JEAN-MARC FELZENSZWALBE
“Un amateur photographie souvent la belle chose, la chose exemplaire: au fond, ce sont des choses rares que l’on enregistre alors. La banalité, celle qui est partout, à quoi on ne prête pas attention, c’est ce qui m’intéresse.”
Réel photographique et rapport de la matière à la Nature
Quel est votre rapport au medium photographique ?
Je faisais des photographies avec un appareil 6×6, porté par l’idée qu’il s’agissait de notations sur le réel qui compensaient le détachement que j’avais avec ma peinture abstraite – même si à l’époque elle se référait toujours à des éléments construits ou d’architecture, suivant en cela la tradition du réel photographique. La photo était une béquille, jusqu’à ce que je m’aperçoive qu’image après image se dessinait les contours d’une œuvre, c’est-à-dire un ensemble cohérent portant une lecture du monde.
Pourquoi cette confrontation au réel était-elle importante ?
En me confrontant au réel je me retrouvais face à des rythmes, des relations entre les objets qui m’amenaient à remettre en question l’automatisme de mon geste, et ainsi à réfléchir sur les rapports entre masses et distances.
Votre travail photographique accorde une grande importance à la matière.
La matière décrit le passage de la lumière en photographie ; la lumière présente elle-même le passage du temps, l’usure et la relation entre le travail de l’Homme et celui de la Nature; celle-ci, par exemple, va faire gonfler ou va déliter une affiche. J’avais été frappé lors de mon séjour en Guyane par la force surhumaine de la Nature: en quelques heures, elle peut effacer des routes tracées en plusieurs jours.
L’image n’est ainsi pas uniquement mostratrice de la main de l’Homme, mais du retour de la Nature derrière ce travail, comme avec les affiches.
Ce qui m’intéresse avec les affiches, c’est que comportant uniquement du texte ou parfois un portrait, elles permettent d’essayer de trouver le juste équilibre entre ce qui autrefois était lu et les plis, les arrachements, témoins du travail du temps. L’instant juste c’est celui où l’écriture est encore visible sans qu’on s’attache à la lire, tout en apportant une valeur à l’image. On découvre ainsi la beauté du travail de la Nature, dans une dimension romantique.
Vos photographies de sol montrent la rue comme étant le résultat du passage de tous ceux qui l’ont emprunté, tout en faisant ressortir les failles et les défauts des trottoirs.
L’apparition d’un petit pavé montre que la rue est vivante. C’est la dignité de l’insignifiant, l’idée que les choses les plus banales, celles sur lesquelles on marche, ont leur dignité. Pour moi, les sols et les murs sont des paumes de mains dans lesquelles je lis les cals liées au travail ou les rides renforcées par l’âge. De plus, les sols créent des effets différents : par exemple le pavé marque un effet de perspective très prononcé.
En quoi cela se distingue-t-il des photographies habituelles ?
Un amateur photographie souvent la belle chose, la chose exemplaire: au fond, ce sont des choses rares que l’on enregistre alors. La banalité, celle qui est partout, à quoi on ne prête pas attention, c’est ce qui m’intéresse. Il m’arrive de songer sciemment à ne pas prendre en photo tel immeuble très beau, car alors ce qui sera très beau sera l’immeuble, et non pas ma photographie.
Qu’est-ce qui détermine le choix du lieu photographié ?
Les sols de Sienne ou de Rome sont d’autant plus intéressants qui seraient presque invisible dans ces endroits sublimes. Ce qui compte c’est la relation entre la forme, la dynamique de l’image, la lumière. J’aime bien les lumières du soir, pas trop rasantes car trop sèches, ou coupantes, mais ces moments de rondeurs, qui permettent une fusion entre les choses.
pratique photographique
Qu’apporte l’utilisation de la chambre dans la pratique du photographe ?
Cela apporte de la lenteur. La manière même dont elle s’effectue l’éloigne de la photographie de consommation. Cela fait partie d’un choix de contrainte. Je ne prends parfois qu’une dizaine de photos par an, et il m’arrive de ne les développer qu’un ou deux ans après la prise de vue. A l’opposé du pastel qui est un sport très rapide, tout ce qui se passe avant la photographie la rend longue. La présence d’un temps rapide demeure pour capter un passage lumineux entre deux nuages, mais le poids du 6×6 contraint à se concentrer uniquement sur ce que l’on a envie de regarder.
Comment se passe la prise de vue ?
C’est un peu comme un portrait. Je fais mon cadrage avec l’appareil posé sur le ventre en regardant le dépoli, mais au moment de photographier je relève la tête et je regarde devant moi pour choisir le moment du déclenchement. Je regarde le sujet dans les yeux, sans intermédiaire. Ce choix du cadre est crucial, car une des spécificités de mon travail, c’est que les photos ne sont jamais recadrées.
Pourquoi photographier en noir et blanc ?
J’ai toujours été un coloriste. Le choix du noir et blanc provient des œuvres que je collectionne. J’ai longtemps recherché uniquement des bois gravés ou des gravures pour ne pas parasiter mon œil avec de la couleur. Le noir et blanc en photographie me permettait aussi de laisser la couleur à la peinture. Lorsqu’on pose une couleur en peinture on la choisit. Or, toute la difficulté en photographie vient de choisir ses couleurs, sans être happé par la multiplicité des tons de la rue.
Pastel et Collage
Quel est votre rapport au pastel ?
Mon intérêt pour le pastel remonte à 1978 et la rencontre littéraire du livre Degas Danse Dessin écrit par Paul Valéry; il y raconte le cours de peinture avec Degas et la cuisine de l’artiste avec le pastel. Cela m’a fasciné. J’ai eu envie de connaître le pastel sec, d’abord sur papier velours, qui permet les effets de fondu. C’est également à cette époque que j’ai passé un long séjour en Cayenne, entre décembre 1981 et mars 1983, où j’ai pu poursuivre mon travail. Mon premier pastel digne de ce nom date d’avril/mai 1983, soit quelques semaines après mon retour.
Que permet ce matériau ?
Le pastel permet un travail sur les couleurs, les formes et – de façon très limitée – les matières. Ce qui m’intéresse c’est d’avoir à la fois une rigueur dans les lignes, tout en la confrontant avec une matière nécessairement un peu floue. L’abstraction réalisée est à priori froide et rigoureuse, mais on peut transgresser cela en apportant la trace de la main au tableau. Je considère que peignant de la couleur je réalise un travail concret.
On retrouve déjà votre goût pour une peinture des formes.
J’ai toujours aimé une peinture construite, que ce soit celle du Bauhaus, ou le constructivisme soviétique. J’apprécie aussi celle, moins connue, des primitifs italiens, la première Renaissance, celle de l’école siennoise, qui introduit la perspective et marque le passage hors de l’âge gothique. Les espaces parfois un peu maladroits ou incertains qu’on retrouve sont, par ces maladresses mêmes, tout à fait bouleversants. Je me refuse à faire une peinture lisse à l’acrylique. Je préfère la sensibilité de Rothko, et du métier un peu à l’ancienne que cela suppose.
Quelles évolutions ont connu votre travail au pastel ?
Il y a eu peu d’évolutions, la plus flagrante est qu’il m’est arrivé de faire certaines années des séries sur un seul thème. Pendant plusieurs années j’ai peint des drapeaux, tableaux rectangulaires avec trois bandes verticales de couleur, plus ou moins larges, et qui toujours m’inspiraient suffisamment pour que je trouve le tableau suivant.
C’est aussi un matériau extrêmement fragile. Comment le préservez-vous ?
Le pastel est un matériau solide et fragile. Fragile parce qu’il s’agit de poudre fixée avec un produit qui ressemble à de la laque à cheveux. Pourtant, si on passe la main dessus, il va tomber. Mais il y a aussi un côté immuable: les pigments ne vont pas varier. Ils conservent leur premier éclat, les seules variations étant dues aux changements de densité induits par l’application du fixatif. C’est plus évident sur du papier velours, à la fixation imparfaite, que sur du carton où la poudre rentre à l’intérieur du support.
Comment constituez-vous vos collages ?
Ils sont en général composés d’emballage commerciaux, avec une forte présence de mots et de polices de caractère choisies parmi les plus simples. J’essaie ensuite de les déstructurer en une sorte de puzzle, qui laisse parfois paraître la présence de la lettre, mais sans sa signification originale. Encore une fois, il s’agit de se contraindre à travailler et à voir des constructions qui ne sont pas dictées par l’automatisme de la main.
Pastels, photographies, collages… même en changeant de matériau, je continue à écrire la même chose.
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Toutes les images utilisées appartiennent à Jean-Marc Felzenszwalbe.
Entretien enregistré en juillet 2017.