Grégory Privat

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Nous rencontrons Grégory Privat au coeur même du studio Luna Rossa dans le 13è arrondissement parisien. L’artiste est pianiste de jazz, originaire de Martinique. Sa musique souhaite mêler l’instrumentation classique d’un groupe de jazz, comportant piano, trompette, basse ou batterie, avec l’inspiration et les sonorités d’instruments traditionnels comme le gwoka.

Expérimentant différentes formes de création à chaque nouveau travail, son dernier album, Family Tree, marque lui le passage à la formation en trio, caractéristique pour un pianiste de jazz, tout en continuant à explorer l’histoire et la culture des Antilles. A travers ces expériences, c’est l’importance du partage et des collaborations dans une démarche artistique qui est mise en avant.

Parcours et méthode de travail

Comment êtes-vous devenu artiste ? 

Mon père est lui-même pianiste donc le choix de l’instrument était assez évident. J’ai d’abord suivi des études d’ingénieur car j’étais bon à l’école et cela me garantissait une certaine sécurité. Néanmoins, allant régulièrement jouer et rencontrer des musiciens, je me suis très vite demandé si je pouvais vivre de la musique. Au début, cela s’avère très difficile car on change vraiment de rythme. En tant qu’ingénieur on a des horaires fixes, alors qu’un musicien ne sait pas comment va se dérouler sa journée. J’ai dû apprendre à l’organiser moi-même, à comprendre ce que voulait dire être musicien dans toutes ses dimensions: la composition, le travail sur les instruments, les concerts, mais aussi l’écriture pour des pièces de théâtre, ou la communication.

Quelles sont vos méthodes d’écriture ?

J’essaie toujours d’être cohérent et de traiter un projet à la fois. Par contre, entre le moment où je compose un album et le moment où il sort, il se peut que je sois déjà au travail pour des choses qui seront présentes sur l’album suivant. En ce qui concerne la composition, j’alterne entre deux démarches différentes. Soit je pars d’une partition dont je donne uniquement l’essentiel aux musiciens pour qu’ils puissent s’imprégner de la musique et poser les accords. Il peut également y avoir des choses plus complexes dans l’écriture: dans ce cas, les musiciens ne brodent plus avec leur talent mais jouent précisément ce qui est écrit. De plus, j’aimerais m’orienter vers de nouveaux types d’écriture, comme l’illustration sonore ou son absence totale par l’improvisation en solo.

Comment évolue le morceau d’origine ?

Cela dépend mais souvent les premières versions écrites d’une composition n’ont plus rien à voir lorsqu’elles arrivent sur l’album fini. Des modifications peuvent intervenir au niveau de l’écriture elle-même, avec l’ajout d’une introduction ou d’une conclusion, mais aussi au niveau de l’arrangement du morceau. On travaille alors sur la mélodie en l’arrangeant par l’ajout de sons ou en imaginant une orchestration différente.

premiers albums: Ki koté et tales of cyparis

L’éruption de la montagne Pelée en Martinique il y a 115 ans est à l’origine de votre album Tales of Cyparis. Pour présenter le personnage, « Louis Cyparis (dit Sanson), était un travailleur de Prêcheur, tantôt marin tantôt cultivateur. Un jour dans une partie de plaisir il s’était pris de querelle avec l’un de ses camarades, qu’il avait blessé d’un coup de coutela. » (lettre du Père J. Mary, curé de Morne Rouge à Monsieur le gouverneur de la Martinique). Ce personnage digne d’un conte donne une dimension très narrative à l’album.

C’est une histoire qui fait partie du patrimoine martiniquais, et a beaucoup de sens. Elle m’a d’abord captivé, et un peu effrayé, quand j’étais petit. J’étais allé visiter les ruines du cachot de Cyparis: c’est assez impressionnant d’imaginer qu’il y avait quelqu’un à l’intérieur, enfermé pendant une éruption volcanique, et qui attendait la mort. Finalement, le cachot lui a permis de se protéger et il a survécu. Il fut ensuite conduit dans un cirque, traversant les Etats-Unis comme une bête de foire pour raconter son histoire. Tous ces éléments narratifs m’ont inspiré et poussé à réaliser un album autour de Cyparis, pour essayer de raconter son parcours en musique. Au début il s’agissait simplement d’un morceau éponyme, avant que je ne décide d’utiliser ce thème comme concept global d’un album. Beaucoup de choses se sont enchaînées de manière très naturelle, comme la rencontre avec Joby Bernabé, un grand conteur martiniquais qui connaît l’ancien créole parlé en ce temps-là à Saint-Pierre, et qui prend les voix de Cyparis et du directeur du cirque. L’album commence de manière très dramatique dans le cachot, avec Cyparis qui croit qu’il va mourir, avant d’évoluer vers plus de lumière et d’espoir dans les morceaux suivants.

Cette importance de la narration est-elle due à la présence de la voix (aussi présente sur Ki Koté), mais qui disparaît sur les albums suivants?  

Dans ces deux albums il y a certes la présence de la voix, mais pour moi la musique est elle-même narration, et j’ai envie de jouer comme si je racontais une histoire. C’est un moyen d’expression, un véritable langage, et j’essaie de voyager moi-même avec l’espoir que cela fasse voyager l’auditeur. La voix dans Ki Koté est traitée comme un instrument de musique : il n’y a pas de paroles, sauf pour un morceau sur lequel chante Nesrine Ghalmi. C’est intéressant de marier la trompette et la voix, et j’aime beaucoup utiliser cette technique: sur Cyparis, le texte vient comme une sorte de slam, mais on trouve aussi la voix de Gustav Karlström, utilisée pour chanter. Enfin, il m’est arrivé d’utiliser ma voix comme instrument sur certains live pour l’album Luminescence.

 

Ces deux premiers albums sont aussi marqués par une formation en quintet…

Sur Ki Koté on a un quintet mais sur Tales of Cyparis c’est un sextet sur l’album, qui devient un quintet en live. Ki Koté témoigne de l’envie d’utiliser des percussions, je voulais pour mon premier album m’inscrire dans ma tradition et mes origines. J’ai fait la connaissance de Sonny Troupé, qui vient de Guadeloupe et avait déjà travaillé avec Jacques Schwarz-Bart sur des albums qui m’ont beaucoup inspiré dans leur mariage du ka et du jazz. J’ai poursuivi cette démarche tout en gardant mon univers dans les compositions. Je voulais m’essayer à l’orchestration d’un groupe, de fait sur Cyparis il y a même un quatuor à cordes présent sur deux morceaux.

luminescence et collaborations

L’album Luminescence marque le passage à une formation en duo, avec Sonny Troupé. Pourriez-vous revenir sur cette collaboration ?

Il y avait un morceau sur Ki Koté qu’on jouait à deux, et qui fonctionnait assez bien auprès du public. On a voulu essayer des concerts en duo avant de penser à créer un répertoire propre à cette formation. En effet, c’est assez expérimental de jouer uniquement avec piano et percussions, c’est à la fois ancré dans la tradition et très moderne. Nous étions deux leaders, avec chacun nos idées. Pour cela je dirais que c’est plus un projet de collaboration séparé que réellement mon troisième album.

 

Quelle importance accordez-vous au fait de travailler avec d’autres artistes?

Je pense que dans une carrière les rencontres sont très importantes. Elles sont enrichissantes artistiquement et professionnellement. C’est en travaillant avec d’autres qu’on s’aperçoit que la musique est un langage qui permet de se comprendre et de créer ensemble alors qu’on ne parle pas la même langue. Il y a une belle dimension humaine dans ce partage, qui offre à la musique une dimension à la fois universelle et spirituelle. La semaine dernière j’ai par exemple pu jouer au Japon avec Yosuke Onuma et en Italie avec Lars Danielsson. Je pense que c’est grâce à cette dernière rencontre que j’ai pu sortir mon album sur le label ACT.

En parlant de label, selon vous quel importance son choix a-t-il pour un musicien?

En tant que musicien on doit faire en sorte que sa musique soit diffusée le plus possible. Quand on démarre on ne peut pas aspirer à sortir un disque sur une major. J’ai commencé avec Gaya Music, avant de travailler avec Plus Loin Music qui est ensuite devenu Jazz Family. ACT est un label assez puissant en Europe, avec une distribution importante dans plusieurs pays ainsi que dans quelques endroits à l’étranger, comme le Japon ou les Etats-Unis.

family tree

Family Tree marque le passage à une formation en trio. Quelle est la particularité de cette formation pour un pianiste de jazz ?

Le trio est une formation assez déterminante, une sorte de passage obligé dans la carrière d’un pianiste. C’est une formation dont on sait que la musique fonctionne si l’écriture est réussie, ce qui n’est pas nécessairement le cas quand on mélange plusieurs instruments très différents comme sur mes premiers albums. En fait, il se pourrait que j’ai commencé à l’envers, partant de créations plus conceptuelles pour revenir progressivement à quelque chose de plus classique.

 

Comme dans vos précédents albums, vous évoquez ici l’idée de racine et des origines. Comment cela se traduit-il ici dans la musique ?

On retrouve sur l’album l’ajout de sonorités antillaises comme celle du bèlè, un équivalent martiniquais du gwoka. Le morceau Ladja est une référence au rythme d’un art martial martiniquais, semblable à la capoeira, dans lequel les lutteurs s’inspirent de la musique pour se battre. Dans l’ancien temps cette technique était utilisée dans des règlements de comptes lors desquels les gens luttaient à mort. Enfin, le disque contient aussi des clins d’œil à des musiques plus populaires comme le zouk ou le dance hall.

Pensez-vous continuer à explorer dans vos prochains disques la culture et l’histoire des Antilles?

Je pense que le peuple antillais est très jeune par rapport à l’histoire de l’humanité. Il y a encore beaucoup de choses à raconter sur lesquelles je souhaite me concentrer. La biguine, une danse très présente dans les années 20 à la Nouvelle-Orléans et dans les Antilles, a beaucoup influencé le jazz. L’éruption de la montagne Pelée le 8 mai 1902 a freiné l’essor de la scène artistique antillaise, et de Saint-Pierre qu’on appelait alors le “Paris des Antilles”.

Retrouvez Grégory Privat sur sa page Facebook, sur son site internet et sa chaîne Youtube.

Entretien enregistré en mai 2017.

Copyright photographie Sarah Robine

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