Introduction
Gabriela Morawetz est une artiste plasticienne, dont le travail sur l’image interroge notre regard. En superposant le corps humain à la nature, en jouant sur les reflets et l’illusion, elle nous fait pénétrer dans son imaginaire sensoriel et mystique. Son travail mélange les techniques, de la peinture au numérique, et invite le spectateur à un dialogue avec la matière, qu’elle se fasse voile, toile, verre ou métal.
Parcours
Comment êtes-vous devenue artiste ?
On est artiste, car le monde que l’on voit n’étant pas suffisant, on décide d’en rêver… Ou peut-être rêve-t-on car on est artiste ? Quelle certitude peut-on en avoir quand on est adolescent ? On est encore à la recherche de tout. Mon choix s’est plus ou moins effectué au lycée, lorsque j’ai voulu étudier aux Beaux-Arts. Pour moi, être artiste paraissait très important, d’un ordre romantique. Je pense que si l’on né artiste, ce qui permet de le devenir d’une façon plus consciente est une construction de soi, un approfondissement personnel. A un moment donné on réalise qu’on est artiste car toute notre énergie est dédiée à trouver notre langage, notre façon de communiquer par l’art.
En 1975, vous décidez de partir au Venezuela : comment cela a-t-il influencé votre parcours ?
Je suis partie au Venezuela très jeune, j’étais donc très perméable à ce qui m’entourait, ce qui a certainement beaucoup modelé mon point de vue sur le monde. Tout était très différent de la vie que je menais auparavant en Pologne, que ce soit les gens que je rencontrais, l’art que je découvrait, le climat ou la nourriture. Mais, étrangement, je me suis sentis proche de cette culture, certainement grâce à l’accueil que je reçus à Caracas au milieu de ces artistes qui m’ont vite adoptée. C’est là-bas que j’ai commencé ma carrière artistique. Mon arrivée en France est d’ailleurs aussi liée au Venezuela car ma galerie vénézuélienne de l’époque exposait à la FIAC ce qui m’a permis de venir à Paris pour faire des rencontres décisives avec des gens qui ont marqués ma vie.
Comment êtes-vous passé d’une pratique de la gravure et de la peinture à la photographie ?
Je crois qu’il s’agit plus d’une évolution que d’un changement. La photographie était présente dans ma vie depuis toujours, elle m’accompagnait dans différentes démarches, mais aux Beaux-Arts j’ai étudié la peinture et la gravure. Bien plus tard, progressivement, la photographie a pris un rôle prépondérant et est devenue mon médium principal, délaissant le rôle de simple accompagnatrice de la peinture. Néanmoins, j’ai toujours abordé la photographie par le biais des arts plastiques, soit comme une matière maniable sans la sacralisation du tirage ou du négatif .
Travail sur le support et la matière
Pourriez-vous revenir sur les différents matériaux que vous utilisez et comment vous les choisissez ?
Au départ, je recherchais quelque chose de proche de la matière picturale, puisque la photographie me paraissait un peu désincarnée en tant que médium. La technique photographique s’est éloignée progressivement de son matériau essentiel, le papier, mais aussi du négatif, voire du support en verre d’origine, pour se dématérialiser. Désormais, elle est complètement virtuelle. Je trouve que ce rapport de l’image à la matière est important car il influence le sens de l’oeuvre. Je réalise mes prises de vue en format 6X6, à la chambre en grand format, au Polaroïd, mais aussi au numérique. Cela peut dépendre des supports que je souhaite utiliser ensuite. Je réalise des agrandissements à base d’émulsion photosensible que je pose sur toile, papier ou verre. Le fait d’utiliser le pinceau donne un aspect proche de la peinture qui me parait intéressant car il y reste une trace de la main. Je travaille également à l’aide d’un procédé numérique en essayant aussi de trouver les supports qui pourront le mieux véhiculer l’image.
Votre travail sur la surface et la profondeur est lié à la perception. Cela évoque le travail d’Oscar Muñoz qui interroge notre image en utilisant l’impression photographique sur différents supports.
La matière porte l’image et la transforme grâce à sa texture et la lumière qui agit d’une façon très différente. Mes œuvres ont souvent une tridimensionnalité, l’image est lisible en profondeur, en biais, ou même de derrière. On pourrais faire le rapprochement avec la sculpture ou parler des installations qui permettent de s’immerger dans l’image .
Anne Tronche, historienne d’art, disait dans son texte publié dans le catalogue de mon exposition Jeux de regards à la galerie Thessa Herold en 2005:
“Si la peinture et la sculpture intéressent Gabriela Morawetz, ce n’est pas tant pour situer la photographie par rapport à leur champ respectif d’expression que pour tenter de mieux comprendre les relations ambiguës que peuvent entretenir la surface et la profondeur. Curieusement, dans son travail s’affrontent selon un principe pendulaire : le besoin ludique de l’installation, l’efficacité parfaitement réglée de la performance et de son enregistrement photographique. Malgré l’utilisation de la photographie qui fixe les silhouettes humaines dans une gestuelle très étudiée, à un moment décisif de leur expression, l’oeuvre achevée laisse toute chose dans un curieux état d’indécision visuelle. (…) À l’égal de ces images errantes qui nous saisissent régulièrement en se donnant pour une répétition affaiblie du passé. Si bien que les dispositifs de Gabriela Morawetz finissent par redonner à l’image cette fraction de temps jusque-là immatérielle, perçue comme une sorte de caresse surexposée dans le temps.”
Votre travail porte aussi sur les volumes et la géométrie, comme pour Chambre d’(a)pesanteur.
Cette série a débuté clairement le 31 décembre 2015. Rien n’était figé, mon atelier, se remplissait progressivement de formes diverses, sorte de géométries aléatoires et irrationnelles. Tiges de bois et de fer, cadres ronds et carrés, cubes et plaques, fils de fer, bouts de verre, bois flottée, tissus, sable, pierres et miroirs, vont délimiter un nouvel espace mental qui va évoluer au grès de mes propres déplacements et expériences, liés à ma présence même dans cet environnement. Ces installations éphémères sont vouées à devenir des images photographiques même si j’ai conscience qu’elles pourraient exister d’une façon autonome. Jeu des apparitions et des absences, les interactions entre les objets réels ou leurs ombres et l’instabilité de ces volumes vidés par la masse donne la possibilité de travailler en creux et en amont avec les superpositions des formes et des matières.
Sujets photographiques
Votre travail porte beaucoup sur le corps humain, comme Egosphere.
C’est difficile d’anticiper un travail portant sur le corps car beaucoup des choses se produisent sur le moment : le langage corporel à ses propres règles et il faut savoir les interpréter. Quand je vais travailler avec une personne, le choix du modèle est important car c’est lui qui va incarner et interpréter les idées que je voudrais transmettre. L’ancien attachement à la muse n’a rien perdu de sa valeur.
On a vu que votre travail porte sur l’illusion, ce que le regard perçoit (Illusion Spheres), une construction qui peut se faire entre un corps et un arbre, une sorte de rêve.
Il y a une composante du jeu optique dans mon travail. Le fait d’utiliser une surface transparente comme le verre, ou semi-transparente comme un voile, va changer la perception de l’image. Cette nouvelle dimension créée par la superposition de couches, comme l’associations des idées, m’intéresse beaucoup. C’est une façon de penser liée très étroitement à la nature de la photographie et en fait c’est la continuation des expériences dans la chambre noire en composant avec plusieurs négatifs.
On parle souvent de rêve pour désigner mon travail mais je n’ai pas l’impression de véritablement m’intéresser au rêve. Je crois qu’il s’agit plutôt d’un monde archétypal reliant l’homme à la nature environnante et a sa propre nature et son psychique. Par la construction des images et formes, j’incite le spectateur à chercher des résonances entre lui et ce qui est visible.
Dans Jeux du regard, il y a plusieurs niveaux de vision entre ce que nous voyons, ce que les personnages voient, et les reflets.
Cette installation permet de s’imaginer ce que l’on pourrait voir si on avait la capacité de pénétrer à l’intérieur du cerveau d’autrui. Les gens ont toujours la curiosité de l’autre, et cette installation en est une métaphore… Lorsqu’ils voient en moi, ils voient alors en eux ce qu’ils ont vu à travers moi (Je est un autre selon Levinas), et cela sera vu par d’autres etc. On construit ainsi une chaîne infinie entre la perception et l’interprétation. L’installation comprenait un jeu de 5 tables triangulaires avec un grand verre réflectif inséré à la verticale et 5 objets en bois en forme de cônes représentant le schéma de la vision qui sortait de l’oeil de chacune des 5 têtes en bronze. Les croisement de tous les reflets avait créé une illusion de multitude de regards .
Closer to me than myself interroge notre rapport à la dualité
C’est encore plus complexe pour moi. On y trouve le rapport à soi, à sa propre dualité, mais aussi en se reflétant dans le regard des autres on reçoit l’image de soi grâce aux miroirs sans tain placés comme des masques sur les visages et les unissant par un tunnel de fils de soie. Ce dialogue de miroirs reliés suggérait une symbolique du lien. L’extérieur et l’intérieur est un jeu de dédoublement .
L'installation et le rapport à l'image
Quel regard portez-vous sur votre travail qui passe souvent par une installation ?
Certaines idées se développent au niveau d’une surface, d’autres ont besoin d’une forme tridimensionnelle. Quelquefois il se produit une fusion de différentes formes plastiques mais tout n’est pas toujours prévu à l’avance car les idées surgissent pendant le processus du travail en complétant le raisonnement initial. J’aime l’idée d’une oeuvre immersive même si dans mon cas l’image en soit est prépondérante par rapport à l’espace.
Quelle importance a l’installation pour un projet comme Continuum ?
C’était une installation conçue pour la salle capitulaire de Cour Mably à Bordeaux, un endroit magnifique, d’une longueur de 25 mètres. Pour aborder cette espace particulier j’ai voulu donner l’impression d’une sorte de vague géante qui le traverse de bout en bout en utilisant l’idée de bandes-films, sorte de négatives en format monumental. Un flux d’images comme un jeu du passé avec le présent, de choses que j’ai vues et que j’ai enregistrées comme dans un journal qu’on remplit pendant des années. On pense inévitablement au déroulement du temps, sans début ni fin.
Vous avez réalisé une installation/création autour du palais idéal du Facteur Cheval. Pourriez-vous revenir sur ce projet ?
J’ai découvert ce palais par le trou de la serrure, un Noël où j’étais dans la Drôme. Le Palais idéal était fermé et je ne pouvais voir que des petits fragments des formes et des textures. Ce que j’en ai perçu m’apparu absolument incroyable et très mystérieux. Je ne connaissais pas alors parfaitement l’histoire du Facteur Cheval. Plus tard, témoignage de la résonance des choses entre elles, j’ai été invitée à participer à l’exposition que le Musée de la Poste a organisé en hommage au facteur Cheval. Cela m’a permit de retourner dans le lieu et de l’explorer à plusieurs reprises. J’ai pris beaucoup de photos, mais jamais de plans larges : j’ai préféré m’intéresser aux détails et conserver ce côté mystérieux qui m’avait impressionné au début. L’installation, de grandes impressions sur voiles semi-transparents en superposition, était éclairée avec une lumière bleue spectrale. Deux ou trois ans plus tard j’ai réalisé une autre version de cette installation en créant un volume dans lequel on pouvait pénétrer, pour se sentir submergé par les images en transparence .
Avec l’installation, on s’éloigne de la photographie utilisée comme enregistrement du réel.
Mon travail n’est pas centrée sur l’observation de la réalité pour donner un témoignage ou la documenter. Néanmoins, j’utilise des images issues de la réalité : je peux photographier d’une façon complètement banale des objets, des formes, des surfaces, avec l’idée que ces éléments épars constitueront ensemble un lexique. Ces images constituent un réservoir, une archive dans laquelle je vais puiser. Je ne cherche pas à prendre une belle photographie qui sera vue telle quelle, au contraire ces images vont subir plusieurs transformations. Elles ne sont pas attachées à une date précise et pourront peut-être servir d’éléments clés à différentes périodes de mon travail. Une image que j’ai prise il y a 10 ans n’est pas tirée à un nombre fini d’exemplaires, je la perçois plutôt comme un croquis ou une esquisse, pouvant être réutilisée de plusieurs façons et à plusieurs reprises.
On peut choisir d’appréhender le monde tel qu’il est et essayer de le décortiquer, l’ analyser sous différents angles. Je préfère le voir d’une façon un peu moins rationnelle, les choses qui me sont méconnues vont éveiller en moi l’inquiétude et la curiosité. S’il y a le besoin de toucher à quelque chose d’essentiel, c’est souvent impossible à saisir et à exprimer autrement que par le langage visuel.
Quand et comment ces images seront-elles réunies ?
Ces images sont déjà mises en relation entre elles dans le labo par la superposition de négatifs, soit physiquement par la création de l’installation. Une image photographique c’est nécessairement l’enregistrement du réel, mais par un regard subjectif. Certaines de ces images peuvent dormir dans des tiroirs pendant 20 ans et à un moment donné révéler une nouvelle charge émotionnelle. C’est le signe que les choses se passent d’une façon imprévisible et qu’elles ont un potentiel infini…
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Toutes les photographies appartiennent à Gabriela Morawetz.
Entretien enregistré en mars 2017.