Jordane Saget

jordane saget

Jordane Saget, est un crayeur qui arpente les rues de Paris pour dessiner ses arabesques sur le sol ou sur les murs. Ses lignes ondulées à la craie ont progressivement nouées un dialogue avec les habitants, pour devenir aujourd’hui un des marqueurs du street-art parisien. Avec cet artiste, nous abordons le caractère éphémère du matériau choisi, mais aussi les possibilités esthétiques offertes par l’effacement. Enfin, nous reviendrons sur l’importance qu’il accorde à la rencontre avec le public, au point de vouloir axer son nouveau travail au plus près des gens, en oeuvrant sur leurs fenêtres.

Naissance de la ligne

Quel a été le point de départ de votre parcours artistique ?

J’ai commencé ces lignes sans démarche artistique, donc sans me sentir artiste. C’était il y a cinq ans, sur du papier, avec des lignes très fines. Après deux ans passés à expérimenter chez moi, durant une période un peu compliquée de ma vie, mon entourage m’a encouragé à me balader. Mais je n’avais jamais appris à me promener : pourquoi serais-je sorti ? Me demandant ce que je pourrais faire à l’extérieur, j’ai pensé reproduire ce que je faisais en intérieur. J’étais plutôt réservé et ne voulais surtout pas déranger, ni que l’on puisse croire qu’il se passait quelque chose de mal. J’ai choisi la craie pour cela, pensant qu’en travaillant par terre elle disparaîtrait très vite sans embêter personne. J’ai ainsi commencé à dessiner au sol et sur les murs, avant qu’au bout de six mois émerge un regard artistique. Je me suis aperçu qu’il y avait une interaction entre mon travail et les gens et je me suis posé les premières questions sur la ville, l’effacement, le caractère éphémère de mes dessins…

 

Pourquoi avez-vous choisi la ligne comme motif et décidé d’en tracer trois ? Qu’est-ce qui détermine son épaisseur ?

L’épaisseur du trait est de huit millimètres, c’est celle d’une craie écrasée. Sur le plan graphique je n’ai pas de formation particulière, je ne dessinais pas quand j’étais plus jeune. J’aimais les formes géométriques à la façon de Vasarely, et reproduisais dans les marges des lignes droites, des triangles, des carrés. Je cherchais une sorte de formule magique mathématique pour que ce soit beau. En m’y remettant dix ans plus tard, j’ai mis de côté la ligne droite pour aller vers la courbe, qui est libre et non prédéfinie. Cette idée venait peut-être de ma pratique du tai-chi-chuan, ou cette dernière occupe une place centrale. Mais comment exploiter cette idée ? J’ai commencé à manipuler deux lignes, avant de réaliser qu’il manquait une dimension à mon travail, une troisième dimension, qui a donné naissance à la troisième ligne. J’ai compris grâce à cette réflexion progressive que j’avais trouvé un sujet que je pourrais creuser pendant des années.

Votre travail de rue est-il préparé en amont ou spontané ?

Avant je ne savais pas trop quand m’arrêter. Il n’y a pas de règle, cela peut dépendre de l’endroit, si le cadre est déjà délimité ou non. Je m’adapte aussi en fonction du temps ou des rencontres. Le fait de discuter avec quelqu’un pendant trente minutes ou que le soleil se couche peut aussi jouer. Les lignes dominantes sont dues à la prise de vitesse qui excentre légèrement la troisième ligne, donnant une sorte d’aspect chorégraphique à mon travail. Au début, je commençais par les dominantes avant de remplir le reste, mais le métro a changé la donne, et je peux désormais alterner les deux. En effet, je ne savais jamais dans le métro combien de temps j’aurais avant d’être stoppé, mais le cas échéant il fallait pourtant que le dessin soit fini. Cela m’a appris à travailler très vite, alors qu’une grande fresque au sol peut parfois prendre jusqu’à cinq ou six heures.

la ville et ses espaces

Comment envisagez-vous la ville en tant qu’espace ?

Je poursuis mon travail de rue mais aujourd’hui je veux ouvrir un nouveau chapitre de mon parcours en dessinant chez les gens. A force de me balader, je me suis demandé comment la ville était répartie en surfaces : sol, mur et vitres. Ce que je trouve extraordinaire avec la fenêtre c’est qu’elle ne représente que quelques millimètres mais sépare pourtant l’extérieur de l’intérieur, le public du privé, la rue de l’intime. Cette réflexion sur la vitre et sur la ville va changer ma perspective de travail. Les gens m’appelleront peut-être pour que je dessine chez eux, du coup je rentrerai dans leur intimité. Ce sera un projet photographique avec mes lignes en fil rouge.

 

Comment procéderez-vous ?

Je vais utiliser le blanc de Meudon, une poudre de craie très fine, qui disparaît si on l’effleure. Mélangée avec de l’eau et appliquée sur la vitre, elle se stabilise en séchant. Elle servait auparavant à nettoyer des miroirs. Cela posera également la question du Street art, car mon travail sera visible de la rue alors qu’il aura été réalisé en intérieur. On pourra se demander s’il s’agit toujours alors d’Art urbain. Cela restera un travail de rue car il sera gratuit et j’irai chez les gens un peu partout dans Paris. La personne disposera d’une œuvre très fragile, potentiellement éphémère, mais qui, si elle n’est pas touchée, pourra résister des mois.

Quel impact sur votre travail a eu le fait de photographier vos oeuvres ?

Cela a énormément changé ma façon de travailler. Maintenant, je visualise presque la photographie avant de réaliser la fresque. L’image apporte quelque chose d’autre à mon travail, et je considère qu’il y a désormais deux œuvres, les lignes et la photographie. En effet, il ne s’agit pas d’une image d’archivage : il m’arrive de ne pas prendre de photo car je sais qu’elle ne rendra pas visuellement, ou qu’elle n’est pas justifiée. Cependant je choisis toujours le lieu en fonction des lignes plutôt que du cadre possible. J’ai tellement dessiné sur des trottoirs ou des plaques d’égouts que je ne vais pas les photographier, mais les lignes peuvent avoir leur place à ces endroits pour être au cœur de la rue et du flux des passants. Je veux regarder si les gens y réagissent ou non, s’ils marchent dessus alors qu’il suffirait d’un très léger détournement pour les éviter. J’adorerais étudier ces comportements comme un artiste contemporain et pour cela que je me sens comme un expérimentateur ou un chercheur dans mon travail de rue. Le sens et l’expérience vécue par le spectateur m’intéressent.

 

Votre rapport aux lieux a donc évolué ?

Au tout début je cherchais des endroits où dessiner. Aujourd’hui je préfère me concentrer sur la qualité. Je commence à comprendre que ce qui se passe dans la rue demande du temps. Ce n’est pas parce qu’elles ne sont pas spectaculaires que des histoires ne s’écrivent pas. Au début, lorsqu’on me parlait de l’Art en m’expliquant qu’il y avait des gens qui semblaient prêt à mourir pour ça, je ne le comprenais pas. Progressivement, j’ai réalisé que l’Art est une très belle ouverture pour découvrir l’univers, se découvrir soi-même et découvrir les autres. On peut expérimenter énormément et c’est ainsi que je vois ce projet lié aux fenêtres: un nouveau champ des possibles.

Quelle différence avec vos autres formes de travail ?

J’essaie de faire cohabiter les différents usages que je fais de mes dessins. Je considère en effet que si ce sont les mêmes lignes, il ne s’agit pas pour autant du même travail. Quand je suis chez un particulier, je vais me servir de mon expérience en extérieur concernant la gestion de l’espace pour me demander comment la personne évolue et se déplace. Mais la création avec du mobilier qui relève du design m’intéresse aussi. Ce travail très épuré est plus graphique que celui de la rue qui relève davantage de l’expérimentation. En effet, le tracé dans la rue leur a donné une courbure très physique, formée par l’articulation de l’épaule ou de la hanche.

la craie, matériau fragile et graphique

La craie est un matériau particulier, doublement éphémère par sa fragilité intrinsèque et la temporalité du Street art.

C’est ce que je pensais en tant que néophyte. D’expérience, je peux dire que la craie ne s’efface pas si vite que cela. Si elle tient trois à quatre jours au sol, je me suis aperçu que le concept de fragilité et d’éphémère ne s’appliquait pas au mur. Si l’on n’y touche pas et que le mur est abrité, elle tient très bien. J’apprécie cette double temporalité d’un matériau à la fois extrêmement fragile mais qui, dans certaines conditions, peut durer. Quand j’ai rencontré Jean-Charles de Castelbajac, il m’a expliqué que certains de ses anges avaient dix ans. Il m’arrive ainsi de repasser devant certaines de mes premières fresques, comme celle en haut de la rue Tombe-Issoire, qui est là depuis deux ans.

En deux ans et demi, j’ai dû produire plus de neuf cents fresques. On me dit que je suis partout alors que désormais je travaille beaucoup au sol et moins sur les murs. C’est justement parce que la craie tient et que les fresques sont toujours là. Elles vieillissent, mais elles ne s’effacent pas complètement. Au début, cela me faisait mal au cœur de les voir se ternir et je pensais revenir moi-même pour les effacer. Maintenant je les trouve magnifiques et j’ai appris à les expertiser pour savoir comment la pluie est tombée dessus, ou comment les gens les ont touchées. Désormais une grosse part de mon travail portera sur cette thématique de l’effacement.

L’aspect graphique des lignes peut-il renvoyer à une obsession mathématique comme les dessins de M.C. Escher ?

Au tout début c’est vrai qu’elles s’enchevêtraient mais ce n’est plus du tout le cas. Je me suis demandé pourquoi je voulais nécessairement qu’elles se suivent, enfermé dans une sorte de cadre mental que j’ai mis un an et demi à dépasser. On pourrait imaginer qu’elles plongent à l’intérieur et ressortent à un autre bout du tableau. J’adore le travail d’Escher, et dans mes dessins on retrouve un aspect mathématique, mais pas rigide : plutôt un désordre ordonné. Je vois mes lignes comme une sorte d’ADN, à l’instar des êtres humains tous constitués de la même chose et pourtant tous différents. A cet égard elles me surprennent encore.

 

Ce qui marque dans les lignes, c’est leur aspect graphique épuré, presque primitif.

A un moment donné je voulais les complexifier, mais maintenant elles sont très épurées même si je réalise parfois des variantes. Les gens, peut-être en fonction de leurs propres racines, les ont comparés à tous les arts primitifs de la planète : on m’a dit qu’elles évoquaient l’Art aborigène, d’Amazonie, voire celtique. Je pense que cet aspect primitif et cette simplicité leur offre une dimension universelle. Beaucoup me disent que les lignes les apaisent. J’ai réfléchi à cette idée, et je crois que partout dans la ville où le regard se pose se trouve une injonction. Il y a toujours un sens ou une demande. Si elles apaisent, c’est peut-être parce qu’elles ne demandent rien.

les lignes et le public: construction d'une relation

Comment inscrivez-vous votre travail urbain dans la durée ?  

On me demande pourquoi je ne dessine pas dans d’autres villes que Paris. Je le ferais si je pars en voyage, mais créer un dialogue non verbal avec les habitants comme j’ai réussi à le faire ici demande énormément de temps. Il faut réussir à s’inscrire suffisamment dans le quotidien pour qu’il se crée une intimité et un partage. Si je dessinais ailleurs je devrais recommencer ce travail. A l’inverse, peut-être qu’on m’identifierait de façon trop rapide. Or, cette relation est ce qu’il y a de vraiment intéressant pour moi. Je veux poursuivre ce que j’ai mis en place ici, d’autant plus que j’y ressens le lien avec l’Art nouveau. Mes arabesques s’y inscrivent bien, je connais la ville et le dialogue avec les parisiens me plaît. Au début j’avais le désir d’être dans tout Paris, mais je ne veux pas rajouter de lignes dans les quartiers ou d’autres sont déjà en train de vieillir. Comme dans toute relation, il faut des moments de répits et je ne veux pas saturer le paysage. Mon souhait serait peut-être un jour de pouvoir réaliser des performances avec le public.

Comment interagissez-vous avec ce public ?

C’est génial, des personnes te reconnaissent et d’autres ne savent rien de toi. Les gens sont bienveillants, ils s’arrêtent pour faire des compliments, dire qu’ils m’ont enfin trouvé. C’est aussi pour cette raison que je ne signais pas au début. On veut souvent aller plus vite que la musique, or le rapport au temps est important. Il y a deux dialogues qui m’intéressent : celui avec les gens que je rencontre, mais aussi celui, non verbal, que je crée par l’intermédiaire des lignes. La première interaction avec mon travail a été un bateau à la station Oberkampf. Pourquoi pas avant ? Il fallait qu’il y ait une maturation, un temps d’appropriation et le résultat était merveilleux. A partir de là des gens sont venus écrire à l’intérieur, des enfants sont venus colorier. Du coup je crée désormais des espaces, comme des bulles dans le métro, pour inviter le public à interagir. Des tagueurs sont venus y dessiner, avec une forme de respect mutuel. Le blanc de Meudon est d’ailleurs apparu grâce à une interaction. Certains tagueurs avaient dû vouloir me toyer, mais sans matériel ils ont eu l’idée d’utiliser leurs doigts pour effacer la craie. Après avoir été surpris, j’ai trouvé cela génial de dessiner avec son doigt et je me suis demandé comment l’appliquer. Le blanc de Meudon a été la réponse. Ces lignes sont les miennes, mais dans la rue elles sont un peu à tout le monde et deviennent une sorte d’œuvre collective.

Les lignes permettent aussi de créer des collaborations avec d’autres artistes.

La collaboration avec Jean-Charles de Castelbajac s’est faite toute seule. Pour la petite histoire, il y avait à Alésia un endroit où l’un de ses anges occupait un spot superbe. Je passais devant toutes les semaines, en pensant au fait que j’aurais aimé dessiner là et rencontrer l’artiste. Un jour, l’ange a été effacé et, alors que je pouvais y dessiner, je ne l’ai pas fait, par respect. Suite à cela j’ai rencontré le créateur de cet ange. J’adorerais aussi travailler avec des chorégraphes, autour de la danse ou de la musique.

Retrouvez Jordane Saget sur sa page Facebook, et sur son compte Instagram.

Toutes les photographies appartiennent à Jordane Saget.

Photographie de couverture: Gaëlle Labarthe; vous pouvez la retrouver sur Instagram.

Merci à Hélène Polverelli. 

Entretien enregistré en avril 2017.

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