Rue Meurt D’Art

rue meurt d'art

La rue en partage

“Un humain ne se construit pas du bas vers le haut mais de l’intérieur vers l’extérieur.”

Parcours

Comment êtes-vous devenu artiste ?

J’ai voulu entrer aux Beaux-Arts, mais cela paraissait impossible pour un jeune homme issu d’une famille de militaire. J’ai donc dû commencé par étudier le droit, avant de pouvoir enfin poursuivre des études d’art plastique à l’université de Vincennes après mon service. C’était une faculté expérimentale qui mélangeait des gens aux origines diverses. Nous pouvions peindre tout le bâtiment du sol au plafond, à l’intérieur comme à l’extérieur ! Je me souviens notamment d’une grande fresque réalisée avec d’autres étudiants, parmi lesquels un argentin, un iranien et une bretonne. Après ces études, j’ai suivi des cours de dessin académique dans le XVIIIème arrondissement de Paris, auprès d’un maître graveur extraordinaire, monsieur Marrage. Je prenais six heures de cours par semaine avec des modèles vivants. J’ai poursuivi ce rythme intensif pendant trois ans, en sortant avec une grande maîtrise du dessin.

Gavroche, Rue Meurt d'Art, 2015
Cependant, votre carrière artistique ne commence pas dès cette époque. 

J’ai commencé par peindre des meubles contemporains sans grand succès, car à l’époque cela était surtout réservé aux coffres de mariages ! Je me suis alors lancé dans le trompe-l’œil et le décor mural pour nourrir ma famille. Au total, j’ai peint près de quatre cents décors dans des bistrots, des restaurants, des hôtels, ou encore pour de grandes entreprises comme Peugeot ou Euromarché. J’ai notamment participé à la réalisation d’un mur de trois-cent soixante mètres carrés avec une dizaine d’autres peintres. Pourtant, je trouvais que ces murs immenses s’imposaient trop dans l’univers urbain, sans que les gens puissent le choisir.

 

A quel moment intervient votre transition vers la rue ? 

Je peignais des tableaux en parallèle de mon travail, réfléchissant à la possibilité de créations à taille humaine, comme celles d’Ernest Pignon-Ernest. Je me suis donc tourné vers des personnages faisant appel à la mémoire collective, notamment des acteurs de cinéma.

Ainsi, c’est en 1991 que j’ai placé mes premières pièces dans ma ville de Colombes, agissant anonymement pour regarder la réaction des gens. A l’époque, le Street art n’était pas encore très présent, et le public s’interrogeait sur l’identité de l’auteur de ces créations. Ma première œuvre de rue fût un musicien de jazz, que j’accompagnais progressivement, tous les deux ou trois mois, de compagnons. Ce groupe a fini par constituer un orchestre regroupant tous les grands jazzmen des années 50 et, en posant les deux derniers, j’ai fait venir un quartet qui a joué un morceau de chacun d’entre eux.

technique et inscription dans un lieu

Quel est votre processus de travail ?

J’utilise une photographie que j’adapte et retravaille. Mes portraits sont la plupart du temps réalistes, monochromes ou sépia. Si le monochrome me sert parfois à illustrer le passé, ce n’est pas toujours le cas : les robes bleues de Rita Hayworth dans Gilda, ou d’Ava Gardner dans Les assassins permettent surtout d’interpeller le passant. Cette utilisation du bleu, récurrente dans mon travail, vient de mon admiration pour le peintre Jacques Monory, qui a peint toute sa carrière des monochromes bleus. C’est d’ailleurs pour lui rendre hommage que j’ai fini par créer ma propre nuance de cette couleur.

 

A l’inverse de beaucoup de collages présents dans la rue, les vôtres résistent particulièrement longtemps aux conditions climatiques. Comment réussissez-vous à rendre l’éphémère pérenne ?

Je pense qu’il s’agit d’une question de technique : à l’inverse de nombreux artistes qui collent des tirages, je n’affiche que des originaux peints sur toile polyester, vernis avec du polyuréthane. Grâce à cela, certains de mes collages sont toujours en place après vingt ans, permettant ainsi à l’éphémère de durer. Mais l’entretien de l’œuvre compte aussi : il faut que les pourtours soient bien collés, et revenir régulièrement au fil du temps pour éviter les dégradations. Voir vieillir ses œuvres est un processus étonnant : alors, après un certain temps, je les décolle pour les accrocher sur un panneau blanc et les transformer en tableaux. L’acheteur dispose donc d’une peinture d’atelier qui a vécu dans la rue. Mon portrait de Toussaint Louverture a ainsi commencé à vivre à Colombes, avant de voyager dans le XXème arrondissement.

Quelles sont les différences entre votre travail de rue et votre travail d’atelier ? Série noire vous permet par exemple un travail sur la matière.

Pour moi ces travaux sont complémentaires. Mon travail de rue est ciblé, alors qu’en atelier mes pistes de recherches sont souvent plus traditionnelles. L’origine de Série noire est une exposition de Soulages à laquelle nous avions assisté avec ma femme. C’est un travail intéressant, qui n’est pas complètement abstrait car j’y laisse toujours un petit personnage conservant la présence de l’humain, y mêlant aussi parfois le bleu au noir.

Vous travaillez aussi sur une série de portraits féminins.

C’est une série de grands portraits de femmes, parfois inspirés de tableaux célèbres comme celui de Courbet, qui représentent des émotions. Je choisis pour modèles des femmes qui sont marquantes dans la vie de tous les jours. J’ai par exemple demandé à une cantatrice d’origine espagnole à l’énergie phénoménale d’incarner la Folie de Courbet,. Avec ces toiles d’1,6 mètre de haut, l’objectif est de créer un fort impact visuel chez le spectateur.

DES PERSONNAGES ENGAGÉS POUR UNE MÉMOIRE COMMUNE

Comment choisissez-vous vos personnages ?

Le choix du personnage est personnel, qu’il s’agisse d’une personne que j’admire ou dont l’histoire rencontre un écho à notre époque. Par exemple, Perec est un écrivain qui m’est précieux et Rimbaud est selon moi un des plus grands poètes français. L’appel à cette mémoire collective, au travers de personnages connus, permet de toucher le public. C’est aussi une façon de mettre un visage sur ces noms, car tout le monde ne connaît pas Perec : dans ce cas, le collage lui permettra de réellement « prendre chair ».  Lorsque le nom n’est pas indiqué, c’est la phrase qui, la plupart du temps, guidera les gens vers son auteur.

Toussaint Louverture, Rue Meurt D'art, 2014
Vos collages renvoient souvent à la lutte contre les inégalités : Toussaint Louverture et l’esclavage, la série Elles et les inégalités femmes/hommes, la migrante et l’exclusion.

La politique, qu’il s’agisse d’antiracisme ou de questions de tolérance, est au cœur de mon travail. Ce qui arrive aux migrants aujourd’hui est un scandale humanitaire. Comment une des premières puissances mondiales peut-elle demeurer incapable d’accueillir des gens qui sont dans une misère extrême ? Mon action, à un tout petit niveau, permet de ne pas oublier tout cela.

Votre travail comporte aussi une dimension historique et politique, comme celui autour de la Commune de Paris.

Le fait politique me passionne et, en tant qu’artiste-citoyen, je considère que mon action artistique a aussi des visées politiques. En participant à la vie de la cité, j’exprime un jugement par rapport à ce qui m’entoure. Je pense qu’un artiste a le droit d’être engagé, que cela se sente et se voit. Je considère que la Commune de Paris est un moment historique d’une extrême importance pour la France et le monde, bien qu’elle n’ait pas la place qui lui revient dans les livres et dans la profondeur de l’Histoire. Cette première révolution populaire montre que, lorsqu’il a la parole et participe à l’exercice du pouvoir, le peuple a beaucoup d’imagination : les crèches et les cantines gratuites datent par exemple de cette époque.

Dans un autre registre, j’aime travailler sur l’histoire méconnue des villes. J’ai par exemple découvert qu’il y avait eu un maire noir à Paris (Severiano de Heredia, Président du Conseil municipal de Paris du 1er août 1879 au 12 février 1880), or personne ne le sait ! Je compte faire quelque chose autour de cette figure ignorée.

Recherchez-vous un lien entre le personnage et le lieu du collage ?

Dans la mesure du possible je recherche une adéquation, qui peut soit venir de la figure représentée, comme ce maire auquel je pense, ou du lieu, comme le square Brassaï où j’ai envie d’organiser quelque chose. La rue en elle-même peut être source d’inspiration, mais elle peut aussi venir de la rencontre avec des artistes qu’on imagine faire partie du spectacle. Chacun apporte ses idées, comme une tribu toujours ouverte dans laquelle les gens viennent s’agréger.

 

Alors que vos personnages affirment souvent un propos, celui du vagabond s’interroge : “Un hier perdu, un lendemain sans avenir… Alors comment être ?”

Ce vagabond est Bernard Pouchèle, un écrivain de la région lilloise dont les textes étaient empreints de mysticisme. Lors de mon premier collage dans la ville, je cherchais un personnage susceptible d’entrer en résonance avec la migrante. C’est un être intéressant par son choix assumé de l’errance. J’ai eu beaucoup de mal à trouver une phrase à lui associer et c’est pour ça qu’on retrouve cette interrogation, qui pour le coup était aussi la mienne face à cet homme.

Comme vous collez des originaux dans la rue, à quelle fréquence êtes-vous capable de produire une nouvelle œuvre ?

Je choisis d’abord le mur en marchant beaucoup dans Paris avec ma femme. J’aime bien les squares, car ce sont des endroits de calme où les gens se reposent. Une fois le mur trouvé, je regarde quel personnage ou quelle histoire s’y accorde le mieux. S’en suit alors un processus de maturation pendant lequel je recherche des photographies et des attitudes d’après lesquelles travailler. Je crée ensuite mon personnage, avant de rechercher le phylactère qui va pouvoir l’accompagner. Je colle environ deux figures par an, à Colombes mais aussi à Paris, notamment dans le XVIIIème arrondissement où j’ai eu mon atelier.

première guerre mondiale

La Première Guerre mondiale est un sujet important dans vos travaux.

Je me suis particulièrement intéressé à cette guerre, car il se trouve que j’ai un grand-père qui y est mort. Cela m’a profondément marqué : ma grand-mère, veuve de guerre, possédait le portrait de cet homme, dont personne ne parlait et que je ne connaissais pas. Le souvenir était si douloureux qu’il était tu. Ce portrait est inscrit en pied dans le square Henri-Karcher. Son installation fût très symbolique, car parmi les arrières petits-enfants de cet homme, il y a désormais des franco-allemands.

Le collage de l’autre soldat montre l’extrême violence de l’instant précis de la mort. A l’instar de la photo de Capa, cet homme fauché est encore vivant et déjà parti. Ma troisième installation se trouvait gare de l’Est, endroit d’où partaient beaucoup de soldats. Elle était composée de témoignages de personnes ayant pris part à la guerre, apportés par leurs descendants actuels. J’en ai recueilli douze et réalisé le portrait de ces hommes et de ces femmes, associé à leur lettre. Leurs descendants ont lu ces textes au moment de l’accrochage.

Ci-dessus et à droite: Les sacrifiés, Rue Meurt D'art, 2014
C’est un travail plus intimiste sur les anonymes et les oubliés de la Grande Guerre.

Cette guerre de 14/18 a d’abord été faite par des anonymes, des gens dont le nom seul se trouve sur un monument. Je pense qu’il est nécessaire de rendre hommage à ces oubliés, qui ont soufferts de la guerre, qui y sont morts. Cette démarche m’a permis de constater la proximité qui existe entre ces hommes et nous : finalement, cent ans ne représentent que deux ou trois générations ! Parmi les lecteurs de la gare de l’est, certains avaient connus les personnes citées. D’autres récits illustrent l’absurdité de la guerre au vu du contexte actuel : un de ces témoignages émanait en effet d’un alsacien, enrôlé dans l’armée allemande, et mort officiellement pour la patrie à la fois en Allemagne et en France.

le partage avec le public

Le partage avec le public lors de l’accrochage est au cœur de votre démarche artistique.

En effet, ce qui m’intéresse n’est pas seulement le collage, mais aussi l’événement qu’il peut engendrer. J’ai donc commencé à coller en public, à l’inverse de beaucoup d’artistes de Street art qui agissent en catimini, en faisant intervenir des musiciens, des comédiens ou des artistes de cirque en même tant que moi. L’accrochage est ainsi devenu un moment de partage et de rencontres. Il est d’ailleurs amusant de constater que lors d’une telle action les passants s’arrêtent et s’interrogent. C’est aussi une manière de montrer ce qu’est un artiste, sans aura particulière ni scène réservée. Artiste et public se retrouvent ainsi au même niveau, sans séparation.

Comment travaillez-vous avec d’autres artistes pour l’organisation de ces évènements ?

J’aime travailler avec d’autres artistes pour mélanger les formes d’expression. J’ai par exemple réalisé un petit spectacle avec une cantatrice et un metteur en scène qui voulaient vulgariser l’opéra. Nous avons notamment tourné dans des quartiers très populaires, face à un public très hétéroclite qui n’était pas habitué à ce type de musique et qui pourtant écoutait et adhérait ! J’ai aussi monté les Trans’Arts Nicolet avec une pianiste dans le XVIIIème arrondissement. Durant un week-end de mai nous faisons venir des artistes qui s’expriment dans la rue, en partenariat avec la mairie. La rue Nicolet est symbolique, car c’est le lieu de rencontre entre Rimbaud et Verlaine. Sur un immeuble aux fenêtres aveugles, j’ai collé un portrait de chacun et pour la troisième édition j’y rajouterai un portrait de la femme de Verlaine.

Quel rapport avec le public se noue à ces occasions ?  

Ces évènements permettent de montrer aux gens que l’Art peut sortir des sentiers battus. On pense que les parisiens sont blasés car la culture est facilement disponible. Or, des manifestations comme les Trans’Arts Nicolet prouvent que lorsqu’un évènement est organisé au pied de leur immeuble, ils sont contents et curieux. En accrochant Verlaine, une fenêtre s’est ouverte et un jeune homme est apparu en proposant de lire un poème qu’il a déclamé devant une cinquantaine de personnes. Ce sont ces instants de partage magiques. Si l’on ne demande jamais l’autorisation aux propriétaires, la plupart du temps ils sont très heureux, car l’œuvre intègre leur univers. Les habitants sont très étonnés de voir que des passants venir photographier leur immeuble, et cela devient une sorte de fierté d’y habiter.

 

Enfin, la transmission est aussi importante dans votre travail de peintre.

J’ai donné des cours pendant cinq ou six ans dans un centre social et culturel, dans des quartiers dits “sensibles”, avec une vingtaine d’élèves. Je crois que lorsqu’on dispose d’un savoir-faire, il est important de pouvoir le transmettre à des gens qui n’y ont pas forcément accès. C’est une forme d’engagement. Le cours était composé de jeunes, mais aussi de beaucoup de retraités d’origine très modeste, qui pour certains n’avaient jamais touché un crayon ou un pinceau. Il y a une vraie découverte du plaisir pour ces personnes qui parfois ne s’autorisaient pas à penser qu’elles pouvaient dessiner, car tout le monde peut créer.

Vous pouvez retrouver Rue Meurt D’art sur Facebook, Instagram et son site internet

Entretien enregistré en juillet 2017. 

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