Myriam Greff

Myriam Greff

Kintsugi signifie littéralement « jointures à l’or ». Cette technique de restauration des céramiques est l’art de fixer les poteries brisées avec de la laque et de la poussière d’or, laissant ainsi apparaître les traces de la réparation, tout en permettant la possible réutilisation de l’objet. La légende raconte qu’au 15ème siècle le shogun Ashikaga Yoshimasa renvoya en Chine un bol de thé endommagé pour le faire réparer. Malheureusement, celui-ci revînt réparé dans la tradition chinoise, fixé à l’aide d’agrafes métalliques. A la suite de cet évènement, les artisans japonais auraient élaboré un procédé de restauration plus esthétique. En réalité, le kintsugi est peut-être apparu un peu plus tardivement au Japon, à l’époque d’Edo au 17ème siècle.

Myriam Greff est spécialiste du kintsugi. Avec elle, nous revenons sur les particularités de cette technique de restauration, comment elle permet à l’artiste ou au restaurateur de travailler sur le temps et les émotions qui lient un objet à une personne. Le kintsugi est en effet créateur d’émotions : non seulement il met en avant les fractures inhérentes à l’objet brisé, les rendant le plus visible là où la restauration illusionniste cherchera avant tout à les faire disparaitre. Bien plus, cette réparation se fait à l’or, le plus symbolique des métaux.

Technique du kintsugi

Quel a été ton parcours et comment t’es-tu dirigée vers la pratique du Kintsugi ?

J’ai suivi un master en restauration du patrimoine, avec une spécialisation en céramique et verre. J’ai appris ce qui concerne la restauration illusionniste ainsi que celle des pièces archéologiques, avec des connaissances en chimie appliquée à la dégradation des objets. La céramique est une spécialité difficile car elle a perdu 70% de sa valeur en 10 ans. En effet, nos intérieurs ne sont plus adaptés pour de tels bibelots de décoration. Donc les antiquaires ne font plus, ou beaucoup moins, restaurer leurs objets.

J’ai découvert le kintsugi au musée Guimet. J’étais tellement formatée par l’idée d’une restauration qui devait être invisible que je n’ai au début pas compris ce type de travail : on ne voyait que ça ! En tant que restaurateur, lorsqu’on travaille pour des musées, on nous demande que la restauration soit visible mais pas à première vue, alors qu’ici c’était l’inverse, la première chose qui apparaissait était ce fil d’or. Mais en dix ans l’œil change, et je prends plaisir à travailler sur cette idée de volume. Le déclic est venu à la suite de nombreuses demandes de collectionneurs de céramique contemporaines. La première chose qu’ils me demandaient était la réalisation de kintsugi. Je me suis dit qu’il y avait un créneau, que cette technique était rare, respectueuse de l’environnement : en effet, c’était bien de ne plus avoir à utiliser de produits toxiques tout en permettant la réutilisation de ces objets, pour la plupart utilitaires.   

 

D’où vient la technique du Kintsugi ? En quoi consiste ce type de réparation (sur quels supports, pour quels objets) ? Quelles sont les différentes branches de cette technique, notamment en fonction du choix des matériaux ?

Kintsugi vient du mot kin, or, et tsugi, jointure. C’est l’art de fixer les poteries brisées avec de la laque et de la poussière d’or, laissant ainsi apparaître les traces de la réparation. De multiples déclinaisons sont possibles comme le gintsugi, avec des jointures à l’argent ; le tintsugi, à l’étain ; l’urushi-tsugi à la laque pure, ou encore le yobi-tsugi par lequel on emploie un tesson provenant d’une autre pièce. Si en théorie l’esthétique de l’objet détermine le choix du matériau, en pratique on me demande uniquement du kintsugi. Même si parfois l’argent se marierait bien, les gens veulent de l’or car ça reste la restauration suprême. De plus, si l’argent se marie avec beaucoup de couleurs, l’or se marie avec tout. J’ai fait une seule fois un gintsugi, à la demande d’une faïencerie.

Gintsugi : restauration à la laque et argent

A l’origine le kintsugi est pensé pour ce qui touche à la cérémonie du thé, comme le bol chawan, qui est bien ouvert pour la facilité d’accès. Avec une forme fermée, on n’a pas accès à l’intérieur ce qui empêche de faire une restauration complète. Néanmoins, en mixant des techniques contemporaines avec des techniques traditionnelles, je peux parvenir à un résultat qui serait irréalisable par la seule utilisation de la laque. J’ai par exemple travaillé sur un vase rouleau pour lequel je ne pouvais pas mettre de laque à l’intérieur : j’ai dû utiliser de la colle de synthèse avec une finition à l’or pour les parties inaccessibles. Mais je n’emploie ces techniques là que lorsqu’il n’y a pas d’autre solution et en informant mes clients. J’ai pu faire une restauration kintsugi sur du cristal, ce qui n’est pas censé être faisable car la laque est marron et reste donc visible. Si on entend par kintsugi l’impression visuelle finale, tout est réalisable. A l’inverse, tout ne sera pas possible si l’on souhaite uniquement utiliser de la laque. Il peut y en avoir sur du bambou, car la laque sert traditionnellement pour travailler sur du bois, ou aussi sur des jades. Mais ça reste chaque fois des matériaux solides en volume.

 

Le Kintsugi, à la différence de la réparation illusionniste, est une technique transformatrice de l’objet qui met ses fêlures en avant. Ainsi la restauration peut devenir un art au Japon car elle est l’occasion d’une transformation d’une œuvre préexistante en œuvre nouvelle.  

J’aime bien parler de métamorphose. L’objet n’est plus le même mais il retrouve sa fonction, ce qui n’est pas le cas avec la restauration illusionniste. Les laqueurs considéreraient sans doute plus le kintsugi comme une philosophie que comme un art. Mais les pièces que je crée je les considère comme telles car je vais choisir la quantité d’or, la taille du joint, faire des reprises au décor… A l’inverse, la partie restauration reste de l’artisanat car on ne choisit pas comment la céramique se brise. Il y a des cassures plus ou moins belles, des terres qui se craquèlent plus ou moins bien en fonction de leur effritement. On crée un objet nouveau mais à l’aide du temps qui passe. Au final il y a une grosse part d’inconnu. Le kintsugi ajoute de la valeur à des pièces qui n’en ont pas forcément. J’ai aussi beaucoup de demandes pour des pièces qui ne sont pas japonaises, ça veut dire que les gens s’ouvrent. J’ai envie que cet art soit reconnu, même s’il ne peut pas être accessible à tout le monde. Et des céramiques brisées qui paraissent invendables peuvent réserver de belles surprises : j’ai un vase Ming qui est reparti en Chine !

Vase pour ikebana en porcelaine et or pur avec haïku de Bashô.
Très vieux cerisier en fleurs, cette femme bien conservée aimerait aussi refleurir.
Bashô
Poète
Soliflore en porcelaine noire avec haïku de Bashô.
Cette solitude, viendrais-tu la partager? Feuilles de Pauwlonia
Bashô
Poète

Kintsugi et philosophies de restauration

En Europe, on développe au XIXème siècle les théories modernes de la restauration. Parmi les principaux penseurs, on oppose Eugène Emmanuel Viollet-le-Duc et John Ruskin. Si pour le premier la restauration permet de restituer l’unité de l’objet ou du lieu et d’effacer les aspérités, pour le second elle doit se plier au passage du temps qui est aussi une composante essentielle de l’objet. En révélant les fractures de l’objet, le Kintsugi se place aussi sur un terrain de pensée particulier de la restauration ?

Viollet-le-Duc est pour une restauration à outrance, qui n’est même plus vraiment une restauration car on crée un état qui n’a jamais existé. C’est grâce à lui qu’on a la charte de Venise qui dit qu’en l’absence de 70% de l’objet ou des documents on n’a pas le droit d’intervenir. On ne peut pas recréer des choses à partir de notre imaginaire alors que la restauration est littéralement « refaire en l’état ». Ruskin penche pour une certaine admiration des ruines, avec une mentalité presque chinoise, car ils ne restaurent pas. De fait,  l’histoire de la bague en jade pour laquelle j’ai réalisé un kintsugi est drôle car c’est un objet qui n’est pas censé se faire restaurer. Ainsi, le kintsugi occupe une place ambiguë dans ce débat. On peut y trouver le côté contemplatif de l’objet abimé qu’on a chez Ruskin, tout en étant proche de Viollet-le-Duc car le restaurateur crée alors un nouvel état.

 

Peu à peu la culture occidentale s’est orientée vers un type de restauration privilégiant la recherche de l’état premier de l’œuvre. Par son positionnement, le Kintsugi se place définitivement dans les philosophies orientales comme le zen au travers notamment du concept du wabi sabi. Pourrais-tu revenir sur ce concept et sur la façon dont le Kintsugi peut être lu à travers lui ? (wabi sabi : forme de beauté qui surpasse la dichotomie entre le beau et le laid. Les deux prennent leur importance en relation l’un avec l’autre et non l’un contre l’autre.)

Viollet-le-Duc est notre bête noire, avec sa vision fantasmée des bâtiments médiévaux, comme la cité de Carcassonne. Elle n’a rien d’historique, mais vient tout droit du 19ème siècle avec le préraphaélisme” (vision imaginaire du Moyen-Âge qu’on a au 19ème) et la Belle au bois dormant. Lors d’une restauration demandée par un musée, on utilise une couleur un ton en dessous, ou un tesson légèrement en retrait : il faut que la restauration soit visible, même si ce n’est pas au premier coup d’œil. En revanche, la réversibilité est censée être parfaite même si en réalité c’est impossible car certains produits vont forcément pénétrer la pâte. Un musée ne demandera jamais de restauration illusionniste en France. C’est plutôt la marotte de l’antiquaire qui veut revendre sa pièce sans dire qu’elle est cassée ou du collectionneur qui voudrait l’avoir neuve. Mais le premier réflexe des particuliers c’est aussi la volonté que la cassure ne se voit plus.

On peut également le relier à un autre concept japonais, celui du mono no aware, l’idée de l’impermanence des choses. Comment cela s’applique à ton travail ou dans ta perception ?  

Je pense que ça tient à ma propre perception. Par exemple, j’aime bien faire des joints qui ont du volume. On me le demande souvent. Si on regarde les restaurations qui sont à Guimet, c’est plat. Je trouve que c’est beau avec du volume et ça reste attaché à la personnalité du restaurateur et c’est un peu ma marque de fabrique, car pour avoir du volume et un or brillant j’ai du développer des techniques personnelles pendant des mois pour obtenir ce résultat qui plait. Ca m’est arrivé deux fois qu’on me demande faire des choses très plates, pour des jades. Pour la bague car elle allait être portée, et il ne fallait pas qu’il y ait un joint, et pour un bol en jade qui était une antiquité. Pour les puristes on ne doit presque pas voir tout de suite le kintsugi, ce n’est pas une restauration. Il n’est pas là pour décorer. 

Restauration sur bague en jade.

Ma démarche artistique va à l’encontre de cette idée et avant de restaurer une pièce je demande toujours à la personne ce qu’elle désire. Tout le monde aime ce côté cicatrice. Je pense que ça dépend du laqueur, du commanditaire, et de la nature de l’objet. Quand je refais des grosses parties j’essaie de faire en sorte que ce soit plat sinon ça n’irait pas. Pour le côté les cassures, je trouve que c’est beau quand il y a du volume. Je resterai une occidentale qui imite le Japon donc autant rester une occidentale. Quand le kintsugi est tout plat, je trouve que parfois on se demande si ce n’est pas un dessin fait à l’or par le céramiste au départ. En transgressant certaines règles, j’amène des gens à restaurer leurs objets, donc à repenser leur relation avec des objets qu’ils pensaient ne plus être utilisables. Beaucoup de gens me disent : si je vous avais connu avant… La restauration vaudra quasiment toujours plus chère que l’objet pour les céramiques. C’est le problème qu’on a avec les restaurations illusionnistes. Comme la céramique ne vaut plus rien, la restauration vaut systématiquement plus que l’objet. Forcément il n’y a pas de client. Comme le kintsugi apporte de la valeur on y arrive. On est aussi souvent sur des pièces uniques et donc c’est celle là et pas une autre.

 

Certains auteurs ont pu dire du Kintsugi qu’il relevait d’une certaine forme de beauté de l’imperfection qui serait comprise dans le wabi sabi ; pour d’autres le fait de s’inscrire dans cette pensée permet plutôt de considérer que le kintsugi relève d’une autre forme de perfection, dans le sens d’objet complet. Qu’en penses-tu ?

Je pense que l’objet est complet et parfait comme ça car il ne faut pas oublier que la céramique est un objet utilitaire. Ce qui explique que c’est un art mineur. Pour moi il est finit avec la restauration car il retrouve sa fonction complète car on peut s’en resservir. Il y a aussi le côté admiration de l’objet abimé, mais pour moi je serai plus du côté de la complétude par le kintsugi.

Kintsugi et design

Le kintsugi, en rendant son unicité à l’objet, rompt avec notre tendance actuelle à la standardisation. En effet, avec cette dernière les objets perdent leur caractère unique en gagnant une meilleure qualité. De fait il semble plus difficile de s’y attacher. Penses-tu que cela nous permet de renouer un lien d’attachement avec l’objet ? 

Avec l’industrialisation nous sommes confrontés à un problème. Chacun veut être à la mode tout en étant unique. La personnalisation industrielle des objets est de plus en plus importante et recherchée. Les meubles achetés dans de grandes chaines sont souvent repeints et transformés par leurs propriétaires, car nous voulons exprimer ce que nous sommes tout en achetant des produits connus, issus de l’industrie de masse. La recherche de la différenciation accompagne ce mouvement mais elle s’y oppose également. Quant au lien créé par le kintsugi, il est réellement présent : je pense que les propriétaires aiment en conséquence encore plus ces objets et qu’ils en prennent plus soin, même si ces derniers sont des objets industriels standards avant leur restauration.

En renouant le lien qui nous unit à l’objet, le kintsugi fait donc appel à nos sens : il pourrait par la même être considéré comme de l’emotionnaly durable design. Dans ta pratique, en impliquant l’utilisateur dans le processus de réparation tu lui permets de s’attacher à l’objet. Considères-tu le lien entre la personne et l’objet à réparer ?

En théorie, les personnes qui requièrent mes services disposent de différents choix quant à la manière dont leur objet sera restauré. Je leur laisse notamment la possibilité de privilégier la nature du matériau utilisé pour la réparation. Souvent les clients désirent toucher les pièces avant de les acheter : le poids, la forme, la texture, le toucher sont tout aussi importants que l’apparence. Le bol chawan est par exemple tout à fait le type d’objet charnel qui tient dans la main et pour lequel le poids ou la rugosité vont avoir une réelle importance.

Tu travailles aussi avec l’élément temps ainsi qu’avec les émotions. La réparation inscrit l’objet dans le temps en lui conférant une histoire propre, ainsi qu’en permettant sa réutilisation. L’usage renforce alors sa valeur, contrairement au consumérisme qui au contraire valorise son caractère nouveau.

En effet, je travaille à la fois sur les émotions des acheteurs, sur celles de ceux qui souhaitent une restauration, ainsi que sur les miennes. Il existe une différence quant à la perception de la restauration kintsugi par les futurs propriétaires de l’objet. En travaillant en restauration illusionniste, les clients n’ont pas le même sentiment lorsqu’ils le récupèrent : pour eux, le changement est invisible. La cassure a disparu et l’objet a perdu l’anormalité qui les dérangeait. Au contraire, le kintsugi procure une véritable reconnaissance : les gens retrouvent leur objet dans sa fonctionnalité et son apparence, mais ils découvrent également une nouvelle pièce transformée par le kintsugi. Cette réaction marquée me donne envie de me dépasser, même si curieusement ils réutilisent rarement l’objet par peur de l’abimer à nouveau. La valeur apportée par le kintsugi est ainsi tout à la fois économique et sentimentale. Retrouver ce qu’on pensait perdu offre une seconde chance.

Service à Thé en grès et faux-makie d'inspiration manga
Est-ce que la nature de ton travail change lorsqu’il s’agit d’un objet ancien ?

Mes premières pièces anciennes venaient de la collection du Louvre. Je me souviens avoir été très inquiète de la façon dont j’allais pouvoir les restaurer. Aujourd’hui, je travaille de la même façon sur tous les objets, en tenant compte des spécificités liées à l’âge, mais en leur accordant à tous la même attention. En effet, au moment de pratiquer une restauration, on doit se détacher de la valeur monétaire ou historique de l’objet afin de rendre le meilleur travail possible. Le travail étant sensiblement semblable, le coût de cette restauration dépendra du degré de casse et du nombre d’heures passées plutôt que de la nature même de l’objet.

 

Est-ce que les objets anciens présentent une difficulté supplémentaire par rapport aux objets nouveaux ? Quand est-il des pièces appartenant à des musées ?

Les objets anciens sont plus complexes. Souvent, il faut commencer par stabiliser la pièce, nettoyer les infiltrations et les tâches puis ôter les traces de précédentes réparations. Ces restaurations sont un plaisir et me permettent de pratiquer la chimie telle que je l’ai apprise. Je combine ainsi les techniques européennes et japonaises l’une après l’autre. Pour autant, j’ai peu d’occasions de travailler sur des pièces anciennes. Je n’ai pas encore démarché les antiquaires à Paris qui sont les seuls susceptibles de me confier de tels travaux.

Mes diplômes m’ont permis d’obtenir un agrément pour travailler avec des musées, mais ceux-ci ne me demanderont jamais de faire une réparation kintsugi sur leurs collections. Cette technique n’est pas réversible, or les musées demandent à ce que toute réparation soit réversible pour d’autres restaurations futures, mais également pour les besoins de la recherche effectuée sur les pièces. Ils pourraient éventuellement me demander de restaurer un kintsugi préexistant. Je vais prochainement procéder à une telle restauration sur une pièce du 17ème siècle d’une collection privée dont l’or de la jointure s’est abimé avec le temps.

Ori-tsuru chawan avec décors à l’or
Bol chawan bleu
Il paraît qu’à l’époque où le kintsugi était à la mode, il n’était pas rare que des objets soient brisés exprès pour pouvoir être réparés et ainsi renforcés leur valeur. Penses-tu suivant cette logique qu’il pourrait s’appliquer à d’autres objets du quotidien que ceux en céramique ? Le vieillissement de l’objet pourrait-il être une idée de design ?

Les médiums de travail, autant supports qu’éléments de la réparation, sont très nombreux. On pourrait notamment envisager de travailler avec de la résine ou sur du marbre de carrare. Une galerie m’avait contactée afin de préparer une exposition pour laquelle des artistes devaient créer des œuvres en marbre qui seraient ensuite cassées et réparées selon la pratique du kintsugi, avant d’être exposées. Une autre fois, des faïenciers m’ont également demandé de rajouter des joints au kintsugi sur des objets non brisés. Il s’agissait alors de suivre un dessin tracé au crayon sur les pièces avec un bourrelet d’or ou d’argent.

Le kintsugi a en effet au niveau de l’or un rendu que ne peuvent reproduire la peinture dorée ou l’or cuit. La laque et l’or mélangés sont très épais, ils créent ensemble une tension d’où résulte une apparence lisse que d’autres méthodes ne peuvent imiter. On peut également faire des joints de couleur en introduisant des micas ou des pigments phosphorescents. Une grande partie de mon travail de création consiste en effet à penser des applications nouvelles à la technique ancienne. Pour reprendre l’exemple des marbres de carrare, l’emploi de la laque comme colle est impossible. Les deux matériaux ne s’y prêtent pas. La laque est une colle trop fragile. Mais l’effet peut être reproduit pour donner l’impression d’un kintsugi.

 

Tu utilises toi-même dans ta pratique le Kintsugi de deux façons : comme élément de restauration, mais aussi de création, pourrais-tu nous expliquer comment tu envisages ces deux pratiques les unes par rapport aux autres et comment tu utilises le Kintsugi dans une démarche créatrice ?

Je commence par récupérer des pièces cassées. Des clients m’en donnent en pensant ne jamais les faire restaurer ou je les casse moi-même ; je me rends à des brocantes. Mes sources sont assez nombreuses. Ces pièces me permettent de réfléchir à de nouvelles techniques de laque, de nouvelles couleurs ou à des assemblages.

Quel est le temps passé sur chaque objet ?

Je conserve les pièces en moyenne trois semaines à un mois. Je commence par les prendre en photo et établir un constat de leur état. Ensuite, le collage d’un objet sur un bol prend environ une heure. Le bouchage représente une heure également. Les couches de laque et d’or nécessitent trois heures. Rien ne se fait donc en-dessous de cinq heures de travail pour les réparations les plus simples, c’est-à-dire des objets dont on a récupéré tous les tessons et qui ne présentent pas de trous ou de difficultés d’accès à leurs points de casse. Il faut bien comprendre que la laque se dépose par couches fines et qu’il faut à chaque fois attendre que la couche précédente ait correctement séché avant d’en appliquer une nouvelle. C’est un travail de patience.

Bouddha est asiatique en bronze
Que ce serait-il passé si l’un de ces tessons avait été manquant ?

J’aurais pu recréer un tesson mais il est compliqué d’obtenir une pièce parfaitement semblable. Les matériaux se rétractent à la cuisson et la courbure de l’objet ne correspond pas toujours exactement. Pour obtenir une pièce parfaitement jointe, il faudrait envisager de larges bourrelets d’or, donc un effet moins équilibré. La technique du yobi-tsugi, l’emploi d’un autre tesson, est plus facilement réalisable au Japon. Les bols sont normés et pour la plupart de la même taille. Il suffit alors d’en récupérer de la bonne taille pour les insérer correctement selon la courbure appropriée.

Le kintsugi comme métaphore

Le kintsugi élève la réparation au rang de nouvelle création. On a ainsi pu considérer que l’art du kintsugi s’est développé comme une réponse culturelle au fait de vivre dans la peur des secousses sismiques avec le besoin de lutter contre ce risque au travers d’objets ayant un pouvoir émotionnel fort et liant les gens entre eux ? Penses-tu que les objets peuvent posséder cette dimension de rassemblement ? 

Ces objets prennent une place particulière dans le foyer. Les propriétaires l’offrent après restauration, le montrent à leurs amis. Ils y intègrent une part de symbolique très importante. Le lien est recréé avec l’objet et étendu à d’autres personnes qui ne l’utilisaient pas auparavant. Même si nous y mettons notre vision occidentale, cette pratique permet de projeter notre approche du monde sur des objets.

Restauration d'une théière de Tokaname

Suivant la même logique, le Kintsugi exprime l’idée que le désastre est toujours possible, mais témoigne d’une calamité qui peut être surmontée. Cette réparation à l’or suggère même au-delà un dépassement de la calamité et un rapprochement des parties séparées. Alors que le Kintsugi a déjà été utilisé comme métaphore pour décrire les traumatismes de guerre et l’expérience des réfugiés, je la trouve particulièrement poétique et pleine d’espoir pour décrire le monde qui nous entoure.

Pour répondre, il faut réfléchir à la complétude de l’objet : est-il recréé ou s’agit-il d’un assemblage forcé de tessons ? Ce qu’on voit en regardant l’objet appartient à chacun. Certains diront que c’est une reconstruction forcée et que la crise n’a pas été surmontée ; d’autres considéreront que les tessons ont été repositionnés à leur juste place et que la crise a été surmontée, voire qu’elle a permis de repenser notre place dans la société.

Il me semble que cette approche est très occidentale. Cependant, c’est aussi la façon dont je perçois le kintsugi. En lisant les quelques essais académiques sur le sujet, on s’aperçoit que ce n’est pas exactement la façon dont le kintsugi est pensé au Japon. Mais c’est cela qui rend le kintsugi intéressant. Du même art nous tirons une vision différente. Nous voyons un objet abimé par la vie et rendu plus fort alors par ses cassures que les japonais contemplent l’objet abimé avec le regret de ce qu’il était et une certaine mélancolie.

 

Quelle est la question qui n’a pas été posée ?

On me demande souvent si la qualité de la restauration dépend du restaurateur ou des matériaux employés. Une bonne restauration dépend du soin qu’on y met. Bien sûr, un or trop peu finement réduit en poudre sera difficilement utilisable mais pour les autres matériaux, du temps, de la patience et des connaissances peuvent permettre de compenser un manque de qualité. Des connaissances en chimie sont donc essentielles. Ce n’est pas un art aléatoire. Il n’y a rien d’empirique dans la restauration.

Vous pouvez retrouver Myriam Greff sur son site internet, Instagram ou Facebook.

Toutes les photographies appartiennent à Myriam Greff.

Entretien réalisé en octobre 2016.

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