Agathon

Agathon

La peinture comme épée et bouclier

Ceci est une introduction : saint oma street art.

“Je n’en peux plus de voir le mot street-art écrit partout, alors que la plupart de ces artistes ne prennent aucun risque. L’art est une prise de risque : ne jamais se risquer à être dans l’illégal et s’auto-désigner street-artiste reste pour moi un mystère. “

parcours

Comment es-tu devenue artiste ? Quand as-tu commencé dans la rue ?

Il ne s’agit pas du tout du même moment. J’ai commencé à peindre en fin de terminale, alors que j’étais en section Arts plastiques. J’aimais le graff et un jour ma prof m’a montré un livre de Robert Combas. Elle a senti ce moment charnière de mon parcours, car j’ai très vite utilisé sa technique pour commencer à peindre et c’est à partir de ce moment que j’ai eu l’impression de réaliser mes premières pièces. Je peignais de plus en plus vite des formats de plus en plus grands, comme de vieux stores, au point de se demander comment j’allais pouvoir faire au Bac. Curieusement, on m’a assez vite demandé de peindre des murs, mais il s’agissait d’œuvres de commandes et je ne considérais pas alors faire du street art. La rue, c’est savoir se trouver une place, avoir le courage d’y aller, de se dire qu’on fait quelque chose qui n’est pas autorisé, pour tenter de s’imposer. Or, quand je peignais ces commandes, je voyais les autres graffer et ne me sentais pas légitime. J’ai ensuite passé deux années dans une grosse galerie que j’imaginais être celle de la consécration, rue Dauphine, mais je me suis vite rendue compte que j’y étais très malheureuse, au point que cela se ressentait même dans mes tableaux. On me mettait des menottes, m’indiquait quelle couleur utiliser. A un moment je me suis même retrouvée avec mes pots dans mon atelier sans plus savoir quoi faire. J’ai mis plusieurs mois à m’en remettre pour pouvoir de nouveau peindre à ma façon. Cela a été très violent de quitter cet endroit, mais c’est ce qui m’a permis de me dire que la meilleure et la plus belle galerie était la rue.

Agathon renvoie aussi à Platon : y-a-t-il une résonance entre le philosophe et ton blaze ?

Toujours en Terminale, j’avais une enseignante en philosophie qui était très cool mais avec laquelle j’avais cours trois heures le vendredi matin. Au bout d’une demi-heure je dormais, c’était intenable. Or, c’était l’année du Bac, et on étudiait le Banquet de Platon. A un moment j’ai entendu « Agathon », j’ai levé la tête, répondu « Oui ? » alors que j’étais en train de dormir. Elle m’a répondu : « Au moins maintenant on sait comment vous appeler pour vous réveiller. » C’est resté : je me suis mis à signer mes derniers devoir avec ce nom, et c’est même sur mes papiers d’identité aujourd’hui.

La figure de l’hippocampe semble apparaître au moment de ton basculement vers la rue. Pourquoi ?

J’ai fait des dizaines de petits boulots. Alors que je m’occupais de la régie au Conservatoire National de Musique, je devais suivre tous les concerts de jazz, que j’ai en horreur. Un soir, lors d’un cours de contrebasse, je me suis réfugié dans la loge, où un étudiant avait oublié sa trousse et son bloc. J’ai lancé un retour télé, pris une page et dessiné l’hippocampe, le cheval des mers. Dans la rue il faut être reconnu, il me permet donc de ne pas mettre des choses très différentes tout le temps.

LA REPETITION COMME ARMURE

Retrouvait-on dès tes premières pièces cette profusion de couleurs et ce cerné noir ?

Quand j’ai vu le travail de Robert Combas, cela m’a rappelé la technique des graffeurs. J’ai toujours trouvé qu’ils avaient un talent incroyable. J’ai appliqué ce style comme une armure, me sentant une maitrise plus évidente avec le pinceau qu’avec la bombe. La bombe est jouissive car elle crache, il n’y a pas de rinçage, et il est possible d’en conserver quelques-unes dans son sac. Elle offre une liberté que les pinceaux n’offrent pas.

Ton travail semble marqué par un rapport à l’espace très répétitif, presque obsessionnel.

Quand je suis en train de poser mes couleurs – qui, venant en premier, me sert de base – j’ai souvent l’impression d’être face à un bazar, de faire n’importe quoi. C’est avec le noir que je commence à voir apparaitre mon tableau et mes formes, pour finir par retrouver mon idée d’origine. Le fait de répéter toujours le même geste me rassure, me donne l’impression d’être dans un cocon, un espace que je connais. C’est une enveloppe protectrice. J’étais heureuse en réalisant des vitraux, faits de motifs revenant des milliers de fois. Mais j’ai aussi besoin d’être seule, en introspection totale. Je ne peux pas travailler avec des gens et, si je sens que quelque chose m’envahit, cela m’est insupportable. Je ne sais pas comment font ceux qui peignent en public, car dans ces grandes manifestations, il y a toujours du bruit et des gens qui viennent te parler.

Pourquoi ressens-tu ce besoin de rechercher une protection à travers ton travail ?

Je suis hyper anxieuse, je n’aime pas trop le monde, ni le bruit et j’ai particulièrement besoin de me protéger de l’extérieur. Beaucoup d’artistes sont très suivis parce qu’ils s’ouvrent beaucoup, qu’ils vont vers les gens, ce que je fais très peu. Pour moi, il faut qu’un lieu ressemble au Cabinet d’amateur pour que j’ai envie de venir voir les autres, sinon je ne peux pas. Mais on est là-bas comme dans une bulle. Au départ, je m’étais demandée comment j’allais faire alors que je ne connaissais pas la galerie, ni les personnes qui y passent. Je m’y suis sentie directement sentie chez moi, sans quoi je ne serais pas revenue. C’est un endroit charnière de mon parcours et la rencontre avec Patrick Chaurin a été déterminante. Il y a tant de choses qui me font peur, c’est si difficile de dépasser sa timidité pour se montrer qu’il faut travailler dans des cadres dans lesquels on puisse se sentir rassurée. C’est la chose la plus importante pour que je travaille avec une galerie aujourd’hui.

Tu inscris en parallèle ton parcours artistique et le fait d’être nageur-sauveteur en dehors. Selon toi, ton travail est-il porteur d’une identité globale ?

C’est très juste : la natation m’a sauvé la peau, c’est même pour cela que j’y mets toute cette énergie. Elle m’a permis de sortir de mon corps : grièvement blessée au surf, j’ai été alitée trois mois et eu mal au dos pendant des années. C’est à travers la natation que j’ai pu me reconstruire, me lançant des défis, d’abord en reprenant plus de quinze kilos, puis en passant le diplôme de nageur-sauveteur après juste un an de natation, ce qui n’existe pas, surtout lorsqu’on a ma carrure. Ma technique de peinture ou le fait d’être dans l’eau sont pour moi des éléments protecteurs et me permettent cette introspection. A cet égard, l’eau et les vagues sont très différentes. J’ai essayé de retourner dans les vagues depuis mon accident mais ce n’est pas possible, il n’y a rien à faire. La peur est présente alors que j’ai largement le niveau, que ce soit en natation ou en sauvetage.

Souhaiterais-tu garder tes deux activités en parallèle ?

C’est vraiment un sacerdoce de gagner sa vie, de se faire aussi mal dans des boulots. J’aurais pu rester dans cette grosse galerie en produisant un quota d’œuvres pour une certaine somme afin d’en vivre. Mais si c’est pour peindre à la chaine des choses qui ne me ressemblent pas ce n’est pas possible. Je pense désormais que l’objectif de devenir maitre-nageur me correspondrait bien.

CECI EST MON CORPS

Ta peinture a-t-elle un lien avec le religieux ? Tu dis dans un entretien qu’une de tes premières pièces s’appelait « Petit Christ » et tu portes depuis des années un projet appelé « Ceci est mon corps ».

Ceci est mon corps a vraiment réellement fini d’être écrit la semaine dernière. Il s’agit de plusieurs années de peinture et d’écriture. Terminé, je ne l’ai pourtant jamais exposé, et la majorité des pièces n’a jamais été montrée à personne. C’est un travail sur toile, une installation pas du tout pensée pour la rue, il faudrait même une ambiance sonore. Pour moi il y a Agathon dans la rue et Ceci est mon corps, qui est le projet de ma vie. Ce sont deux états d’esprit complètement différents. Je suis totalement athée, mais ce projet interroge la mémoire du corps dans la transmission du génocide. Comment on garde en mémoire, à travers les générations, un traumatisme qu’on n’a pas vécu soi-même. Dans ma mémoire, il y a la Shoah, c’est pour cela que je souhaite faire passer ce message. Mes grands-parents ont été déportés et c’est presque fou de se dire que ce sujet est si proche de moi.

La mémoire génétique est l’enregistrement par le corps de traumatisme qu’il n’a pas vécu, mais elle interroge aussi sur la façon de pouvoir le partager.

C’est compliqué pour moi d’en parler avec des mots, mais j’espère que cette série verra le jour. Je travaille seule, mais j’ai la radio et j’avais découvert à travers un entretien, le parcours de Rithy Panh. En l’entendant parler du génocide cambodgien, j’avais l’impression de retrouver les goûts et les odeurs, c’en était limite insoutenable. Les génocides se ressemblent sur ce point : on tue jusqu’à la racine, avec la volonté de faire disparaitre des générations sans en laisser aucune trace. C’est un scandale que je porterai toujours en moi. Pour autant, je ne me suis pas intéressée à l’étude publiée dans les années 2010 sur le sujet, car j’avais peur qu’il s’agisse d’une tarte à la crème.

Comment bascule-t-on d’un héritage familial à une mémoire génétique de l’intime ?

Ce sont des détails, des choses du quotidien qui inquiètent. J’avais travaillé dans un atelier à l’Opéra bastille dans lequel de grosses marmites servaient à mettre à tremper les pinceaux avec de l’acétone. Je ne pouvais pas m’en approcher sans avoir un sentiment d’horreur. J’ai ensuite compris ce que ça pouvait me rappeler. Je m’entraîne à la piscine de la Butte-aux-cailles, qui est une des plus belles piscines de Paris avec un bassin extérieur. Mais il y a en face un bâtiment en brique avec une cheminée qui, le soir lorsqu’il fait nuit, m’effraie, me prend au ventre.

Quel travail d’écriture réalises-tu sur ce projet ?

C’est difficile « d’écrire » une note d’intention. Carole m’a aidé à développer plusieurs idées car il n’est parfois pas évident de trouver les mots, mais c’est un projet qui mériterait un vrai texte. Son origine graphique se trouve dans les vitraux de Chartres : j’ai trouvé ça tellement beau que je m’en suis inspirée pour créer des médaillons, des squelettes et des hommes sans enveloppes corporelles. Hier, la télévision montrait des fosses communes en Irak, des gens qui ont été torturés, tués, enterrés dans ces trous. Ils en sont à reconstituer des squelettes pour que les familles récupèrent leur fils. Là j’ai pensé à Ceci est mon corps. Quand il ne reste que les os on réalise qu’on est tous pareil.

S’INSCRIRE DANS LA RUE

En quoi la rue est-elle un espace de création particulier ?

La rue est pour moi une galerie. Il est possible d’y faire passer des messages alors que les « vraies » galeries ne veulent souvent pas faire de politique, comme s’il était possible d’être artiste sans en faire. J’ai envie de faire l’effet d’un klaxon tout en produisant de belles choses. Pour aller plus vite j’ai commencé à utiliser du papier, cependant je veux poursuivre mon travail sur dibbon qui permet de placer de belles pièces qui vont rester, même si certains s’amusent à les arracher.

Quel est ton rapport à cette dimension éphémère ?

Je ne le vis pas forcément très bien. Si on a envie d’une de mes pièces à ce point, qu’on me la demande. Je préfère donner un hippocampe à quelqu’un qui l’aurait vu dans la rue et apprécié, qu’une personne prenant son marteau et sa spatule pour aller le voler. J’ai fait du collage à la chaine, utilisant aussi des carreaux ou du dibbon, moins éphémères. Beaucoup m’ont dit que ce matériau était trop noble, mais rien n’est trop noble pour la rue. Il arrive qu’on se prenne un coup de bombe noire ou un arrachage : c’est la loi, mais je ne peux plus m’en passer.

Comment perçois-tu la présence du temps dans ton travail ?

Quand je regarde ce que font les autres, je me demande systématiquement si cela va durer. Je me suis toujours fixée une discipline, ne pas faire de « facile », ne pas réagir à une mode, ce qui est souvent le cas aujourd’hui, car alors on sort de l’art pour entrer dans le buzz, ce qui est sans intérêt. J’essaie toujours de faire un tableau suffisamment recherché pour qu’il s’inscrive dans le temps, pour ne pas que trois ans plus tard on le délaisse comme une fringue jetable. Je passe également énormément de temps sur mes pièces de rue, pour m’y inscrire et dire « je suis là ». Je vais aussi essayer de travailler des matériaux pérennes, et ne poserai pas quelque chose qui ne peut pas supporter la pluie.

L’art urbain est-il selon toi un courant artistique ? Si oui, considères-tu en faire partie ?

Je ne sais pas : j’aimerais être dans quarante ans pour voir ce que l’histoire de l’art aura retenu de cette vague. Je n’en peux plus de voir le mot street-art écrit partout, alors que la plupart de ces artistes ne prennent aucun risque. L’art est une prise de risque : ne jamais se risquer à être dans l’illégal et s’auto-désigner street-artiste reste pour moi un mystère. A l’inverse, le mouvement graffiti était assez noble : peindre les trains, prendre des risques fous… Je ne comprends pas comment les graffeurs parviennent à réaliser des pièces aussi belles de nuit, avec une telle pression. Pour moi il est évident qu’il s’agit d’une forme d’art.

L’art viendrait donc d’une prise de risque, qu’elle soit intime ou financière.

On risque sa vie quand on est artiste. Ce n’est pas quelque chose de confortable : si je ne l’avais pas été, j’aurais choisi un métier qui ait du sens. Dans mon dernier boulot je nettoyais des chiottes, des couloirs et des vestiaires à six heures trente du matin : je pense que j’avais les compétences pour prétendre à autre chose mais vouloir devenir artiste passe aussi par ces trucs à la con. Quelqu’un qui reste dans son confort, qui ne prend pas de risque, n’est pas artiste, sinon ce serait trop facile. Or, j’ai l’impression qu’avec l’art urbain on reste trop souvent dans cette zone-là, à savoir développer un visuel qui plaît et faire de la com pour tenter de taper dans l’œil des gens. Il n’y a aucun mal à cela mais pour moi il s’agit de tout sauf d’art. Un mouvement artistique naît de gens qui ont un cri partant du ventre. Je me souviens d’une interview de Robert Combas racontant qu’une de ses toiles avait été vendue plusieurs dizaines de milliers d’euros lors d’une vente aux enchères, mais qu’à l’époque de sa vente il n’avait touché que trois milles francs. Je mettrais mes mains à couper sur le fait que certains street-artistes actuels feront rire lorsqu’on regardera leur travail dans trente ou cinquante ans. Je me sens un peu perdue moi-même, ne sachant trop comment me définir. Je travaille dans la rue, donc est-ce de l’art urbain ? De l’art contemporain ? Cela me met mal à l’aise car il n’est pas confortable de ne pas avoir d’étiquette, alors qu’aujourd’hui on a l’impression que tout ce qu’on fait en nécessite forcément une.

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Photographies: Agathon

Vous pouvez retrouver Agathon sur Facebook et Instagram.

Entretien enregistré en juin 2022.

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