Lor-K

lor-K

L'architecture mouvante du déchet abandonné

Ceci est une introduction : saint oma street art.

“Je me perçois comme un cobaye où mon travail devient un résultat de notre société de consommation. A travers ces modes de vies communs à beaucoup de citadins, l’art m’est un moyen de remettre en question la vision que nous avons de nos rejets : si un matelas peut devenir une sculpture, alors peut-être peut il devenir tout autre chose. “

parcours

Comment es-tu devenue artiste ? Quand as-tu commencé dans la rue ?

Mes premières rencontres artistiques se sont faites sur le chemin de l’école, à travers des mots écrits en géant sur les murs. Je me demandais quels outils étaient utilisés pour tracer des traits aussi gros : parmi les pinceaux et les feutres de l’école, aucun ne semblait pouvoir réaliser ce lettrage. Vers douze ans, en fouillant dans la boîte à outils de mon père électromécanicien, j’ai découvert les bombes de peinture qui lui servaient à faire des finitions d’habillage dans les ascenseurs. C’est là que j’ai commencé à comprendre les techniques utilisées par les graffeurs. Pendant mon adolescence, je me suis amusée à poser mon blaze en recopiant tout ce que je voyais dehors – tags, graffitis, pochoirs, collages – sans pour autant réussir à m’épanouir, à trouver mon écriture. En parallèle, il m’arrivait de récupérer des encombrants pour les vendre en brocante avec ma mère. Le déclic s’est fait plus tard, à mon entrée en Fac. Pour la première fois, à vingt-trois ans, j’ai visité une galerie d’Art contemporain. Ça a été une révélation : utiliser les déchets pour les travailler dehors en tant que tels, dans leur posture d’abandon, parle de nous, de nos sociétés, ce ne sont plus de simples supports, mais alors une matière porteuse de sens.

Nature Morte
D’où vient ton regard sur l’objet et sa façon d’être transformé ?

Même si j’ai toujours voulu étudier l’art, ce n’est pas la filière que j’ai suivi initialement. J’ai commencé dans le commercial, du CAP au BTS. Mal orientée, c’est une période durant laquelle je me suis sentie rejetée de l’institution. Les filières professionnelles, avec leurs stages en entreprises, sont des branches où l’apprentissage est limité, cloisonné. Avec le recul, je me rends bien compte aujourd’hui que ces années ont influencé tous mes projets actuels : en lien permanent avec notre société de consommation.

L’ENCOMBRANT, MATÉRIAU DE CRÉATION

Aujourd’hui ton travail consiste justement à changer le regard que les gens portent sur les objets.

C’est la rue qui m’inspire, chaque projet dépend de ce que je vais trouver dehors. Les matelas d’Eat me viennent d’une période où j’en voyais partout. A chaque fois, cela naît d’une observation, c’est ce qui m’intéresse. La redondance d’un objet, d’une matière, d’une forme. Ces visions de déchets abandonnés dans la rue sont finalement symboliques pour tous citadins à travers le monde. Je ne fais en réalité qu’exacerber leur sens. C’est une manière de rappeler qu’une table est avant tout une planche de bois, un matelas, un bloc de mousse, une fenêtre, une plaque de verre…

Tu parles de remettre la dimension narrative au centre de l’œuvre.

Quand on observe l’aspect conceptuel dominant dans l’Art contemporain, il peut être compréhensible qu’une part du public se perde. Une œuvre très intellectualisée peut parfois être difficile à relier à ses propres codes, sa vie sociale, son quotidien, rendant alors l’interprétation complexe. Utiliser des objets courants, directement dehors, dédramatise l’action artistique et permet aux gens de s’identifier, en s’appropriant la sculpture avant même d’en avoir compris le sens. Un canapé qui saigne sur le trottoir, c’est un cheminement narratif qui se construit.

Objecticide
Contrairement à l’intervention murale, ta pratique n’est pas illégale. En travaillant les encombrants sur le trottoir, tu explores une zone de non-droit.

En rédigeant mon mémoire, j’ai pleinement pris conscience du fait que dans l’espace urbain tout est propriété. Tout ce qui nous entoure appartient à quelqu’un. Mais les déchets encombrants, une fois sur le trottoir, sont quant à eux mystérieusement défait de cette possession : je les perçois comme des éléments redondants de nos rues, comme une architecture mouvante et récurrente. Cela crée une faille, un passe-droit permettant de déjouer les questions d’illégalité et de censure. Le fait d’utiliser les déchets crée un rapport pacifiste avec les gens qui existe peu quand on s’attaque aux murs.

UNE DÉMARCHE URBAINE

Tes projets peuvent se construire suivant deux dynamiques : entre transformation radicale et gestes minimalistes.

En écrivant « Bienvenue » en gros lettrage blanc sur un tas de déchets, c’est la superposition des éléments qui donne un nouveau sens à la scène existante. La transformation s’établit sans manipulation plastique des encombrants, à contrario de Eat Me où l’objet initial est à la fin méconnaissable. Dans tous les cas, je ne considère pas mes sculptures en extérieures comme des œuvres d’art. Les laisser dans la rue sans indications, sans cartel, sans étiquette qui dit « Art », permet justement une certaine désacralisation. C’est à mon sens ce qui rend l’art de rue si abordable. Pour moi, ce sont avant tout des expériences artistiques.

Tu mènes une importante réflexion par rapport au medium, exprimant une certaine lassitude par rapport aux techniques habituelles utilisées dans l’espace urbain.

A chaque projet j’ai besoin de me surprendre. Quand j’ai une idée, je regarde si quelqu’un a déjà travaillé dessus et, si tel est le cas, je m’informe pour savoir où en sont ces recherches. L’objectif n’est pas de reproduire ce qui existe déjà mais de faire avancer l’Art et l’Histoire en proposant des visions en cohérence avec notre époque. Les techniques, outils et médiums à notre disposition influencent notre créativité, il me semble primordial de s’en emparer pour permettre aux arts visuels d’évoluer. Un ancrage contextuel fort est, à mon sens, ce qui rend une œuvre intemporelle.

Eat me
Suivant cette idée, ton travail découlerait naturellement d’une ère de la société de surconsommation. Un ancrage aussi fort dans le présent permet-il l’intemporalité ?

Je pense qu’être lié au présent, aux technologies comme aux problématiques sociales de notre époque, permet l’intemporalité. Quand une œuvre est le reflet d’une génération, elle devient souvent le marqueur d’un moment particulier. J’ai du mal à me revendiquer comme une artiste engagée. Je suis sensible au capitalisme de nos sociétés, et séduite par l’aspect mercantile de nos paysages urbains. Je perçois mon travail comme un résultat de notre société de consommation, avec l’envie de dédramatiser en posant question, sans faire culpabiliser. A travers ces modes de vies communs à beaucoup de citadins, je cherche à évoquer des potentiels : si un matelas dégueulasse peut devenir sculpture, il pourrait peut-être alors devenir tout autre chose.

Quelle est la place de la déambulation dans ton travail ?

La déambulation permet la création. Quand j’ai l’envie de créer, je pars en scooter à la recherche des déchets convoités. Mes idées viennent de ces moments d’observation du territoire où j’arpente l’espace urbain.

CRÉER DANS UN ESPACE PUBLIC

On associe souvent création urbaine et vitesse. Or, ton temps d’action est particulièrement long.

Je dirais plutôt que mon temps d’action n’est pas dépendant d’une adrénaline de l’urgence. Ma première contrainte est la tombée de la nuit : si je dois revenir le lendemain, il y a peu de chances que ma sculpture y soit encore. Je me pose sur le trottoir toute la journée, me créant une sorte d’atelier sauvage dans lequel les gens peuvent venir me taper sur l’épaule et discuter. C’est ce rapport social à la rue qui m’intéresse.

Les interactions avec le public sont-elles une composante essentielle de ton travail ?

Humainement, c’est-à-dire socialement, c’est ce qui me raccroche aux autres. Je suis plutôt solitaire dans ma vie personnelle. En discutant avec toutes les personnes que je rencontre, l’Art me permet de rester connectée au monde. J’ai besoin de ces interactions pour nourrir et construire ma pratique d’une recherche à l’autre.

En t’obligeant à finir ta création avant la nuit de peur qu’elle ne disparaisse, tu soulignes aussi l’extrême éphémérité de ta pratique.

Il y a des zones dans Paris où tout se mélange, créations, commandes, publicités. Ce sont d’étranges fouillis où les artistes se retrouvent dans la même posture que les marques, à créer des logos et les matraquer. Travailler la sculpture à partir des encombrants permet de se détacher des notions de spot et de visibilité. Les endroits où je pose ne sont pas choisis pour leur fréquentation (ou leur inaccessibilité), ce sont les déchets qui déterminent leurs emplacements. Détachée du mur, la création devient mobile, rendant sa durée de vie beaucoup plus fragile et aléatoire.

Tu décomposes tes actions selon un processus de création très détaillé.

À chaque projet un même processus se répète : Observation, préparation, intervention, retranscription, exposition. Un projet est pour moi terminé quand j’ai des pièces finales à diffuser, sans cela le projet n’a finalement pas d’existence. L’archivage systématique appliqué à toutes mes interventions urbaines est ce qui permet à mon art d’exister. En réalité, la majorité des personnes qui connaissent mon travail n’ont jamais vu mes sculptures dehors. C’est pour moi la preuve qu’il n’y a pas besoin de conserver ou posséder les sculptures pour appréhender mon travail.

L’IMAGE AU CENTRE

De la sculpture à la photographie : Le fait que la majorité des gens n’ait pas vu ton travail dans la rue met en exergue l’importance de l’image.

La rue et l’exposition sont pour moi profondément liées. Si la possibilité d’exploiter les archives n’existait pas, aurais-je développé cette pratique de rue ? Sans ma pratique urbaine, qu’aurais-je à exposer ? Photographies, éditions et vidéos sont les résultats de ces expériences à ciel ouvert. Par l’image, les sculptures réalisées dehors deviennent le sujet de mes œuvres pérennes.

Cette recherche de la pérennité n’est-elle pas paradoxale vis-à-vis de l’hyper-éphémère décrit plus tôt ?

Je suis convaincu que sans cette possibilité numérique d’archiver mes créations, je n’aurais jamais réalisé de sculptures éphémères. J’en ai vraiment pris conscience en revoyant des images de moi en bas âge avec un appareil photo autour du cou. C’est lui, le seul outil systématique qui m’accompagne dehors à chaque projet. L’image est finalement ce que j’expose et qui permet aux gens de comprendre mon travail. J’ai la sensation que sans ces notions d’archivages, quelles qu’elles soient, l’art n’existerait pas. Quand un artiste crée dans la rue une composition plastique qu’il laisse sur place, il n’est plus maître de son devenir. La disposition libre et publique de sa création engendre des possibilités d’appropriations inédites qui deviennent, à mon sens, de nouveaux actes créateurs.

Tower Power / Hot Spot - Collaboration avec Smith.367
Que penser des chasseurs d’images ?

Je n’aimerais bien sûr pas que l’on se fasse de l’argent sur mes sculptures, mais je trouve belle la possibilité de ces nouveaux actes créateurs. A mon sens, c’est cette liberté d’actions face à la création qui fait la richesse de l’Art de rue. Des vocations sont déclenchées par l’Art urbain, et des personnes développent alors leur propre point de vue en se mettant eux même à créer. Cela me rappelle Berlin où l’objeticide N°25 est resté presque une semaine sur le trottoir. Un gros tag rouge coulant était apparu sur l’un des côtés, avec posé sur le dessus une canette de coca-cola et un briquet rouge. C’était fou de voir, comment en quelques jours, la scène proposée avait évolué.

En quoi la rue est-elle un espace de création particulier ?

Proposer des créations plastiques directement dans le réel transforme notre rapport à l’art. Pour moi, la grande particularité de l’art urbain, c’est sa liberté : le fait de pouvoir intervenir dehors, aux yeux de tous, sans rapport à la commande et la censure. Abandonné dans la rue, l’art s’expose alors sans préavis. Cette désacralisation de l’œuvre permet une interprétation riche et une appropriation forte du public.

UNE RÉFLEXION QUI S’INSCRIT DANS L’ESPACE ET DANS LE TEMPS

Considères-tu tes séries ouvertes ou bornées dans le temps ?

Je peux travailler sur plusieurs séries en parallèle, mais elles ont toutes une fin. Chaque projet représente un moment précis de ma vie et de mes recherches artistiques. Comme en 2012 avec objeticide, où je figurais la mort des objets dans une période qui me fût plutôt sombre et particulière. Pendant neuf mois, j’ai enchaîné trente interventions qui m’ont amené vers une nouvelle étape personnelle : la libération. Apaisée de mes peines, je suis alors passé à Divinité urbaine, en lien avec les nuages et la douceur d’un certain imaginaire. Le temps et le recul m’ont permis de prendre conscience du lien étroit qu’il existe entre ma vie et mon art.

IRL
Une même thématique peut aussi évoluer en fonction de la société dans laquelle un projet est créé. Intervenir sur des déchets en Asie ou en Amérique raconterait-il la même chose ?

C’est en 2013, avec le projet Divinité urbaine que cette question du territoire a commencé à grandement émerger dans mes recherches. A cette période, j’ai accompli un tour de France pour réaliser une sculpture dans la capitale de chacune de nos 22 régions. Ce fût une première confrontation riche et intéressante face à des terrains inconnus. Dès 2014, avec le projet Dans ce monde, l’envie de parcourir le globe est apparue. Pratiquer ma démarche artistique dans d’autres pays, soulèvent des problématiques propres à chaque contexte où j’interviens. Ma lecture des déchets établie jusqu’ici prendrait certainement un sens différent d’un continent à l’autre.

L’Art urbain est-il selon toi un courant artistique ? Si oui, considères-tu en faire partie ?

Oui, l’art urbain est un courant artistique. Je le perçois comme une continuité mêlant Street-art et Art contemporain. Il y a une réflexion autour de l’objet, de son exposition et de son archivage, dépendant d’une forme d’activisme urbain. Ce mélange donne un nouvel Art urbain qui est en train de s’inscrire dans le temps et dont je pense faire partie. J’aime que chaque projet soit un challenge, qu’il puisse soulever de nouvelles problématiques, sans quoi cela n’aurait aucun intérêt pour l’Histoire de l’Art. L’enjeu est de trouver des interstices pour créer sa singularité, tout en gardant une certaine continuité avec ce qui existe déjà.

lor-k street art lor-k street art lor-k street art lor-k street art lor-k street art lor-k street art lor-k street art lor-k street art lor-k street art lor-k street art lor-k street art lor-k street art lor-k street art 

Photographies: Lor-K

Vous pouvez retrouver Lor-K sur Facebook et Instagram.

Entretien enregistré en octobre 2021.

VOUS AIMEREZ AUSSI

oakoak

Rencontre avec Oakoak, qui détourne les aspérités de la ville pour en faire un immense terrain de jeu permettant de la redécouvrir.

icy & sot

Rencontre avec deux frères iraniens qui, après avoir commencé par le pochoir, mettent désormais l'Art conceptuel au service d'un travail engagé.

slinkachu

Rencontre avec le créateur des Little People, ces personnages qui surfent sur les déchets urbains pour évoquer avec poésie les conséquences de notre mode de vie contemporain. (en VO)

Panier