noty aroz
Le panthéon de nos nouvelles icônes
“Brad Pitt est pour nous exactement comme Batman. Nous ne le croiserons jamais dans notre vie. A nos yeux c’est un personnage de fiction, ou du moins tout ce que nous pouvons en voir relève de la fiction.”
PARCOURS
Comment avez-vous commencé à travailler dans la rue ?
Nous avons commencé à peindre dans une ferme abandonnée, le Silo, qui se trouvait à côté de chez nous et que nous avons décidé de squatter. Nous avions emprunté du matériel sur les chantiers, de la peinture et de l’enduit, et nous avons repeint les murs pour décorer. Quand le lieu a été détruit et que nous avons dû partir, nous avons naturellement continué à faire du Graffiti car dessiner en grand format nous plaisait. On a alors commencé à développer notre style graphique, sans prétention conceptuelle. Mais c’est en renouant contact avec le Professeur, qu’on connaissait depuis petits, que nous avons entrepris de développer notre concept de Mythologeny.
Pourquoi choisissez-vous de ne jamais donner la vraie version de l’histoire de votre blaze ?
Est-ce que la recherche n’est pas plus importante que la réponse ? C’est pour cela qu’on donne toujours plusieurs versions. La vraie raison nous ne l’avons jamais donné et elle demeure une énigme. Noty Aroz est un palindrome graphique et il faut trouver comment agencer les lettres pour y répondre.
LA MYTHOLOGENY : UN CONCEPT
Un de vous deux a réalisé des études de scénariste. Cela se retrouve dans la façon de développer votre projet, qui ressemble à une série avec son découpage par saisons et par épisodes.
Lorsque nous avons lu la théorie du Syncrétisme Fictif (Système philosophique ou religieux qui tend à faire fusionner plusieurs doctrines différentes, ici avec des éléments de la culture contemporaine.), nous n’avons pas forcément penser directement à un développement par saisons et par épisodes. Dans son livre, le Professeur développe certes cinq grandes familles de personnages masqués, mais il n’était pas sûr qu’on le découpe de cette façon. La Mythologeny est ainsi composée d’éléments déjà présents dans la théorie du Syncrétisme Fictif, mais également d’autres que nous avons ajouté. Nous avons constaté dans beaucoup de religions et de de mythologies la présence d’une numérologie. La Mythologeny (Contraction des mots Mythologie et Génération Y. Ensemble de divinités issues de croyances syncrétiques contemporaines.), en tant mythologie d’une génération Y, doit avoir une numérologie qui lui parle, ce qui est le cas avec le matricule S0XE0X qui renvoie aux saisons et épisodes d’une série.
Comme la théorie comportait cinq familles de personnages, nous avons constitué nos cinq premiers épisodes. A la fin nous avons décidé qu’ils formaient une saison, et qu’il nous fallait en commencer une deuxième. Mais tout n’est pas figé : nous venons de réaliser qu’il manquait deux épisodes, et qu’il faudrait ajouter à ces familles le manga et le jeu vidéo comme nouveaux univers. Le fait d’écrire une sorte d’évangile en bande dessinée n’était pas prévu non plus : nous l’avons décidé en rejoignant Combo CK, Jaeraymie et Raphaël Federici lors de leur projet aux Etats-Unis. On trouvait ça cool de raconter l’envers du décor, car notre démarche est assez atypique. Se confronter à la création d’une nouvelle mythologie, à plus forte raison une mythologie contemporaine, n’est pas anodin. On s’est dit qu’il était intéressant de documenter la formation de cette sorte de religion à travers l’évangile contemporain qu’est la bande dessinée, permettant ainsi de la mettre en abîme.
Comment avez-vous déterminé vos univers de départs ? La figure du Professeur à laquelle vous faites référence évoque facilement le personnage du mentor propre aux grandes sagas.
Les univers de départ sont ceux présents dans le livre du Professeur. Mais comme il a été écrit en 2004, il ne tient pas compte de genres s’étant considérablement développés depuis, comme le manga et le jeu vidéo. Il est certain que le Professeur est un archétype du sage. Avec notre formation, nous connaissons l’existence de ces outils que nous utilisons dans le traitement narratif de notre histoire. Néanmoins, s’il y a une partie qui est toujours romancée et exagérée dans ce que l’on raconte, la majorité est vraie. Certaines choses ont aussi été réagencées pour que le storytelling soit plus fluide. Lorsqu’on lit une bande dessinée tout n’est pas à prendre au premier degré. Tu voudrais que l’on te dise que le Professeur n’existe pas, ou que l’on t’apporte la preuve de son existence ? Il faut avoir la foi, demande à celles et ceux qui l’ont rencontré.
ENTRE LE HÉROS ET LA DIVINITÉ
La Mythologeny comporte selon moi un rapport ambigu entre l’icône religieuse et le modèle. Il y a pourtant une différence entre ce en quoi l’on croit et ce à quoi l’on s’identifie. Votre personnage El Murciélago est composé pour partie de figures religieuses du XXe siècle, mais également de la figure de Batman qui, si elle peut être un modèle, n’est pas l’objet d’un culte.
Le penses-tu vraiment ? La seule différence entre les religions et les fictions d’aujourd’hui se situe dans le regard de ceux qui les adorent : d’un côté ils pensent qu’elles ont réellement existé, de l’autre ils sont conscients qu’elles sont fictives. Pour le reste, on retrouve dans les deux cas des archétypes forts, des histoires porteuses de valeurs qui questionnent les individus, leurs sociétés, leurs pulsions. Elles procurent des émotions, ont des groupes de fans, des artefacts, des lieux et des musiques de référence, toute une culture qui en découle. Le fondamentalisme – penser que tout ce qui est dit est vrai – est en train de disparaître. Étant de plus en plus athées, nous sommes en train de passer d’un jeu de fictions à un autre, de celles auxquelles on croyait à celles auxquelles on ne croit plus, ce qui ne nous empêche pas de les vénérer. La plupart des gens préfèrent Dark Vador à Georges Lucas, pourtant il y en a un qui existe et l’autre non. Nous sommes progressivement en train d’assumer nos fictions.
Pourquoi faire fusionner les deux ?
C’est la théorie du Syncrétisme Fictif. D’une part, les mythes fondateurs sont en train de s’effondrer car ils ne servent plus le monde moderne et nous n’en avons plus autant besoin qu’à une époque. Nous sommes passés d’un modèle héroïque ou divin archétypal à la figure de la star. La star qui remplace ces référents n’est d’ailleurs pas si réelle que ça : le Gainsbourg que nous connaissons est un personnage. La théorie du Syncrétisme Fictif explique que notre génération est en perte de repères car elle a vu à partir de la fin du XXe siècle mourir des personnalités qui transmettaient des valeurs fortes, remplacées par des people ou des politiques qui les ont nivelées par le bas. Beaucoup de monde finit alors par s’en détacher : nous ne connaissons plus les gens qui passent à la télévision, à moins d’aller les chercher. Or, l’important pour un mythe ou une religion est – au-delà de sa popularité – son impact sur le réel.
Les mythes traditionnels comportent des héros, personnages que l’on retrouve dans les récits contemporains et les super-héros. Mais les stars n’en sont pas, elles qui existent avant tout grâce à leur popularité et non parce qu’elles incarnent un ensemble de valeurs.
Elles en incarnent, même si ces valeurs peuvent renvoyer au consumérisme. Notre travail n’est pas centré sur le fait de dire : nous avons perdu Hercule, heureusement nous avons Brad Pitt. Nous assumons juste le fait d’avoir besoin de référents, de modèles, de regarder comment d’autres personnes vivent ou ont vécu, afin de pouvoir appréhender le monde. Lorsque les mythes ne permettent plus de faire ça, l’être humain va chercher de nouvelles histoires, lesquelles s’incarneront soit à travers des personnes réelles, soit dans d’autres fictions.
Ces nouveaux héros ne semblent pouvoir être trouvés que par le billet de la fiction. Mais ce qui va les séparer des mortels, c’est leur capacité à pouvoir agir de façon extraordinaire. Ainsi, on ne s’identifie pas à Achille car sa nature même le rend inatteignable.
Concernant leur caractère fictif la réponse est simple : Justin Bieber ne peut pas répondre à toutes les problématiques que nous avons, alors que la fiction a cette capacité d’aller plus loin que le monde réel. Pour le reste nous ne sommes pas du tout d’accord : tous les mythes permettent une identification au personnage, peu importe que celui-ci soit un surhomme ou non. Celle-ci passe en effet par les émotions qui sont transmises, et non par les actions réalisées. Si on ne s’identifie plus aussi facilement à Achille, c’est parce que nous avons changé d’époque, ses enjeux sont bien loin des nôtres. L’effondrement des mythes passe aussi par ça. Pourtant, quand Moïse délivre les juifs d’Egypte, il rétablit une justice à laquelle n’importe qui peut s’identifier.
On s’identifie alors uniquement aux valeurs.
S’identifier ne veut pas dire que tu penses pouvoir être la personne. Cela signifie que tu peux partager le point de vue du personnage et ressentir ce qu’il ressent. On peut s’identifier à une jeune fille chinoise de huit ans dans un récit, tout en étant un vieillard suédois. La force des dramaturges, c’est de réussir à aller chercher des émotions intimes chez le lecteur, alors même qu’ils racontent des épopées ou des fresques grandioses. Si tu es orphelin, que tu as huit ans et que tu te sens seul tu t’identifieras plus facilement à Harry Potter, mais cela ne veut pas dire que cette histoire ne peut pas toucher une dame de soixante ans : c’est juste qu’elle lui parlera d’autre chose. Les personnages auxquels on ne s’identifie pas du tout sont le plus souvent des antagonistes, quoiqu’aujourd’hui on commence à les reconsidérer car on ressent ce besoin de nuancer le propos. On crée alors des processus d’identification aux méchants pour pouvoir comprendre pourquoi ils agissent de la sorte.
Mais, à la différence de la star précédemment évoquée, le héros est intouchable. A peu de choses près nous pourrions être le candidat de téléréalité présent à l’écran.
Brad Pitt est pour nous exactement comme Batman. Nous ne le croiserons jamais dans notre vie. A nos yeux c’est un personnage de fiction, ou du moins tout ce que nous pouvons en voir relève de la fiction. Lorsqu’il fait la couverture d’un magazine, le texte est une histoire, et sa figure même est mise en scène.
A l’origine le héros est un demi-dieu qui fait la jonction entre l’humain et le divin. Vous faites de ces personnalités des figures divines à part entière car étant les seules à pouvoir nous transmettre une histoire.
On ne dit pas qu’El Murciélago existe. Nous anticipons la possibilité d’un culte dédié à ce personnage-là qui pourrait émerger par syncrétisme. Nous sommes néanmoins conscients que ce personnage resterait une fiction. Si nous utilisons le mot divinité c’est parce qu’il est plus simple à comprendre, mais ce n’est pas une notion fermée : il s’agit avant tout d’une figure fictive qui a un lien réel avec le sacré. Qu’on l’appelle héros, dieu ou super-héros importe peu. Lorsqu’on demande à des théologistes la différence entre mythologie et religion ils ne sont pas tous d’accord : dès lors, à chacun d’utiliser les termes dont il a besoin pour servir son propos.
UN TRAVAIL DE RECHERCHE SUR LES SYMBOLES
Quel travail de recherche faites-vous pour composer vos personnages ?
Notre méthodologie se décompose en plusieurs étapes. Nous choisissons d’abord un personnage masqué – ou du moins transfiguré – issu d’une des cinq grandes familles de personnages (DC, Marvel, Sci-Fi, Horreur, Indé). Il faut qu’il nous semble intéressant et très populaire, que beaucoup de gens le connaissent pour ne pas se retrouver avec des figures trop élitistes. Nous allons ensuite en faire une analyse scénaristique, enlevant tout ce qui est en surface pour aller chercher la matière première du récit, ses thématiques et problématiques sous-jacentes, se demandant comment elles pourraient être transposées de façon contemporaine. Par exemple, le personnage de Flash parle de vitesse, or la notion de vitesse au XXIe siècle n’a rien à voir avec celle des siècles précédents. Au-delà du simple fait d’aller vite, notre rapport à cette notion a tellement évolué qu’il est intéressant d’en parler.
Une fois ces éléments posés, nous essayons de trouver une civilisation qui partage un lien avec ces thématiques, continuant si besoin à enquêter sur le personnage pour trouver des pistes. La figure de Mystique parle de racisme : comment trouver une mythologie ou une culture qui en parle directement ? Nous sommes ici partis du personnage pour découvrir qu’elle avait des liens avec Malcolm X, que celui-ci était lié à l’Ecosse celtique, pour s’apercevoir que Mystique elle-même pouvait être reliée à cette culture. Nous recherchons dans ce cas une sorte de Point Prof : l’élément fort et clair qui conclut un cheminement parfois chaotique. Ici nous avons débouché sur Morrígan, divinité de la guerre métamorphe, accompagnée de corbeaux sur le champ de bataille. L’anglais pour corbeau est raven : il s’agit du prénom de Mystique.
Quel travail réalisez-vous ensuite sur les symboles ?
Nous allons ensuite collecter des symboles, qui vont nous permettre de réaliser une création graphique et visuelle. Il y a un vrai travail sur le logo, sur le fait de chercher une image forte. C’est toujours hallucinant de voir ce que représente une croix, alors que ce sont juste deux traits qui se croisent. Il en va de même pour l’étoile juive qui est composée uniquement de deux triangles. Nous travaillons à partir de ces éléments pour trouver ceux qui vont entrer en écho avec le personnage. Mais il y a aussi une part graphique, car il faut que l’ensemble soit harmonieux. Cette accumulation de symboles, présente en permanence chez les hindous, est moins forte chez nous.
Pour T-A.L.I.A., qui est à la fois issue de l’univers de Terminator et de la mythologie hébraïque, on retrouve l’étoile de David, les Sephiroth qui sont dix puissances créatrices énumérées par la Kabbale, une cosmogonie aussi, avec un équilibre de points positionnés d’une façon particulière. Noty et Aroz sont écrits ici en hébreu, car on aime bien le mettre dans l’alphabet de la civilisation étudiée. On retrouve aussi nos propres logotypes qui sont un triangle dans un sens et un triangle dans l’autre. Mais il y aura aussi les fleurs de lys qui auraient inspiré l’étoile de David dans la nature, ou encore le logo on/off, qui est un vrai symbole contemporain, et renvoie de façon très forte à l’idée de pouvoir activer ou désactiver quelque chose. On retrouve enfin le mot emet, qui évoque la légende du Golem, la menorah, le chandelier à sept branches des hébreux, ou encore l’œil rouge qui est présent dans Terminator, ainsi que les initiales TX qui revoient au nom de cette version du robot dans le film.
LA FORMATION D’UN PANTHÉON
Développez-vous pour vos personnages un récit qui leur est propre, au-delà de leurs univers d’origine ?
Une fois que notre personnage existe, nous restons à l’affût afin de voir si nous avons effectivement réussi à prédire un mouvement à naître. Dans le projet Fabula réalisé dans la rue, nous racontions comment des personnes avaient fini par idolâtrer Batman au Mexique, plus précisément dans le Veracruz en 2011. Certaines choses étranges attirent parfois notre attention : si nous n’avons rien trouvé concernant un éventuel culte de Star Wars en Inde (notre personnage Star Shivar y fait référence), le Premier ministre a néanmoins conclu récemment un discours sur la musique de la Marche Impériale. Notre théorie c’est que Star Wars aurait été utilisé dans les années 70 quand l’Inde s’est ouverte au monde occidental, pour communiquer sur les valeurs de l’hindouisme auprès de ceux qui abandonnaient petit à petit la religion.
Pourriez-vous revenir sur le masque que porte tous vos personnages ? C’est une forme de gimmick avec lequel vous semblez composer dès vos premières créations.
C’était un choix logique : toutes ces fictions populaires qui remplacent les mythes anciens comprennent un grand nombre de personnages masqués. Si cela reste une contrainte artistique intéressante, c’est également porteur de sens : le masque permet une identification visuelle facile, élément important dans une société de l’image. Il représente aussi une forme de liberté car une fois porté il permet d’être n’importe qui, sans contrainte sociale ni héritage culturel. Le masque exprime ainsi une sorte de libéralisme philosophique. Enfin, il marque aussi le lien avec le divin, le surhomme.
Est-ce que vos personnages sont susceptibles d’évoluer ?
Concernant les symboles, il nous est arrivé de modifier quelques éléments sur nos personnages les plus anciens parce qu’on trouvait cela plus logique, mais sur les nouveaux on ne touche plus rien une fois la figure terminée. En effet, notre travail est très méthodologique et l’ensemble des éléments est étudié au moment de la création.
Les personnages eux-mêmes ne vieilliront peut-être pas mais passeront un nouveau stade ou changeront de forme et évolueront, comme des Pokémon. Cela arrive dans les mythologies anciennes, notamment lorsqu’on voit Zeus se transformer en animal, ou avoir tel attribut supplémentaire. Néanmoins ils sont souvent représentés dans leur dernière version, aussi parce qu’aujourd’hui nous arrivons après toutes les histoires écrites à leur sujet. Si nous prenons certaines libertés en tant que créateurs, nous le faisons en pleine conscience des références que nous utilisons pour ne pas faire n’importe quoi.
Dans notre cas, si nous rajoutons deux épisodes à chaque saison, et que nous nous arrêtons à trois, cela ferait déjà vingt-et-une divinités, soit le même nombre d’univers syncrétiques. Nous pourrions ensuite nous amuser à aller à l’intérieur de chacun pour créer par exemple des antagonistes au sein de la même civilisation, ou faire vieillir nos personnages : El Murciélago aurait pris vingt ans, sa moustache serait devenue beaucoup plus grosse, une corne serait brisée.
UNE RELIGION ISSUE DU SYNCRÉTISME FICTIF ?
Pour qui et pourquoi développez-vous cette religion ?
Nous sommes plein de questionnements, pour lesquels nous n’avons pas forcément de réponses. Nous réalisons de plus en plus que tout ce qui nous entoure n’est que fiction, et que cela mérite d’être souligné. Peut-être que si les gens s’en rendaient compte il serait possible de prendre du recul sur beaucoup de choses, afin de casser nos préjugés, nos aprioris et tous ces dogmes qui ne sont que des constructions sociales, pour se permettre de mieux réfléchir et d’avancer ensemble. Nous pourrions alors réaliser que les religions qui nous séparent devraient pouvoir nous réunir si on les acceptait telles qu’elles sont concrètement, c’est-à-dire comme de grandes et belles fictions ayant un impact sur le monde.
Si pendant très longtemps nous avons pu faire partie de ces athées qui considéraient qu’elles font plus de mal que de bien, nous pensons désormais que les religions ont eu un impact formidable sur l’histoire de l’humanité, qu’elles nous ont plus permis de vivre ensemble que les uns contre les autres. Cependant, il est peut-être temps de commencer à les concevoir d’une autre façon dans le monde qui est en train de se mettre en place, et c’est aux nouvelles générations de préparer le terrain en apportant leur regard sur ces mythes.
Les gens qui suivent activement ce qu’on fait peuvent comprendre cette démarche, mais pour la personne qui découvre notre travail dans la rue le masque agit comme un hook leur permettant d’ouvrir une porte qui peut les mener vers une nouvelle réflexion. C’est une quête de sens : nous sommes satisfaits si les gens s’interrogent grâce à notre travail.
Les religions traditionnelles sont souvent perçues par les contraintes qui y sont liées, et c’est sans une des raisons pour lesquelles elles parlent moins à des gens porteurs d’un regard relativiste. Même si vous prenez le statut « d’apôtres », la Mythologeny passe plus par l’ouverture de pistes de réflexions que par l’établissement d’un dogme.
C’est un problème : il y a des choses dont on ne peut toujours pas parler, des choses qu’on a encore beaucoup de mal à questionner. Sans être du tout anti religions, nous offrons aux gens des pistes de réflexion auxquelles ils peuvent se rattacher. C’est aussi une démarche que l’on construit au fur et à mesure et qui est beaucoup plus complexe que celle d’artistes dont le message est fermé ou passe uniquement par le dessin. Mais il est sans doute plus intéressant de se questionner soi-même et le monde autour de soi, quitte à ce que ta démarche devienne alors un questionnement perpétuel. L’idée de travailler aussi sur des cultures est ainsi apparue lorsque nous avons réalisé qu’elles pouvaient être des religions dans le langage anthropologique : c’est ce qui nous a permis de développer le personnage du Dr. Lima, un mélange d’Harley Quinn et de la sécession viennoise, qui est à sa façon un mouvement intellectuel et spirituel ayant vu naître la psychanalyse.
Qu’est-ce qui vous fait considérer que réalité et fiction sont de plus en plus confondus ?
Nous sommes de plus en plus coupés de la Nature, de notre nous d’antan. Tout est devenu hyper-complexe et hyperconnecté : une épidémie en Chine peut faire moins vendre un boulanger ici, ou augmenter le prix de la farine. Ce sont de pures constructions intellectuelles, des systèmes de croyances que nous nous sommes créés : les frontières, le langage, les mathématiques ; nous nous basons essentiellement sur des chiffres pour définir des choses réelles. Ce sont des constructions de notre esprit qui sont imaginaires mais que nous partageons pour nous permettre de vivre ensemble. Nous sommes des animaux sociaux et nos sociétés ont besoin pour fonctionner d’être fondées sur des mythes, la morale et la loi. C’est important d’en être conscient pour ne pas que les préjugés prennent le dessus. Notre seul dogme serait de tout remettre en question : qu’est ce qui est vrai, qu’est ce qui ne l’est pas ? Sans cela nous allons droit dans le mur.
Est-il possible d’être athée à votre religion ?
Il est possible d’y être complètement athée et de l’aimer quand même. En effet, on ne dit pas qu’El Murciélago existe, nous expliquons simplement qu’il y a des gens au Mexique qui vénèrent Batman et qui, d’une certaine façon, ont fini par l’introduire au panthéon mexicain dans le Veracruz aux alentours de 2011/2012. Mais après tout, qu’est-ce qui te dit que c’est vrai ? Les gens qui nous suivent peuvent le penser, mais personne n’est allé vérifier.
SUR LA RUE
Quel regard avez-vous sur le collage ?
Nous allons arrêter le collage, qui pour plusieurs raisons ne convient ni à notre démarche ni à notre histoire. Ce n’est pas le bon medium, il n’est pas assez sacré. Nous sommes en train de créer des arches en plâtre qui vont pouvoir être composées comme des Lego, et vont nous permettre d’agencer nos symboles et nos logos. Nous y ajouterons nos masques, notre alphabet syncrétique, mais aussi des bougeoirs que les gens pourront utiliser.
La rue en tant qu’espace permet une diffusion optimale de votre message.
Oui la rue a un sens par rapport à notre démarche. En effet, on ne pourrait pas mener cette propagande et ce prosélytisme ailleurs. Les mouvements politiques et religieux utilisent la rue. A partir du moment où tu as quelque chose à clamer, tu es obligé de t’imposer et d’utiliser l’espace public. Le Street art est un super outil pour ça. Cependant, il serait faux de penser qu’on y est plus libre qu’en atelier. Au contraire, il y a des choses dans la rue pour lesquels tu prends plus de risques que si elles avaient été réservées à un public restreint comme celui de la galerie. Cela joue particulièrement lorsque ton message est disruptif ou dérangeant. La rue n’offre donc pas forcément plus de liberté, mais elle exige plus de responsabilité.
Avez-vous l’impression avec l’Art urbain de faire partie d’un courant artistique ?
C’est difficile en tant qu’artiste de se définir soi-même. Nous appartenons assez à la famille du Street art, car c’est notre réseau, celui des gens que nous fréquentons et de ceux qui nous suivent. De plus nous posons des pièces dans la rue. Mais tant sur la démarche que pour la technique nous sommes déjà l’héritage du Street art, une forme évoluée qui n’est pas celle pratiquée encore par la majorité de nos potes, qui peignent de la même façon qu’on le faisait il y a dix ou trente ans, sans chercher à apporter forcément quelque chose de nouveau. C’est peut-être un peu prétentieux, mais je pense que nous ne pouvons pas être mis dans la même catégorie que 90% des artistes de Street art. Nous ne nous exprimons d’ailleurs pas que dans la rue : une grosse partie de notre travail se fait en atelier : nous utilisons la vidéo, des installations sonores, de la bande dessinée. Nous ne sommes pas principalement street artistes : nous utilisons le Street art dans notre démarche.
Vous avez la particularité d’avoir créé un univers élargi.
Nous nous inspirons des créateurs d’univers comme J.R.R. Tolkien, Georges Lucas ou Satoshi Tajiri, le créateur des Pokémon. Ce sont des gens qui ont créé des univers qui se sont étendus de façon assez vaste pour permettre à d’autres artistes de venir créer à l’intérieur. Ces univers existent à travers différents médias, et sont basés sur un important travail de recherche. Mais la grosse différence avec ces exemples c’est qu’ils sont tous fictifs : le lecteur/spectateur sait qu’il pénètre dans un univers de fiction. Dans le nôtre certaines choses sont vraies, d’autres sont modifiées ou ajoutées. Aussi, nous sommes présents dans le monde réel, et nos personnages constituent une mise en abime d’évènements pouvant survenir ailleurs. Evidemment la question n’avons pas la prétention d’être meilleurs qu’un Tolkien, car il faut une vie entière pour créer une œuvre comme la sienne, et c’était un génie. Mais nous avons une différence qui est une force.
Photographies: Noty Aroz
Vous pouvez retrouver Noty Aroz sur Instagram, Facebook, et leur site internet.
Entretien enregistré en février 2020.
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