Horor

HOROR

Un bestiaire à la croisée du graffiti et de la science naturelle

Montrer ce que nous sommes en-dedans est une chose à laquelle je réfléchis beaucoup en travaillant sur les animaux. Comme tout être vivant, c’est tout un monde liquide, solide, mécanique et organique.”

PARCOURS

Quand as-tu fait tes premiers pas dans la rue ?

J’ai commencé à peindre dans la rue avant même d’être artiste. J’ai toujours dessiné, et les cours d’Arts plastiques étaient ceux que je préférais au collège car ils étaient plus récréatifs et ludiques, faisant appel à ce qu’il a de plus personnel en chacun. Je m’amusais à trouver un style, alors qu’au même moment je commençais à découvrir les graffs et les tags qui me fascinaient depuis que, gamin, je les voyais sur l’autoroute.

Un professeur m’a encouragé en entretien à poursuivre dans cette voie, car je m’imaginais faire du character design dans les jeux vidéo. C’est donc en entrant au lycée que j’ai commencé à étudier le graphisme. Un ami, qui était parti au lycée Auguste Renoir pour faire des études d’Arts appliqués, y a rencontré plusieurs graffeurs, et m’a proposé de peindre dans la rue. J’avais toujours eu cette fascination pour le tag, et je voulais savoir comment ces personnes dessinaient, à quel moment, avec quels matériaux. Il me passe alors quelques magazines de graffs, et nous achetons des bombes à Châtelet. Ces magazines m’ont permis de découvrir mes premiers lettrages, mais c’est le documentaire Writers qui m’a le plus marqué. Tout devenait plus concret, le film montrant des gens en train de peindre, et permettant de comprendre l’histoire du mouvement.

J’habitais alors à Cormeilles-en-Parisis, dans le 95. Nous partions le soir avec nos dessins réalisés pendant la journée, pour passer de la feuille au réel. Il y a dans le graff ce rapport à un territoire et un environnement, mais aussi à un côté aventurier très adolescent, tourné vers l’exploration, le fait de sortir la nuit pour être confronté à des ambiances que les gens ne connaissent pas.  En parallèle, le lycée a été un moment où je me suis beaucoup cultivé: grâce à des amis et à mon oncle je suis devenu curieux vis-à-vis de l’histoire de l’Art. La culture constituait pour moi une élévation, en me permettant de découvrir de nouvelles choses.

Mais à partir de cette époque le Graffiti a toujours été en toile de fond. On se retrouvait avec des potes pour aller peindre un terrain dans un lieu abandonné, sortir de nuit sur les autoroutes ou les voies ferrées, ce qui est très très vite devenu un mode de vie, une sorte de drogue. A la fin du lycée je me tourne vers une Fac d’Arts plastiques à Paris 1. Pour moi c’était un moyen de renouer avec cette aspiration artistique, sans penser que je pourrais y associer le Graffiti, qui pour moi constituait un monde à part.

Qu’est-ce qui t’a fait basculer du Graffiti à un dessin figuratif ?

En premier lieu je répondrais l’ennui, car lorsque tu commences le Graffiti il y a une dimension très scolaire : d’abord maîtriser le tag, ensuite le flop, puis le graff, dans une progression très linéaire. Même lorsque tu passes au graffiti, tout reste une question de maîtrise : l’esquisse, puis le choix des couleurs, le contour, les lights et outlines. C’est à cette époque que j’ai découvert des artistes incroyables comme Horfe, qui dans les années 2000 a décloisonné cette discipline, et m’a fait comprendre que je pouvais y ajouter des éléments figuratifs ou organiques en incorporant des motifs d’autres cultures comme les comics, la peinture ou le cinéma. Le Graffiti est alors sorti de cette contrainte d’un style prédéfini, comme le wild style, ou encore les style old et middle school.

A la Fac j’ai aussi découvert de nouveaux artistes qui m’ont fortement influencé. Ma première vraie émotion artistique date de cette époque, et d’une exposition au Petit Palais sur Klimt, Kokoschka et Schiele. Le travail de ce dernier sur la ligne a été un choc, ce côté anguleux et organique m’ayant beaucoup touché. Progressivement, je me suis dit que je pouvais inclure ces influences dans mes graffs, et cela s’est concrétisé avec l’apparition des bombes basse pression de Montana. Il était alors possible d’obtenir un trait très fin, comme ceux d’Horfe ou Sirius qui suivaient une technique particulière. Jusque-là, la bombe constituait pour moi un frein, car même les traits skinny étaient trop épais, et sans caches il était difficile de se rapprocher de la sensation du dessin.

Cette remise en question personnelle du graff s’est aussi traduite par un changement de blaze, pour pouvoir m’orienter vers un style plus figuratif. J’ai conservé le R et le O, deux lettres qui me plaisaient, pour passer de Arow à Horor. Le double O me permettait ainsi d’ajouter de nouveaux éléments : en effet, dans l’histoire du Graffiti le O est une lettre qui a souvent permis d’apporter d’autres motifs. Beaucoup de graffeurs à l’ancienne y plaçaient une pomme, ou une étoile… Avec l’arrivée d’Internet j’ai aussi découvert d’autres styles, ce qui m’a donné envie de créer en réaction quelque chose de plus personnel, réfléchissant à la façon d’intégrer le dessin au travail de la lettre.

UNE BOMBE DE NOIR, UNE BOMBE DE BLANC

Était-il important pour toi de conserver la bombe comme medium ?

La bombe à un côté magique, celui de la peinture projetée, sans être en contact avec le mur. J’ai toujours été fasciné par toutes les possibilités de rendu qu’elle offrait, sa rapidité, le mouvement qui y est lié. Il y a une gestuelle à la bombe que tu n’as pas avec d’autres outils. La dimension technique qu’elle suscite m’impressionne également, et je me demande comment sont réalisés certains effets, comme un peintre pourrait se demander quel pinceau a été utilisé. Enfin, tu peux passer et repasser, mais tu ne maitriseras jamais complètement ton trait. Ce côté aléatoire et accidentel se retrouve aussi dans l’aquarelle, travailler avec un large trait en laissant vivre la couleur.

Pourquoi préfères-tu créer en noir et blanc ?

Dès le début je me suis davantage intéressé à la ligne qu’à la couleur. Je pense que l’histoire de l’Art se découpe entre les artistes qui ont eu une sensibilité particulière pour faire vibrer les teintes, et ceux qui se sont plutôt concentrés sur le trait, comme deux archétypes différents. J’ai toujours été plus sensible à la ligne, même dans le travail des autres, bien que je sois admiratif des grands coloristes, des fauvistes ou des impressionnistes. C’est quelque chose que je n’arrive pas à mettre en place, même si je travaille un peu à l’aquarelle (qui m’offre un rapport plus organique à la couleur).

Je trouve que la ligne offre en effet quelque chose de plus simple et personnel, presque une empreinte de la personnalité de l’artiste, car il n’y en aura pas deux identiques. C’est pour cela que j’ai été sidéré en découvrant le travail de Schiele : en suivant ses lignes, parcourant la trajectoire du trait, on reconstitue véritablement la personnalité de l’homme. Cette force de la ligne se retrouve dans toute l’histoire de la création, de l’Art pariétal à l’imprimerie.

Il est d’ailleurs étonnant de constater qu’en Graffiti les couleurs servent souvent à camoufler certaines lacunes dans la technique ou dans le trait. Bando expliquait que le Graffiti n’est que style et technique : un chrome et un noir suffisent, car les lettres et les contours ne peuvent pas mentir. Le noir et blanc a cet aspect simple et direct, sans fioritures: pour cette raison c’est actuellement mon langage.

Quelle est la place du mouvement dans ton travail ?

Tout est mouvement dans la ligne, qui devient alors la synthèse d’un geste intérieur qui s’écrit par la puissance et par le trait. Chez Schiele ou Dürer, on ressent une vibration. Je peux passer des heures à regarder une gravure, des croisillons ou des trames, en me demandant comment suivre millimètre par millimètre le tracé. Je pense aussi à à la calligraphie asiatique, à la fois chorégraphique et énergétique, concentrée dans un mouvement.

Cette libération du mouvement dans le tag est aussi spectaculaire. Quand je vois un beau tag je refais dans ma tête le mouvement de l’artiste, la position de sa main, comme une sorte de transe. Le tag est un condensé, le résultat visuel d’une danse. Mosa a théorisé cette idée, en réalisant un travail autour de la chorégraphie du tag, et la danse liée à la signature. On parle de flow pour le graff comme pour le rap, car on retrouve cette façon de danser sur un beat : de temps en temps les lettres swinguent et apportent une dimension sensible. Pour le moi le Graffiti a toujours été intrinsèquement lié au mouvement, au fait de bouger pour explorer sa ligne, de courir lorsqu’on est coursé, d’escalader des murs. Aujourd’hui, travailler sur l’animal me permet de continuer à explorer cette dimension.

TRAVAILLER SUR L’ANIMAL

Comment en es-tu arrivé à travailler davantage sur les animaux ?

A la fin de la Fac j’ai fait mon master en photographie. Les études d’Arts plastiques ont en effet tendance à pousser dans une direction, qui explique que pour pouvoir percer dans ce milieu, et y être pertinent, il fait nécessairement réaliser un travail conceptuel comportant beaucoup de références. Le dessin académique n’y a pas vraiment sa place. En voyage, j’ai commencé à sortir mon carnet de dessin, pour croquer la vie qui m’entourait.

J’ai toujours eu un problème avec la figure humaine : j’aimais le mouvement, voir les gens passer et capter une posture, alors que j’avais plus de mal avec le portrait. Lors des séances de nu, l’anatomie et la musculature m’intéressaient davantage que le visage. En un sens c’était une continuité du Graffiti, qui repose sur l’articulation des lettres entre elles. C’est en Asie du Sud-Est, alors que j’étais parti faire un photoreportage, que j’ai réalisé cette préférence pour le dessin. Lorsque je m’asseyais avec mes stylos, les gens s’arrêtaient et une discussion s’engageait, alors que la photographie était un acte plus unilatéral.

Je me suis remis à peindre et à graffer, et en 2013 j’ai intégré l’association Art Osons, dans le 95, par laquelle j’ai pu rencontrer d’autres graffeurs. Elle a été déterminante dans mon parcours, car tous mes amis avaient alors arrêté, et cette émulation collective me manquait. C’est d’ailleurs un aspect qui manque un peu au Street art, où l’on retrouve moins cet échange chez les gens qui débutent. C’est à partir de cette période, vers début 2014, que j’ai commencé à travailler avec Norione, et que je me suis affirmé en tant qu’artiste, même s’il m’a fallu près de dix ans pour y parvenir. C’est un statut difficile à assumer, on ne saurait s’auto-proclamer artiste. C’est à ce moment-là que j’ai fait mes premiers persos, qui comportaient néanmoins beaucoup d’éléments anatomiques.

Le moment charnière dans notre création est venu lors des journées du patrimoine en 2014. Nous avions un atelier dans une ancienne ferme à Courdimanche, et devions faire une fresque sur le mur d’un vieux bâtiment. J’ai toujours été intéressé par les lieux anciens, abandonnés. Chez les graffeurs, c’est une démarche intrinsèque à la pratique – et quasi-fétichiste – que d’aller découvrir des lieux hors du temps, avec des murs qui ont une histoire. En tant que peintre, lorsque tu découvres l’histoire d’un lieu, tu as envie d’y rendre hommage, tout en en racontant une nouvelle, donc en respectant la fissure, la pierre. C’est une esthétique de la ruine et du recyclage. Corine Pagny, une artiste résidente, nous avait suggéré de peindre une danse macabre composée de squelettes et de chevaux. Nous nous sommes lancés dans une grande composition de chevaux en noir et blanc, insérés dans une structure pyramidale préalablement tracée au charbon. Cette peinture reste encore aujourd’hui un moment magique : plusieurs jours à ne pas réfléchir, en traçant directement en noir. La puissance qui se dégageait de l’ensemble était évidente, très directe, émanant notamment de la présence des animaux et rappelant les peintures des cavernes préhistoriques. Cela m’a imposé une vision qui, je le savais, allait me suivre pendant longtemps.

Qu’est-ce que ces animaux t’apportent ?

L’animal est une manière de se reconnecter au sauvage, à quelque chose qui nous manque. J’ai passé des heures dans les galeries d’anatomie à découvrir leurs formes, la diversité des squelettes, comme une réminiscence des images qu’on nous donnait gamin lorsqu’on avait un bon point. Chaque espèce possède une expressivité propre qui inspire. Pour moi les chevaux dégageaient cette puissance, cette grâce, cette émotion. L’oiseau est arrivé un peu plus tard car le voyage me manquait. Il m’a aussi permis de m’attarder sur les questions de liberté : au moment de la crise des migrants, je me suis rendu dans la Jungle de Calais avec d’autres artistes pour discuter avec eux de ces notions de voyage, de transit et de migration. A cette époque, les figures de l’oiseau migrateur et de l’échassier sont devenues plus présentes dans mon travail.

L’oiseau est aussi intimement lié à ma façon de peindre. Le fat cap permet de réaliser des traits qui finissent en pointes, et je dessinais souvent mes lettres de cette façon, qui fait penser à des becs ou à des plumes. Le fait de vouloir lâcher les lettres dans toutes les directions en suivant le mouvement m’a amené instinctivement aux oiseaux. C’est à partir de ce moment-là que j’ai abandonné la figure humaine.

Beaucoup d’artistes urbains travaillent sur le monde animal.

Si de plus en plus d’artistes urbains travaillent sur l’animal, c’est parce que l’on réalise qu’ils ne dureront pas, que nous sommes entrés dans une nouvelle phase d’extinction des espèces. Nous qui avons grandi dans un milieu urbain complètement centré sur l’humain et l’industriel, on se rend compte à quel point le sauvage nous manque. On essaie de s’y raccrocher car il nous échappe. A une autre époque je pense que j’aurais adoré être naturaliste et il me semble que c’est Roa qui parlait aussi de son rêve d’explorer le monde pour découvrir des espèces animales. On vit actuellement une forme de nouveau naturalisme : ces animaux existent, on le sait car ils sont dans nos livres et dans les documentaires. Pourtant ils ne vivent plus dans nos villes. Nous avons encore l’occasion d’en voir mais peut-être que d’ici quelques années ils auront disparu, et je pense que cela est en permanence à l’esprit d’artistes comme Teuthis, Ardif ou Faith XLVII… Peindre des animaux revient alors à rechercher une dimension intemporelle. Si j’affectionne tant le noir et blanc, c’est aussi parce que je suis très attaché à ces esthétiques capables de traverser les époques.

UN UNIVERS FANTASTIQUE

C’est aussi une occasion pour toi de basculer sur un univers plus fantastique. Est-ce une conséquence de ton trait ou cela découle-t-il de tes goûts ?

J’ai toujours apprécié les mangas, dans lesquels on retrouve cette notion de métamorphose, ou de transformation. Enfant, j’aimais le principe du loup-garou, de l’homme qui se transforme en animal, ou en surhomme. Même dans Dragon Ball Z, les combattants se transforment en super guerriers : leurs muscles se gonflent, des veines apparaissent, leurs cheveux changent de couleur.  On retrouve ces idées dans certains jeux vidéo comme Altered Beast, dans lequel le héros se transforme en ours ou en loup. Enfin, il y a aussi de grandes références comme Akira ou Miyazaki, qui ont des connexions avec Lovecraft, voire avec le Steampunk, et mettent en scène de véritables mutations.

Le côté sombre qu’on pourrait trouver à tes dessins viendrait alors uniquement du trait ?

J’ai une obsession pour les traits alors que j’aimerais me contenter de formes simples. Des artistes comme Dürer ou Bellmer m’ont apporté cette part gothique, que je rapproche de l’anatomie ou de la science naturelle, qui parfois peuvent être assez morbides. On songe aussi aux gravures de Gustave Doré, qui ont par définition un aspect romantique, sombre, certainement moins joyeux et léger que l’impressionnisme. Le fait même de devoir gratter et griffer avec l’outil est porteur de cette esthétique.

Quand je peins un animal je vais vouloir souligner telle forme, y ajouter du noir ou une ouverture, et s’il y a un trou vouloir le combler par une multitude de fils ou de fumée. On retrouve cette volonté de dépiautage, d’enlever la première peau pour voir ce qu’il y a en-dessous. Cette envie de montrer les couches intérieures se retrouve dans les Écorchés de Fragonard, avec des images traumatisantes de chevaux éclatés, dans les vaisseaux sanguins desquels de la résine a été injectée. Montrer ce que nous sommes en-dedans est une chose à laquelle je réfléchis beaucoup en travaillant sur les animaux. Comme tout être vivant, c’est tout un monde liquide, solide, mécanique et organique.

Les ombres occupent une place particulière dans tes travaux.

Je considère que j’ai encore des lacunes sur le traitement des ombres et de la lumière, qui sont des choses sur lesquelles je travaille en permanence. Il m’arrive de manquer le bon contraste, ou au contraire d’appliquer des zones sombres là où je ne devrais pas en mettre. On peut penser qu’il est facile de peindre d’après photographie, mais à chaque élément que l’on ajoute il faut penser à la lumière, que je place de temps en temps de façon trop aléatoire. Or, c’est sa gestion qui donne sa qualité à un dessin ou à une photographie.

J’aime aussi ces jaillissements qui permettent d’éviter que l’ensemble soit trop propre. Notre association avec Norione fonctionnait car son trait est plus délimité, et chacun tempérait l’autre pour trouver un équilibre intéressant. Les parties animales d’Ardif ou les travaux de Teuthis sont extrêmement précis, mais quand je vois le détail de ces fourrures ou de ces carapaces je sais que je ne pourrais pas le reproduire, que quelque chose devrait diverger à un moment donné. Je suis toujours tenté de faire un mélange de tout ce que je connais, un étalage de technique. On retrouve encore une fois ici cette idée de métamorphose et d’impermanence. Un dessin fermé serait pour moi contre-nature : la vibration qui en jaillira sera aussi une réaction à l’aspect parfois morbide qu’on y trouve, et permettra de jouer sur la dualité entre la vie et la mort, entre l’inerte et le mouvement.

REGARD SUR LA RUE

Que représente la rue pour toi désormais ?

La rue est à l’origine liée à l’enfance, un lieu d’aventure et d’exploration. Lorsque tu es en primaire, que tu dors chez ton meilleur ami et que tu fais le mur en sortant par la fenêtre, tu te retrouves confronté pour la première fois à toi-même. Les parents ne sont pas au courant, tu te caches derrière les voitures. C’est également une porte ouverte sur l’imaginaire : gamin, la nuit est pour toi un autre monde, tout raconte une nouvelle histoire et chaque maison peut être habitée par des monstres.

Plus âgé, la rue connaît des réalités multiples. Il y a celle que tu prends tous les jours quand tu vas au travail ou à l’école, et celle que tu vas explorer. Le Graffiti interroge en permanence le fait de s’approprier son environnement. Quand tu repères un mur, tu visualises ton graff à la façon d’un publicitaire avant d’y retourner peindre. L’appropriation est alors très forte car on pose de la couleur sur ces murs vierges de toute forme d’expression, apportant par là-même de la vie à cette architecture. A l’inverse des façades bétonnées et grises, les vieux murs en pierre conservent une sensibilité : il y a des gens qui n’ont rien à faire du Graffiti mais qui remarquent que telle pierre a été posée par un homme. Apposer son blaze sur un mur terne revient à dire qu’on existe, et je suis toujours plus rassuré dans un endroit tagué car je sais que des gens y vivent.

Quel est ton rapport à la photographie ?

Plusieurs choses entrent en jeu : le lieu, le temps dont je dispose, mon matériel. Quand je commençais à peindre, la photographie n’était pour moi qu’une archive. Il n’y avait pas alors cette impératif et cette urgence de la publication sur les réseaux. Pendant longtemps je peignais moins, mais prenais beaucoup de graffs en photo lors de sorties nocturnes. Pour moi, obtenir de belles images était alors aussi important que réaliser un bon graff. J’aimais prendre les camions, les stores, afin de mettre en valeur la peinture dans son environnement. La photographie peut être intéressante lorsqu’elle parvient à raconter quelque chose de plus que l’œuvre. Récemment, pour une peinture en Tunisie, je sentais qu’il fallait que j’en fasse une qui aille au-delà de la peinture. J’étais revenu sur le lieu de nuit, avec une multitude de bougies, de manière à pouvoir faire une pause longue. Après une heure d’installation j’ai retrouvé une atmosphère, et la photo est ainsi devenu une œuvre autonome qui dialogue avec la peinture.

Quel rapport as-tu à l’aspect éphémère de ton travail ?

L’éphémère est toujours présent, car on sait que même le mur le plus beau ne durera pas, qu’un tag pourra être effacé le lendemain, ou qu’il tiendra peut-être un an. Quand j’ai commencé je me demandais quel âge avaient les peintures à moitié effacées. L’imaginaire y tenait encore une place importante : qui ? quand ? où ? comment ? Une part de projection personnelle s’ajoute à ces questions.

Mais en creux c’est la mémoire que l’éphémère interpelle, mémoire qui est selon moi davantage présente et intrinsèque au tag et au Graffiti qu’au Street art, car il arrive toujours de découvrir des fantômes de tags vieux de vingt ans. Lorsque je prenais le train pour Saint-Lazare, je voyais ainsi de vieux lettrages de Shoe côtoyer des blazes beaucoup plus récents. Cette juxtaposition de couches est passionnante, ainsi que la nécessaire humilité qui émane de l’éphémère. Même s’il y a des lieux plus ou moins exposés, le fait de peindre dans la rue condamne l’œuvre à disparaître à court ou moyen terme, indépendamment de l’énergie et de la passion apportés en la créant.

Pourquoi le graff aurait cette mémoire et non le Street art ?

Je pense que le rapport à l’histoire est très différent dans les deux cas. Le Graffiti a des codes : il ne faut pas repasser un autre artiste, ou alors il existe une sorte de hiérarchie, qui respecte à la fois les anciens et les lieux. Le but n’est pas de faire quelque chose vu du plus grand nombre, mais il est fréquent de plutôt rechercher l’endroit et l’ambiance adéquate. Le graffeur est pleinement en cela un artiste in situ, qui appréciera à la fois, et pour des raisons différentes, des rues passantes et des zones abandonnées. Certains tagueurs vont vouloir poser leur nom partout mais le plus discrètement possible, dans des spots cachés, afin qu’il reste plus longtemps. A l’inverse, on a parfois l’impression que le street artiste pose une œuvre en sachant qu’elle sera prise en photo. Il a beaucoup plus intégré cette notion d’éphémère car il sait que cette image, une fois archivée, pourra être ajoutée à son catalogue.

Cela ne signifie pas que le Street art n’a pas d’histoire, et quelque part il découle des interventions dans la rue, qu’elles soient politiques, sociales etc. Néanmoins, le Graffiti et le tag sont pour moi plus instinctifs et primaires, là où le Street art est souvent à la recherche d’un concept, dans une démarche trop consensuelle. Une histoire qui se construit de cette façon sera dès lors forcément plus factice.

Mais le graffeur ne cherche-t-il pas également à se démarquer ?

L’ego trip des graffeurs est énorme, sans doute encore plus que chez les street artistes. Mais je trouvais en commençant qu’ils ne cherchaient pas autant la consensualité. L’émulation et la compétition concernent davantage le meilleur style, sans rien d’autre à gagner que la reconnaissance de ses pairs. Le fait qu’il n’y ait pas eu d’argent dans le Graffiti à ses débuts, et rien d’autre qu’une qu’être d’identité et d’expressivité, est un élément fondateur du mouvement. Personne ne me donne la parole, je n’existe pas aux yeux des autres, je vais donc écrire mon blaze partout comme un chien qui pisse.

Sous d’autres aspects, le Graffiti est particulièrement élitiste. Il arrive fréquemment qu’une fois sur un terrain il y ait des altercations, dont seul le niveau du graff pourra donner l’issue. En peignant des choses plus figuratives, ce rapport aux autres à forcément évoluer. Je trouve cela enrichissant d’avoir l’avis de quelqu’un qui n’est pas du milieu, car son regard aura plus de fraîcheur. J’ai aussi pu reprocher au Graffiti le fait que, tout en parlant de liberté et d’ouverture, il empêchait la diversité des points de vue, et jugeait ce qui pouvait – ou non – en faire partie.

Comment considères-tu cela en étant passé de l’un à l’autre ?

C’est drôle de voir la réaction des gens : ils sont très peu sensibles aux graffitis et aux lettrages, mais dès qu’ils voient un personnage ils le remarquent, et s’il s’agit d’un œil réaliste ils trouvent cela magnifique. J’ai longtemps fait du lettrage et j’apprécie, mais je veux aussi toucher le plus grand nombre. Mon leitmotiv depuis le début, que ce soit en photographie ou en dessin, est que la personne qui regarde ressente quelque chose.

Dès mes premiers grands collages dans la rue, en 2015/2016, j’ai découvert les différentes réactions du public. Je me posais dans un coin et regardais les passants qui voyaient cette apparition. Il y a quelque chose de gratifiant à toucher à la fois les parents et les enfants. De plus, en tant que dessinateur, il y a une grande part de projection : j’ai envie de parler au jeune qui passe pour stimuler son imaginaire. Dans le Bestiaire fantastique du Street art, on retrouve cette idée intéressante qui est de réintroduire le fantastique au cœur de la conscience quotidienne des gens dans les villes. Ainsi, il est très important qu’un gamin s’arrête sur un dessin ou des couleurs, car cela va l’accompagner pendant un temps.

C’est aussi pour cela que je fais des ateliers avec Arts Osons, et m’engage dans l’associatif. Je pourrais être l’enfant avec lequel je travaille, et j’aurais aimé grandir dans une ville couverte d’œuvres qui me fassent lever les yeux et donnent matière à rêver. Planter une graine, partager l’Art aux gens, sont des choses plus importantes pour moi au fil des années. C’est considérer l’Art comme une forme d’élévation que de le rendre accessible à tous. Sur un autre plan, peindre dans un endroit abandonné porte aussi l’idée qu’un jour un autre arrivera et sera d’autant plus surpris par cette apparition, comme j’imagine l’ont été les premiers aventuriers qui sont entrés dans les grottes de Chauvet et de Lascaux.

Photographies:  Horor

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Entretien enregistré en août 2019.

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