étant en interaction avec tout ce qui nous entoure. J’apprécie cet aspect ouvert et humide de notre carcasse, comme si l’on était à vif en permanence, alors que tout le reste est sec.
peindre en friche
Pourquoi as-tu commencé à peindre en extérieur ?
J’ai commencé à peindre sur les murs pour pouvoir faire en beaucoup plus gros ce que je dessinais sur mes feuilles de papier. La bombe permet aussi d’être plus rapide, et d’envoyer en un après-midi une pièce de trois mètres par deux ou plus. Quant au lieu, j’ai peint et je repeindrai dans des lieux abandonnés, pour le plaisir de la découverte, de la peinture et de l’ambiance, mais il n’est pas toujours facile d’en trouver et j’ai souvent évolué dans des terrains de Graffiti qui ont leurs propres lois. Jusqu’à récemment, j’avais l’un des meilleurs spots de Graffiti d’Ile de France à cinq cents mètres de chez moi. Un superbe entrepôt qui tenait depuis vingt ans, de haut niveau, avec quelques belles fresques, qui poussait les peintres à ne pas faire n’importe quoi. Ce genre d’endroit est propice au partage, à travers la rencontre d’autres graffeurs, et d’un public de passants et de photographes.
Quelle est l’importance de ce contexte urbain dans ton travail, alors qu’il possède deux spécificités qui semblent peu compatibles avec la rue : il n’est pas forcément vu et exige beaucoup de temps ?
Je peins très peu dans la rue même. Je ne suis pas parisien, mais banlieusard, et cartonner ma ville a peu d’intérêt, d’autant que j’y suis connu comme le loup blanc par la municipalité, qui enverrait le lendemain une lettre, ou plus, à mon intention. Je n’ai ainsi jamais vraiment été tagueur, et lorsque j’habitais à Paris, il ne m’arrivait que rarement de peindre un camion ou un store au retour d’une soirée.
La réalité c’est que j’aime prendre mon temps, sans stress. Je ne peins pas pour l’adrénaline, mais pour passer un bon moment et avoir un rendu qui me convienne. Néanmoins, l’adrénaline peut être un bon moyen d’arriver à l’essentiel car la rapidité d’exécution permet d’éviter les fioritures. Mes endroits préférés sont donc souvent à l’écart, abandonnés ou tolérés. En effet, une belle peinture me demande entre deux et trois heures de travail, et il est difficile de trouver ce temps dans la rue sans avoir de soucis à un moment ou à un autre. Quand on est en groupe, il est également plus difficile de garder le fil, et les belles après-midis entre amis ne donnent pas toujours les meilleures peintures, même si on rigole bien.
Photographies-tu tes œuvres à titre d’archivage ?
La plupart du temps oui. La photographie constitue une archive de la pièce, mais pas seulement. En friche, je peux passer une heure à chercher le bon endroit entre les craquelures du mur et la luminosité, avec l’envie de créer une belle image. L’écho avec le support fait grandement partie de mon travail. J’ai peint dans la salle des crochets d’une mine de fer des poumons abîmés, car tout convenait parfaitement dans ce cadre: un tuyau, une vitre cassée, un mur dégueulasse.
C’est certes bien d’avoir une trace, mais même s’il y a un paquet de peinture dont je n’ai pas (pris) la photo pour différentes raisons, ils restent cependant les souvenirs.
Quel est ton rapport à l’aspect forcément éphémère de ton travail ?
Dans un spot très fréquenté il m’est arrivé de voir une de mes peintures sauter à peine une demi-heure après l’avoir finie, repassée par deux minots… cela ne fait pas plaisir mais c’est aussi de cette façon qu’on prend du recul. Dans la rue, si on a pris le risque de faire quelque chose de non autorisé, il est très désagréable de se faire recouvrir (et très mal vu de recouvrir quelqu’un), que ce soit par un peintre, un colleur, ou autre. Les colleurs aiment bien le fond tag et se posent souvent dessus, se faisant alors autant d’ennemis qu’il y a de personnes ayant dessiné ou tagué en dessous. Une fois que tu as fini ta pièce sur un mur elle ne t’appartient plus complètement, tu l’abandonnes au lieu et au regard des gens s’il y en a.
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Photographies: Nosbé
Entretien enregistré en novembre 2018.
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