morèje
“Par le collage, on effectue un recouvrement, on montre et on cache à la fois. Or, le mur le plus banal a fait l’objet d’un choix : celui du maçon, celui des urbanistes qui ont voulu qu’il soit en brique ou bien peint. En jugeant ce choix, on rentre dans des considérations tant esthétiques que morales. Mais de quel droit puis-je recouvrir ce mur si les gens ne le souhaitent pas ?” Le travail de Morèje, aussi minutieux que discret, interroge en permanence notre rapport au temps et au mur de la ville. Comment créer tout en respectant nos prédecesseurs et nos contemporains? Comment réinventer un art monumental datant de l’aube de l’humanité? C’est avec patience et au travers d’une réflexion sur le medium qu’il emploie que l’artiste tente de nous offrir une réponse.
Parcours
Comment êtes-vous devenu artiste ?
J’ai toujours fait du dessin, un domaine où je n’avais pas de comptes à rendre, contrairement à ce que l’école attendait. A l’époque, je m’imaginais artiste-peintre, avec un chapeau et un chevalet, peignant sur le motif comme Cézanne. J’ai d’abord suivi les cours de la ville de Paris à Montparnasse. Je peignais des compositions, du modèle vivant. J’ai eu mon Bac et le concours d’entrée aux Beaux-Arts, mais ne pouvant suivre les deux cursus je suis entré à la Fac car mes parents trouvaient ça plus sérieux. J’y ai découvert l’art contemporain avec des professeurs aux avant-gardes comme Michel Journiac ou des historiens comme Jean-Michel Palmier. Ce fût une rencontre avec l’art conceptuel, Daniel Buren, Richard Long et le Land art.
Après une maîtrise à Paris 1, j’ai passé le concours de la ville de Paris, puis le diplôme des Beaux-Arts. Pendant trois ans j’ai suivi des cours de morphologie, de perspectives, de vitrail, de textile, mais aussi de peinture chez Henri Cueco et Matthey de l’Etang. J’étudiais la mosaïque, qui faisait partie du cursus peinture, auprès de Riccardo Licata qui enseignait depuis les années 60. C’était un peintre qui avait toujours pensé son travail pictural sur différents media, ce qu’on retrouvait dans son atelier qui était plein de chevalets.
J’ai alors découvert un medium. La mosaïque est un collage, composé de matériaux, qui permet de tout travailler, sans être une simple copie d’une peinture. Elle permet de jouer avec l’essence même de l’objet. J’ai commencé à semer la pagaille dans l’atelier, cassant des bouteilles, allant chercher du charbon sur les quais de seine. J’ai réalisé que la mosaïque était passé à côté de toutes les avant-gardes du XXe siècle et de l’art contemporain. Malgré quelques transformations, elle restait cantonnée à une dimension presque antique. Je me suis rapidement intéressé à la notion même de medium, m’interrogeant sur ses différentes combinaisons. Presque naturellement, je l’ai lié à l’architecture et à l’urbanisme, et suis donc sorti autour des Beaux-Arts pour la confronter à l’environnement. Je me considérais ainsi plus plasticien que mosaïste ou graffeur, évoluant à travers des modes d’expressions qui correspondaient à ce que je voulais dire. On distingue ainsi deux types de formations principales parmi les artistes urbains : ceux qui sont issus des Arts plastiques comme Mesnager ou les VLP, et ceux qui ont évolué après avoir commencé à graffer.
La mosaïque dans l'art urbain
Vous dites que la mosaïque est un Art monumental, c’est à dire non seulement utilisée dans de grands formats, mais surtout possédant une vocation mémorielle. Le medium même est porteur de mémoire.
Au XIXe et au début du XXe siècle, il y a eu un renouveau des arts décoratifs à Paris. On appelait alors le vitrail, la fresque et la mosaïque des arts monumentaux. Cela ne faisait pas référence à une dimension gigantesque, mais au fait que la mosaïque, tout comme le monument, est liée à la mémoire. Mon deuxième constat fût de m’apercevoir que des petites créations peuvent avoir un impact sémantique ou visuel aussi fort que des choses immenses : tout dépend de ce qu’on fait, comment et pourquoi. Ces trois paramètres permettent d’interpeller le spectateur, ce qui reste le but premier de l’Art.
En cela notre travail commun avec Zloty est intéressant car avec ses Éphémères il a une rapidité au niveau du geste, tandis que j’apporte cette question du temps en utilisant la mosaïque. Je travaille notamment avec l’idée de recouvrement, celle de couches que l’on découvre lorsqu’on réalise des fouilles archéologiques. J’avais préparé des supports permettant cette articulation : les Éphémères apparaissent soit sous la mosaïque comme une chose ancienne tout juste dévoilée, soit par-dessus comme un graffiti. C’est un jeu sur le temps et la mémoire. Le matériau même pose cette question, car on peut travailler avec des grès cérames industriels, mais aussi avec des matériaux qui peuvent avoir plusieurs millions d’années : il m’arrive parfois d’employer des fossiles ! La tension ainsi créée est intéressante, car la mosaïque, en étant un collage, permet d’assembler des morceaux de temps différents.
Comment attirez-vous le regard du passant alors que vos travaux sont souvent de petites dimensions ?
L’espace public permet une communication directe, car le spectateur est nez à nez avec le travail, mais aussi indirecte car j’ignore qui va le voir. Or, mes travaux sont de petites dimensions, à l’échelle du piéton, et sont souvent positionnés à la hauteur des yeux. Il y en a même certains à hauteur d’enfant. Mon but n’est pas d’aller les percher pour ne pas qu’on puisse les enlever. Ainsi, certaines pièces sont visibles uniquement de près, tandis que d’autres sont perçues de plus loin. Par exemple, j’inclus parfois de petites tesselles d’or car je sais qu’elles accrochent la lumière. Il en suffit d’une ou deux pour que dès qu’un rayon de soleil passe l’œil soit accroché, même à deux mètres de distance. Mais cela peut aussi être le cas avec une couleur dissonante ou vive. Selon moi, la maison ou l’immeuble font aussi partie du tableau, dans lequel j’insère la pièce comme un peintre compose sa toile. Je ne connais pas toujours le résultat en commençant et le spectateur peut lire ce cheminement en regardant la mosaïque. La réalisation de l’œuvre dans le temps est ainsi visible.
La mosaïque a aussi la particularité de ne pas être visible de la même façon en fonction de la distance à laquelle on se place.
La mosaïque, comme les pixels, fonctionne selon le principe de la fusion optique : de loin on a une couleur, et de près des points. Ce qui m’intéresse, c’est que l’œuvre puisse être perçue différemment en fonction de la distance à laquelle on se place, comme en peinture on trouve une vue d’ensemble et une vue de détails. Si je veux un effet de bleus, je ne vais pas en choisir qu’un : je vais mettre des gris, des tons bleus vert, des bleus lavande… Chaque élément de l’œuvre a été posé séparément et a fait l’objet d’une décision. Duchamp disait : l’Art est une suite de choix. Le positionnement d’un élément est un choix qui peut se retrouver lors de la lecture de l’œuvre.
Réversibilité et caractère éphémère
“Le choix d’utiliser ou non des mortiers ou colles réversibles ne peut être dissocié de l’œuvre. (…) Un collage même minime montre et recouvre dans le même temps, cache ou dévoile. (…) La réversibilité donne la possibilité d’un effacement, d’une disparition.” Le caractère réversible et non pérenne est important dans votre démarche.
La réversibilité est importante. Elle donne la possibilité de pouvoir retrouver ce qu’il y avait auparavant. C’est ce que j’ai appris auprès des maroufleurs aux Beaux-Arts, dont le travail est de fixer un support un autre. Ils nous apprenaient à préparer des dizaines de colles différentes. En effet, certaines colles du XIXe siècle ont été catastrophiques car on ne pouvait plus les enlever et si on voulait retirer l’œuvre il fallait arracher le support. Désormais la réversibilité s’est imposée comme une règle fondamentale en restauration. Pour des murs en pierre je prépare un mortier qui va maintenir la pièce mais pourra être enlevé avec un petit burin et un coup de brosse. On ne peut plus voir où était installé mon Courbet place Vendôme car il n’y a plus la trace. Ce caractère réversible permet de respecter le support et le lieu.
Alors que la mosaïque est un medium qui pourrait durer, vous choisissez ainsi de le rendre éphémère.
Le caractère éphémère fait partie de l’œuvre. Il est aussi important que la couleur ou la matière. Même en atelier la couleur d’une toile va évoluer avec le temps. En extérieur, l’œuvre est exposée à l’usure. Par le collage, on effectue un recouvrement, on montre et on cache à la fois. Mais le fait de travailler en extérieur pose aussi la question du droit. Même s’il n’y a rien sur le mur, on occulte quelque chose qui a été fait avant nous. Or, le mur le plus banal a fait l’objet d’un choix : celui du maçon, celui des urbanistes qui ont voulu qu’il soit en brique ou bien peint. En jugeant ce choix, on rentre dans des considérations tant esthétiques que morales. Mais de quel droit puis-je recouvrir ce mur si les gens ne le souhaitent pas ? On s’impose alors aux autres avec une forme de violence. La pirouette consiste à dire que les urbanistes ne nous consultent pas non plus en dessinant leur plan. C’est vrai mais il est impossible d’y répondre sans s’interroger sur l’éthique de l’artiste, qui est responsable de ses œuvres, de leur signification, de ce qu’elles représentent, de leur contexte.
Déambulation et contexte
En quoi l’idée de déambulation et de parcours est-elle importante dans votre démarche artistique ?
Parcours est le terme qui donne son nom à une série de travaux mais il peut être composé d’une ou plusieurs mosaïques géographiquement disséminées. Chaque parcours est différent et se construit autour d’un fil conducteur qui lui est propre. Celui de Charlie a été compliqué à réaliser. Je voulais réaliser une fresque pour le lien à l’histoire, tout en intégrant de petits bouts de carte mémoire pour marquer l’actualité et masquer la séparation entre mémoire antique et mémoire actuelle. Je voulais également des visages en couleur pour témoigner du fait qu’ils étaient symboliquement toujours vivants. Enfin, je ne voulais pas d’une disposition rectiligne, car ce n’étaient pas des gens qui s’alignaient.
Comment la mosaïque s’implante telle dans les lieux choisis ?
L’Art urbain ne se limite pas à la ville et peut aussi bien être à la campagne. La seule chose qui compte est le sens qu’on veut donner, mais on peut s’exprimer partout. C’est pour cela que je ne me sens pas strictement artiste urbain, car je n’interviens pas que dans les rues. J’essaie de ne pas me répéter, ce qui ne me rend pas facilement identifiable. Je n’ai pas de logo, et seul mon travail constitue ma signature : j’ai par exemple installé des œuvres au bord de la mer : elles étaient mouillées à la moindre vague et finirent emportées.
Le choix du lieu est donc porteur de sens.
En ville, installer une œuvre dans un quartier chic ou dans un quartier plus désœuvré n’a pas la même signification. L’esplanade des Invalides n’est pas porteuse du même sens que le Trocadéro ou que la rue de l’Orillon à Belleville. L’endroit où on la place est donc essentiel dans ce que l’on va dire. Si c’est une création dans une petite cour, est-on encore dans la rue ? Quand j’ai exposé à la Tour 13 je m’étais posé cette question de la nature du lieu. C’était un endroit désaffecté et cette tour devait être détruite. J’ai fait un travail dedans/dehors, en installant une sorte de réveil avec des fils électriques qui se touchaient presque. A l’entrée, j’ai placé une petite mosaïque à l’endroit de la sonnette, incluant un rail de jouet car l’immeuble appartenait à La Sablière, qui s’occupe des employés de la SNCF. J’avais également acheté un petit sablier avenue d’Italie, que j’y avais inclus. Quoi qu’on fasse, c’est important d’en saisir le sens, car à la fin c’est nous qui décidons, pas la mode ou la publicité.
Réflexion sur la mosaïque
Votre travail interroge également la mosaïque en tant qu’entité propre.
La déconstruction d’une idée permet de reconstruire quelque chose d’autre avec des éléments du passé. Déconstruire la notion de mosaïque m’a valu quelques grincements de dents, car il y a toujours des gens très orthodoxes lorsqu’on s’attaque à un métier d’art. Mais l’Art est justement l’un des rares domaines où l’on peut faire ce qu’on veut. Réfléchir à la notion de mosaïque me permet d’imager toutes les formes qu’elle pourrait prendre : ce qui compte c’est le module et la répétition, donc une chemise pourrait en être une…
On retrouve cette idée de répétition dans le pochoir.
Le pochoir a un rapport avec la mosaïque que l’on peut retrouver dans mon travail sur les empreintes avec les Sigillosaïques. On a un module qu’on va pouvoir répéter, et l’effet donné par l’accumulation constitue une mosaïque. Cela offre des possibilités de combinaisons, qu’on retrouve dans les séries de Warhol. Dans mes pochoirs, je vais jouer sur ces superpositions, ces juxtapositions. Une mosaïque au sens strict du terme est donc unique comme le pochoir, car chaque élément est unique.
Pourriez-vous revenir sur la façon dont la typographie est intervenue comme élément de réflexion dans votre travail ?
Je cherchais des plombs de typographe, ce qui n’était pas évident car beaucoup ont été fondus pour récupérer la matière et il est difficile d’en trouver sur les marchés aux Puces. Paella? m’a dit connaître un graveur à la retraite qui vendait son matériel, mais qu’il ne le céderait qu’à quelqu’un pouvant encore s’en servir. Je l’ai convaincu en lui disant qu’on pourrait utiliser mon œuvre pour imprimer des choses, que les plombs ne seraient pas perdus. J’ai découvert un monde chez ce typographe, Jean Hofer, qui à la fin m’a fait une démonstration. Il séparait chaque plomb avec une feuille à cigarette pour que toutes les lettres puissent être distinguées à l’intérieur du mot. En effet, si elles sont trop proches on ne verra pas leur qualité propre, mais si elles sont trop éloignées le mot n’est plus lisible. C’était une véritable mosaïque et c’est ainsi que j’ai imbriqué ces techniques pour en faire des Typosaïques. Cela m’a permis de travailler sur l’idée d’empreinte et de sceau permettant de composer une mosaïque par répétition du motif.
Vous pouvez retrouver Morèje sur son site Internet.
Entretien enregistré en octobre 2017.
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