Pierre Pinoncelli

pierre pinoncelli

De Chihuahua à Cali, de Diogène à Duchamp

Nous avions découvert Pierre Pinoncelli en cours de droit d’auteur, au travers d’une remarque sur ce qui fut sans doute son plus grand coup d’éclat : le bris de « Fontaine », le célèbre urinoir de Marcel Duchamp, après y avoir auparavant uriné. Intrigué par ce personnage qui ne semblait vouer aucun culte à cette idole de l’Art contemporain, nous sommes partis à sa recherche. Réalisant que l’artiste habitait à Saint-Rémy-de-Provence, petite ville des Bouches-du-Rhône marquée par le passage de Van Gogh et la fabrication des santons, nous avons pris contact avec la mairie pour leur demander de nous aider à le retrouver. Guidés vers le musée Estrine nous touchions au but. Et c’est ainsi qu’un jour de Décembre nous pûmes avoir Pierre Pinoncelli au téléphone.

Il nous invita alors à venir déjeuner chez lui début Janvier. Certaines personnes se découvrent autour d’un repas : anchoïades, rôti, tarte aux pommes, le tout arrosé d’une bouteille de Tariquet forment ainsi le cadre de cette rencontre, entre le jardin et l’atelier de l’artiste. Pierre Pinoncelli a réalisé des dizaines de performances depuis la fin des années 60. Parmi celles-ci, à côté du bris de l’urinoir ou du doigt coupé en hommage à Ingrid Betancourt lors de son enlèvement par les FARC, figurent toutes celles qui composent le portrait fou de cet homme qui s’est jeté à la mer dans un sac lesté de pierres pour Edmond Dantès, a lancé de la peinture sur André Malraux, ou s’est transformé en « homme bleu » pour rendre hommage à Yves Klein. Cet homme qui a dansé sur la tombe de Marcel Duchamp, s’est affublé de la tête d’un cochon mort et a braqué une banque. Poussé par sa famille à consulter des psychiatres en 1969, ceux-ci posent un nom sur ce qui n’est pour lui qu’un vaste amusement : hypomanie, définie selon le dictionnaire Larousse comme une « affection mentale caractérisée par de l’euphorie, par l’exubérance des idées et leur succession rapide, et par de l’agitation. » Mais quel mal y-a-t-il à cela ?

L’auteur de toutes ces performances est nécessairement un homme de qualificatifs. Lui qui réclamait une minute de démence à la mémoire d’Antonin Artaud, tour à tour surnommé « le roi du happening » ou « le dernier des coyotes », a souvent été renvoyé à ses actions : le « bourreau de l’urinoir » reste pour beaucoup un « vandale surréaliste » dont le « corps du délit » dont il ne cesse d’user en fait un véritable « hors l’art loi ». Mais derrière cette façade se dévoile aussi un être marqué par sa jeunesse à Saint-Étienne, un temps où les bêtises égayaient les journées pour rester sans conséquences. C’est cette légèreté, ce retour à l’enfance permanent après laquelle Pierre Pinoncelli, une fois devenu adulte, n’a jamais vraiment cessé de courir.

Mao et Diogène

Au début des années 1950, vous avez 20 ans et décidez de partir à l’aventure en Amérique sans but prédéfini. Pourriez-vous revenir sur cette période de votre vie ?

N’ayant jamais fait les Beaux-Arts, je n’avais pas eu la formation classique de l’artiste. De plus, on n’apprend pas à être aventurier. Mais puisque tout parcours nécessite des sources, je dirais que le mien est lié à l’enfance. Je suis issu d’un milieu bourgeois, et ma scolarité a été assez hachée : j’ai été renvoyé d’une dizaine de collèges car j’ai toujours eu horreur de l’autorité. Si je n’y ai pas étudié beaucoup, mon parcours dépend quand même de ces années passées chez les Pères maristes, car c’est là que je me suis révolté pour la première fois contre une atmosphère de surveillance généralisée.

Que cherchiez-vous en allant en Amérique ?

L’aventure pure. Mes parents m’ont demandé ce que j’allais faire, car eux dirigeaient une usine de bonneterie. Je voulais continuer à ne rien faire et comme j’avais de la famille au Mexique j’y suis parti. Je savais qu’on ne m’empêcherait pas d’y aller et que je serais accueilli. J’admets que cela ne convient pas à l’image de l’aventurier solitaire avec pour tout bagage son pantalon de toile et sa chemise. Une fois sur place, j’habitais dans les grands ranchs du Nord du pays. Je suis donc allé naturellement à Chihuahua, à Suarez, à El Paso. Ma famille possédait des magasins d’équipement : lassos, cordes et selles. Alors, pour ne pas me retrouver dans la même situation qu’en France, je suis tout de suite parti aux Etats-Unis. J’ai commencé à regarder les petites annonces, à découvrir les greyhounds pour aller de ville en ville, évidemment ce qui été le plus recherché c’était les dishwashers, pour ça il y avait de l’emploi ! J’ai sillonné le pays et fait plein de petits boulots, j’ai par exemple été maître nageur mais aussi nourrisseur de crocodiles dans une ferme !

Vous dites avoir aussi vécu auprès des indiens ? Quel a été le tournant dans votre parcours ?

De retour au Mexique, je suis allé chez les Tarahumaras dans la Sierra Madre, là où Antonin Artaud avait vécu. Je n’ai pas approfondi les croyances des indiens, mais j’ai été frappé par l’extrême pauvreté des Tarahumaras. J’y ai pris de la drogue, le peyotl (que je surnommais ucocolt), une plante mexicaine consommée par Artaud lui-même. Je ne cherchais pas à être sur les traces du poète, je voulais simplement voir l’endroit où il était passé. Mais c’est à Mexico que commence l’histoire, quand, en entrant dans le musée d’Art moderne, j’ai connu mon premier grand choc artistique à travers la peinture murale mexicaine, face aux œuvres de Siqueiros, de Tamayo, de la peinture des morts. Je suis tombé sur la peinture et cela a décidé de la suite. Sans cette rencontre, j’aurais pu continuer à voyager et à errer, ou me mettre à écrire. J’ai toujours un peu écrit, mais pas de livres ou de romans. J’avais 20, 22 ans et la jeunesse dure toute la vie, je ne me projetais pas. Je ne pensais pas à la peinture, encore moins à en faire un métier, je ne pensais pas que ce que je vivais pouvait s’arrêter un jour.

Momie Tarahumara, 1962
Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans ces peintures du musée d’Art moderne de Mexico ?

Je n’avais jamais vu de peinture avant, c’était la première fois de ma vie que je rentrais dans un musée, que ce soit à Saint-Etienne ou au Mexique ! J’errais dans les rues quand j’y suis allé, c’était un vrai hasard. J’ai été frappé par la beauté, les couleurs et la violence de ces œuvres, plus que par leur engagement ou leur caractère politique, qui me concernaient moins. J’ai aussi été marqué par la sensation de mort qui en émanait. Ces peintures représentaient la mort. Peut-être que les gens avaient raison de me parler du Mexique. Avant cela, l’Art n’existait même pas pour moi. Ce fut le choc initial qui m’amena à peindre, à acheter des couleurs puis à barbouiller mes premières toiles.

 

Randonnée Nice-Pékin, 1970
Votre travail par la suite semble fortement engagé politiquement. La performance du message délivré à Mao (Randonnée Nice-Pékin, 1970) apparaît politique, celle de Diogène dans son tonneau également (Diogène premier S.D.F ?, 1994). Quelles étaient vos motivations ?

Je ne sais pas si elles étaient réellement politiques. Celle de Diogène a plutôt un aspect social. Quand je suis descendu dans la rue, j’avais une affinité pour le cynisme en tant que pensée philosophique. Le public m’entourait et je culpabilisais car les sans-abris ne pouvaient plus vendre leurs journaux. Réaliser cette performance en tant qu’artiste me permettait d’une certaine manière de tourner en dérision ce que je faisais : ce n’était que de l’Art. Par rapport à la situation des sans-abris qui crevaient vraiment de faim, je gardais l’idée que l’Art était une lubie de riches très éloignée de la réalité. Cette idée a toujours constitué un des leitmotivs de mon parcours.

Pour Mao, ma motivation partait en réalité des actes de Martin Luther King aux Etats-Unis. Je voulais porter son message de paix à Mao car il représentait la Chine, un des pays les plus opposés politiquement aux Etats-Unis, et qui bénéficiait alors d’une grande popularité dans les milieux intellectuels occidentaux. Le message était I have a dream de Martin Luther King que j’avais fait recopier. Je trouvais ça beau d’emporter un vrai message dans une épopée pour la paix. Je me voyais alors comme un croisé portant un message de paix à un seigneur de guerre. Ce voyage me permettait aussi de retrouver le goût de l’aventure, et le faire à vélo me renvoyait inévitablement à mon enfance… A partir de là, est-ce que le message en lui-même n’était pas une excuse ou une motivation un peu surannée ? A tant d’années de distance, l’idée d’avoir entamé ce trajet pour défendre un engagement m’apparaît incertaine. De l’eau a coulé sous les ponts depuis cette époque et Mao et Diogène ne sont plus qu’une partie d’un gigantesque patchwork où j’ai passé toute une vie.

Alors pour vous le contenu du message était secondaire ? Dans ce cas quelle différence faites-vous entre le voyage à vélo, que tout le monde peut faire, avec la performance artistique ?

Je n’ai jamais voulu convaincre personne au travers de mes actes. Je n’essayais pas plus de me positionner contre la guerre, ou de prouver quelque chose. Je voulais donner un sens au parcours que j’entreprenais et partir avec un but. J’ai ensuite brûlé ce message que je n’avais pas pu délivrer. J’y allais sans spécialement penser à l’Art mais pour repartir à l’aventure vers ce pays mythique dans laquelle il était impossible de pénétrer, et dans lequel je ne suis d’ailleurs pas parvenu à rentrer non plus !

 

Donc vous n’auriez pas qualifié cela de performance artistique ? Et rétrospectivement ?

A l’époque surtout pas ! Pourtant aujourd’hui je considère tout ce que j’ai pu faire comme autant de happenings. Prendre un vélo, lâcher femme et enfants, c’était quelque chose ! Même si pour moi ce trajet n’était pas une performance, je me dis qu’il devait néanmoins en avoir certaines des caractéristiques car c’était en tant que telle qu’il était perçu par les gens. Durant le trajet, on m’envoyait des pneus de rechange dans toutes les ambassades. Mais c’est lorsqu’on m’a volé mon vélo en Turquie que le vrai voyage à commencé. Vers Ankara je me suis arrêté pour échanger mes sacoches et retourner en Cappadoce, vers les territoires kurdes, le lac Van, pour recommencer à errer. C’est en perdant ma bicyclette que j’ai perdu l’impression d’être en randonnée. En effet, même le vélo était un luxe vu la pauvreté qui prédominait dans les villages que je traversais. Moi qui pensais partir à l’aventure avec peu de ressources, je m’apercevais que j’étais encore un nanti.

 

Quand vous décidez de sortir pour réaliser la performance Diogène, pensez-vous être en train de faire de l’Art ? Quelle construction intellectuelle préside à la performance ?

Il n’est pas facile de savoir qu’on va se montrer nu en public. On m’a enduit de blanc comme les sâdhus du Gange, puis je suis sorti dans la rue. Je rentrais et sortais tour à tour du tonneau. Régulièrement une vieille dame m’apportait à boire sans que les gens se demandent pourquoi un tonneau était posé là, ou s’il y avait un message. Ils ont été happés par l’image d’un homme nu dans un tonneau. Les policiers pensaient que c’était une pub à cause des journalistes et ne voulaient pas m’arrêter pour ça. La vérité est que nous avons dû appeler les flics nous-mêmes, en leur demandant de réagir car un homme était nu dans la rue alors que c’était le mercredi, jour des enfants. Enfin, trois voitures sont arrivées et le commissaire s’est mis à quatre pattes pour me parler :

  • Qui êtes-vous ?
  • Je suis Diogène.
  • Qui est Diogène ? 

Et ainsi de suite. A la fin ils m’ont sorti du tonneau, passé une couverture et emmené. Les gens été atterrés et auraient défendu Diogène contre les flics ! Cette performance a marqué les esprits.

Diogène premier S.D.F. ?, 1994
Est-il possible d’y voir une action de sensibilisation au sort des sans-abris ?

J’avais vu un article dans Le Monde qui expliquait que le public se moquait du sort des SDF. J’ai voulu faire un acte pour attirer l’attention sur ceux qui crevaient de faim. Lors de ma performance, je suis tombé sur un inspecteur de police qui a cru que j’étais fou. J’ai été en prison, mais rapidement relâché. Le commissaire est venu me dire que j’étais libre. Il m’a dit que c’était une méprise, que c’était très drôle de s’habiller en Diogène, alors qu’il croyait que c’était le nom d’une machine à laver au début. Je lui ai répondu qu’il m’avait traité plus bas que terre et que je restais donc en prison. Ils ont dû m’évacuer de force : je suis le seul prisonnier à avoir été jeté hors de prison par la police ! Par la suite je tourne cela en dérision dans les plaquettes en me montrant criant « Où est mon tonneau ?! »

le doigt coupé

Pourriez-vous revenir sur d’autres performances que vous pensez être les plus importantes ?

Vous connaissez l’histoire du Père Noël qui casse des jouets (Le Père Noël est une ordure, 1967) ? Une veille de Noël à Nice j’étais venu aux pieds des Grands Magasins déguisé en Père Noël avec une hotte pleine de jouets. J’ai commencé à casser des jouets en public pour témoigner du fait que Noël était devenu une fête commerciale qui n’avait plus rien à voir avec un enfant blond né sur la paille il y a vingt siècles entre un âne et un bœuf. Les gens ne pensent plus qu’à manger et les enfants aux jouets. A la vue des tambours crevés, des trompettes tordues et des trains cassés les enfants se sont mis à pleurer. Après un moment de stupeur les parents sont devenus fous furieux parce qu’ils n’avaient jamais vus ça ! Prenant ma robe entre les dents, je me suis enfui couardement au milieu des voitures. Plus tard, la revue Mouvement a parlé de cette performance.

Attentat contre André Malraux lors de l'inauguration du musée Chagall à Nice, 1969

Je voudrais revenir aussi sur celle concernant le cercueil de Malraux au Panthéon (Les Malabar du Panthéon, 1996). Je suis entré avec des carambars dans les poches, et me suis retrouvé face au cercueil recouvert d’un drapeau tricolore, et gardé par deux gardes républicains. Là, je me suis approché, avec des semelles de crêpes, et j’ai jeté des carambars sur le cercueil. C’était une sorte de rappel, un adieu à l’enfance. Plus tard je me suis justifié en invoquant la mythologie égyptienne et la nécessité de remplir les tombes de nourritures pour accompagner le mort dans son voyage vers l’éternité. Alors, les gardes m’ont encerclé, m’ont soulevé et m’ont porté comme un palanquin vers la sortie. Alors que nous avancions à contre courant pour gagner du temps, j’en profitais pour bénir la foule ! Je crois même qu’une personne s’est signée ! Une fois sur le trottoir, j’aurais dû rentrer à nouveau. Je crois qu’ils étaient tellement sidérés par l’acte qu’ils en ont oublié de m’arrêter.

Les génocides et les massacres de masse marquent votre travail, qu’il s’agisse de la Shoah ou d’Hiroshima (Les 40 morts, 1962). Luttez-vous contre une certaine forme d’indifférence ou d’oubli ? 

Selon moi Hiroshima n’a pas le côté élaboré et technique de la Shoah puisque ce n’est « qu’une » bombe qu’on lance du ciel sans voir les gens. Il n’y a pas le systématisme de l’exécution, le four crématoire. Je pense que les nazis en s’en prenant aux juifs s’en sont pris à l’Homme en général. Dès lors tout homme est en droit de répondre à l’horreur nazie. Je me suis opposé à tous les massacres, que ce soit celui des arméniens en 1915, ou plus récemment au Rwanda et au Biafra. Qui se souvient du Biafra ? C’était pourtant un pays réel. Donc oui, je veux lutter contre un sentiment d’indifférence et d’oubli, c’est pour ça que je cite cette phrase de Freud qui n’est pas qu’une simple provocation : « Pour oublier il faut se souvenir ». Cependant tout mon travail ne rappelle pas les massacres, même si j’ai tendance à beaucoup utiliser l’étoile de David dans mes œuvres. Quand je peins le drapeau israélien, l’étoile est jaune et non bleue. Cette étoile est peut-être devenue à force une déviance artistique, une obsession systématique, je ne me suis pas posé la question. C’est un sujet si sensible que les gens n’osent pas me la poser non plus.

 

Votre travail témoigne d’un rapport constant à la violence, qu’il se manifeste par la répulsion ou au contraire par la destruction d’objets (bris des jouets ou de l’urinoir), voire celle de votre propre corps…

L’amour et le rejet passent par la destruction. « Détruire dit-elle » dit Marguerite Duras. Détruire c’est annuler une forme préexistante. De quel droit cette forme existe-t-elle ? De même, c’est s’arroger un grand pouvoir que celui de détruire. On aurait dû m’opposer le fait que je ne me détruisais pas moi-même, ce qui aurait une signification en me traitant par la négation. Cette envie de destruction est une tare, mais c’est un moyen d’expression violent. Même en peinture l’usage de la bombe constitue la destruction d’une certaine forme d’apprentissage de la couleur. A l’inverse je rejette toute forme de violence qui quitterait le champ artistique pour s’emparer de la réalité. Mais dans mes performances, comme en Colombie, je n’hésite pas :  le sang excuse, il est d’une belle couleur.

 

Pourquoi cette radicalité ? Avez-vous conscience du climat d’insécurité généré pour le public ? En le forçant à sortir de son cocon vos performances en deviennent à la fois plus authentiques et plus dérangeantes.

Je ne cherche pas à faire passer de messages.  J’agis à l’instinct, c’est assez naturel. Quand je pense à me couper le doigt, je pense à l’acte, à la façon dont il va secouer le public. Mais je ne pense pas au sang qui va couler ou aux commentaires que l’on va pouvoir faire. J’ai eu plusieurs accidents, notamment avec un taureau. Je voulais rendre hommage à Van Gogh, qui a vécu à Saint-Rémy, en lui offrant mon oreille. Mais au moment où je voulais le faire, un taureau m’a arraché l’oreille droite. Depuis j’ai décidé de ne plus jamais révéler ce que je voulais faire, car ce taureau n’avait rien à faire de Van Gogh ni de l’Art.

Meurtre rituel, 1969
Pensez-vous que vos actions violentes pourraient constituer une forme de « terrorisme artistique » et terroriser le public ? Est-ce que cela constitue le but de l’Art pour vous ?

Il y a dans mes performances l’extrémisme de celui qui impose sa violence. Je pense que ma cause est bonne, mais n’est-ce pas le propre de celui qui agit de façon extrême ? Bien évidemment mes actions peuvent constituer une forme de terrorisme. J’impose ma vision par la force, mais sans cela on ne ferait plus rien. Le sang est un outil facile, on sait qu’en se coupant il ne va pas sortir du jus de navet et que ce sera impressionnant. De même, mes peintures sur les accouchements ont un côté répulsif et imposent ma vision. Mais sans tout ça autant peindre des couchers de soleil. Chacun peint ce qu’il veut ou ce qu’il peut. Je ne pense pas à la réaction du public, même si je sais que si j’avais vu à 5 ans le Père Noël en train de casser des jouets je ne m’en serais pas remis. Dans ce cas d’ailleurs on pourrait me reprocher de m’être servi des enfants pour impressionner les adultes. Concernant la radicalité du geste en Art je pense que la peinture d’un Bacon est si forte qu’elle peut constituer aussi une forme de terrorisme, bien que lui n’ait pas eu besoin de sang pour impressionner les gens, et en cela il a d’autant plus de mérite. A l’inverse je n’estime pas beaucoup Van Gogh. S’il n’avait pas été fou, je pense qu’il ne serait pas si connu. Je pense que sa légende contribue pour beaucoup à sa notoriété. C’est un fait qu’il ne vendait pas de son vivant.

 

Pourquoi avoir choisi la performance et la peinture comme moyens d’expressions ?

La peinture s’est mise à exister pour moi au Mexique, mais c’est lors de mon retour en Europe qu’elle s’est imposée à mes yeux comme une échappatoire. La performance je l’ai découverte plus tard à New-York. Après avoir assisté à plusieurs happenings j’ai décidé d’en faire moi-même. C’était un moyen d’expression plus vivant que je venais de découvrir. Après tout s’est enchaîné : L’homme bleu au vernissage de Klein (1967) et la rencontre avec l’avant-garde. Puis de retour à Nice, une action pour le Biafra, un hold-up, mais aussi mon procès en pyjama rayé…

Homme-Tableau, 1968
Vous dites que ces performances vous ont apporté beaucoup d’ennuis, mais vous ont aussi permis de vivre la vie pleinement en vous mettant dans des positions d’insécurité.

Non seulement une insécurité mais aussi une souffrance non feinte : je ne faisais pas tranquillement ma petite peinture. J’étais dans la rue, dans les musées. Il fallait assumer le fait de ne pas savoir comment ça pouvait finir. C’est un art qui m’a convenu et m’a rappelé mon enfance quand j’allais la nuit faire des coups pendables. A l’époque où Saint-Etienne été bombardé j’étais avec des amis dans un petit séminaire. Je ne mangeais pas mon pain quand tout le monde crevait de faim. J’ai été puni et privé de sortie. Les responsables ont alors fait cuire le pain dans une grande cuve et m’ont forcé à le manger. J’ai préféré faire une grève de la faim. Une autre fois nous étions partis en groupe pêcher des truites à la main et nous comptions les faire cuire le soir dans un moulin inhabité. On a mis le feu au moulin. Parfois on se baladait sur les toits, on rentrait dans les greniers… Les jésuites du séminaire représentaient la force et le pouvoir et je rejetais déjà ce système là. Je pense être sincère en parlant des coups de l’enfance. Sous ce rapport ils ont conditionné ce que j’allais faire par la suite : la peinture, mais surtout les performances qu’il est possible de voir comme autant de retours à l’enfance au travers de la prise de risque.

 

Revenons à la performance de Cali (Un doigt pour Ingrid, 2002). Comment vous est venue l’idée de vous couper le doigt pour manifester votre soutien à Ingrid Betancourt ?

J’ai été invité en tant que performer connu à Cali. Je ne voulais pas faire la performance facile de celui qui passe le reste de son année en Europe pour peindre. Je leur ai écrit pour demander à ce qu’on me prépare un billot, une hache, un bocal de formol, un masque de loup… Seul le directeur du Festival savait ce que j’allais faire et il a joué le jeu en faisant enlever les toiles du mur. Mais ma performance est en fait tout un spectacle dont le doigt n’est que l’aboutissement. Au début je suis habillé en noir, avec un revers blanc, et je porte un masque de mort à double face qui donne l’impression que je regarde le public même quand je lui tourne le dos. Je lance ensuite une colombe vers le ciel mais elle est revenue pour se poser dans mes mains. Lorsqu’ils me voient me diriger vers le billot, les gens ne savent pas encore ce que j’allais faire. J’ai une croix dessinée sur le front, le drapeau colombien peint sur la figure. Un simple projecteur rouge éclaire le billot. Quand je mouille le fil de la hache, le public commence à réagir. Je soulève alors l’arme et je me frappe une fois le doigt, qui ne se détache pas du premier coup ! Je frappe une deuxième fois en faisant attention de ne pas me couper les autres doigts de la main ! D’expérience je savais que la douleur ne surviendrait que plusieurs secondes après car le coup anesthésie. Le bout de doigt est tombé par terre, je l’ai mis dans ma bouche et vomi : ça pissait le sang terrible ! Puis je suis allé vers le mur et j’ai tagué le mot FARC que j’ai arrosé avec de mon sang. A la fin on m’a apporté le bocal de formol, dans lequel repose mon doigt et qui se trouve toujours dans le musée à Cali.

Comment s’est achevée la performance ?

Je me suis fait un bandage énorme, comme dans les dessins animés, et je suis parti enfiler un masque de loup pour hurler à la mort pendant dix minutes. Enfin, je suis tombé et on m’a évacué aux urgences. Le lendemain j’étais interrogé au journal télévisé en duplex avec la mère d’Ingrid Betancourt. Ayant reçu des menaces des FARC j’ai dû rentrer. De Cali je suis retourné à Bogota, j’ai donné beaucoup d’interviews à l’aéroport car il y avait plusieurs chaînes de télévision. La dernière image fût un peu celle du héros qui s’envole à la fin du film, et voit à travers le hublot la cordillère des Andes qui disparaît à l’horizon.

Un doigt pour Ingrid, 2002
Comment avez-vous construit votre performance ? Pourquoi le fait de vous couper le doigt ne vous a t-il pas paru suffisant ?  

J’avais beaucoup réfléchi au déroulement de la performance avant mon départ. J’avais prévu à l’avance les habits et les accessoires, mais l’ensemble conserve une part d’improvisation : je ne savais pas ce qu’il pouvait se passer une fois le doigt tranché. Il faut assumer la part d’incertitude qui subsiste. Les gens en général ne sont pas à l’aise pour laisser se dérouler des actions qu’ils ne maîtrisent pas : on se lance dans la rue, mais c’est le public qui permet à la performance de se faire suivant le mot de Duchamp « c’est le regardeur qui fait le tableau ». La police peut intervenir, je peux être obligé de m’arrêter ou avoir un accident. Je ne me contente pas du doigt car l’ensemble forme une petite pièce de théâtre avec son scénario : il y a un point culminant, mais la performance ne s’arrête pas à ça : le doigt n’est qu’un élément parmi d’autres.

Un des aspects les plus fascinants de votre travail réside dans la distanciation à votre propre corps, qui atteint son paroxysme avec la performance du doigt que vous coupez, mangez et recrachez comme une chose extérieure à vous-même ; la description que vous en faites a posteriori est également très distanciée. Quel est donc votre rapport à votre propre corps ? N’est-il qu’un outil dans le cadre de votre travail artistique ?

En choisissant la performance, on décide de transformer son en instrument de jeu, comme un pinceau pour la peinture. Je me sers de mon corps comme d’un objet artistique, mais aussi de contestation du pouvoir par la dérision, le déguisement, comme quand je me suis travesti en femme avant de me brûler le visage sur la tombe de la famille Duchamp. Mais si le corps n’est qu’un outil comme un autre, il ne faut pas imaginer que je trouve du plaisir à m’automutiler. Par ailleurs, je déteste le travail sur le corps de certains artistes comme Orlan qui se fait greffer des membres supplémentaires. Parfois aussi le geste est un hommage, comme le doigt l’est pour Robert Mitchum dans le film Yakuza et s’inscrit dans un code d’honneur. J’ai conscience de m’inscrire dans la continuité de quelques exemples assez rares, à travers des actes que tout le monde ne fait pas tous les jours.

 

Peut-on parler de désacralisation, voire de dévalorisation absolue du corps ? Dans votre travail, le corps est souvent un objet dérisoire, dont on peut au mieux se moquer (avec de multiples références aux sécrétions : le penchieur de Rodin, je pense donc je chie…), si ce n’est complètement s’en débarrasser (avec les différents exemples de mutilation) ; on dirait que pour vous, le corps ne prend sa valeur que dans la mesure où il est utilisé à une fin « supérieure », comme ce code d’honneur, ou un message politique.

Je ne sais pas si je me servirais du corps avec une totale dérision, mais il est vrai que pour beaucoup de gens, le corps est sacré : on ne doit pas lui porter atteinte au nom du respect de la personne humaine. Je n’ai pas cette notion de personne humaine : je dispose de mon propre corps comme bon me semble et m’en sers à des fins artistiques et expérimentales. L’aspect physique a toujours compté pour moi : je fais du sabre japonais, de la gymnastique tous les matins, et pourtant je peux bien mourir d’une attaque demain. Ce qui m’a le plus perturbé au contraire, ce sont les périodes où je ne savais plus quoi peindre : j’avais l’impression d’avoir perdu ma raison de vivre. J’en suis sorti comme vous l’avez vu, puisque j’ai commandé douze nouvelles toiles !

 

Cette mise à distance du corps a-t-elle une dimension religieuse ? On pourrait penser, en effet, que la négation du corps a pour corollaire la croyance en une certaine indépendance de l’esprit ou de l’âme.

Bien que j’ai grandi dans une famille catholique, le fait de croire ou pas n’est pas déterminant à mes yeux. Dans mon travail, il faut aussi voir que ces multiples mutilations n’affectent pas in fine ma façon de vivre au quotidien, ils ne m’ont rien coûté. Ce n’est pas parce que vous respectez scrupuleusement votre propre corps que vous vivrez mieux ni plus longtemps !

Hold-up à la société générale, 1975
Un autre aspect de ce rapport de corps semble résider dans votre besoin de vous mettre systématiquement en danger : dans le cas de Malraux (Attentat contre André Malraux, 1969), ou dans celui du braquage de la banque de Nice (Hold-up à la Société Générale, 1975), des policiers auraient pu intervenir et vous tirer dessus…

La prise de risque, et notamment de risque physique, est pour moi une véritable philosophie de vie. Quand je suis parti en Chine à 47 ans, en laissant ma femme et mes enfants, c’était un risque considérable : mais quand on décide de partir, il faut partir. Cependant, j’ai laissé de côté beaucoup d’idées de performances, qui auraient été trop dangereuses, ou m’auraient laissé des séquelles trop importantes. Celles que j’ai réalisées ne m’ont jamais causé de problèmes irrémédiables, qu’ils soient sanitaires ou juridiques. Néanmoins, je pense que les risques que j’ai pris ont pu paraître trop extrêmes en France, ce qui expliquerait selon moi que ne soit pas reconnue ici la véritable valeur de ce que j’ai accompli.

l'urinoir brisé

Vous avez réalisé deux performances autour de l’urinoir de Marcel Duchamp (L’urinoir Duchamp-Pinoncelli, 1917-1993): quel est votre rapport à cet artiste, et plus particulièrement à cette œuvre ?

L’urinoir, c’était un peu ma grande baleine blanche : je l’ai poursuivi toute ma vie, dans tous les musées du monde, avant de pouvoir finalement l’approcher. Pourquoi cette œuvre en particulier ? On a tendance à oublier la charge provocatrice contenue dans l’objet même de l’urinoir : Duchamp déclarait lui-même avoir choisi l’objet le plus repoussant dans un geste de défi, pour montrer à tous que son ready-made était en fait du non-art. Il serait probablement choqué de constater le prix de son œuvre aujourd’hui. A cette provocation obsédante s’est ajoutée une certaine dimension sexuelle : après avoir enfin réussi à accomplir mon geste au musée de Nîmes, je voyais l’urinoir gisant par terre comme un corps après l’amour ! Pour me préparer, j’ai passé des semaines à étudier le passage des gardiens : j’avais calculé qu’en y passant une journée entière, je trouverais forcément un intervalle d’au moins trente secondes pour agir. Après avoir attendu plusieurs journées, j’ai fini par trouver le bon moment, sans trop de monde : j’ai frappé l’urinoir au marteau, avant d’uriner dedans. J’avais même testé différentes eaux minérales pour déterminer laquelle donnait le plus vite envie d’uriner ! J’avais demandé à l’AFP de venir, mais une fois sur place ils n’ont pas voulu rester. Ils craignaient d’être jugés complices, car je ne les avais pas prévenus que j’avais l’intention de le casser. Beaucoup de gens m’ont d’ailleurs demandé pourquoi je ne m’étais pas contenté d’uriner : mais dans ce cas il aurait suffit d’un simple coup de serpillère pour prétendre qu’il ne s’était rien passé ! Pour finir, je suis sorti en me débarrassant du marteau et très vite la police est arrivée.

 

Vous aviez eu l’occasion de prévenir Marcel Duchamp de ce que vous comptiez faire…

A New York, quelques jours après la performance de l’homme bleu, je lui avais dit que je ferais forcément quelque chose avec l’urinoir, dans le but de le ramener à sa fonction première. Il m’avait alors encouragé à le faire, avec un grand sourire : j’avais la bénédiction de Duchamp ! Et pourtant, quelques années plus tard, quand le même urinoir a été exposé au Centre Pompidou, la présentation de l’œuvre ne portait aucune mention de mon apport – j’ai donc écrit au commissaire de l’exposition pour lui expliquer que j’allais être obligé de recommencer mon geste, puisqu’on avait rafistolé mon objet.

 

Considérez-vous que vous étiez désormais coauteur à part égale avec Marcel Duchamp ? Dans ce cas cela signifierait-il que la destruction est pour vous une forme paradoxale de création ?

J’ai expliqué en effet qu’il y avait une sorte de parité, qu’il s’agissait d’une œuvre qui avait désormais deux auteurs. D’un côté il y avait l’urinoir originel de Duchamp, et de l’autre côté mon apport personnel apporté par la destruction. Cette idée m’est un peu passée, finalement, même si j’ai toujours un urinoir portant nos deux signatures ! Je considère que j’ai fait avancer l’œuvre, puisque l’urinoir attendait mon geste depuis sa création : le fait d’uriner était compris à l’avance dans l’œuvre d’origine. Il y a bien eu un apport, une nouvelle œuvre : parmi tous les urinoirs conçus par Duchamp, il n’y en a qu’un seul qui porte ma trace ! C’est ce que j’ai expliqué lors du procès : même si l’on considère qu’il y a eu un fait délictuel, il faut reconnaître que j’ai fait de cette œuvre un nouvel original, puisqu’elle porte en sa mémoire la trace de mon passage, au-delà des réparations qui ont pu être effectuées par la suite.

 

Ce que vous reprochez au raisonnement de l’Etat et de la compagnie d’assurances, c’est en fait d’avoir adopté la logique du marché, qui consiste à ne valoriser que le nom de Duchamp au détriment du vôtre ?

Tout à fait. Tout le monde connaît Duchamp ; en revanche, Duchamp et Pinoncelli, on ne connaît pas. Pourtant, mon geste a été cité partout et certains présentent même mon urinoir en voulant parler de l’autre ! De ce point de vue, il me semble que je suis beaucoup moins reconnu en France qu’aux Etats-Unis.

 

On pourrait reproduire votre raisonnement vis-à-vis de beaucoup d’autres œuvres, et pas seulement de ready-made : la crainte d’un musée serait de voir légitimée de la sorte n’importe quelle atteinte à une œuvre classique. Comment réagiriez-vous face à quelqu’un s’en prenant à l’une de vos œuvres ?

Je n’aurais jamais touché à une autre œuvre : l’urinoir est particulier parce qu’il correspondait à une idée de provocation, qu’on ne retrouve pas même dans les autres œuvres de Duchamp : c’est un objet qui attirait précisément ce pour quoi il avait été créé. Pour d’autres œuvres, ce serait du pur vandalisme. En proposant « d’utiliser un Rembrandt comme planche à repasser », il est allé plus loin que moi sur ce point, par les mots en tout cas. Concernant l’atteinte à mes œuvres c’est l’argument qui a été avancé par certains conservateurs pour justifier leur dégradation par inadvertance, j’ai préféré pas leur répondre. En ce qui me concerne, ce qui est sûr, c’est que je n’exposerai jamais mon propre urinoir, qui est un objet de provocation, sans des conditions de sécurité suffisantes ! C’est le musée qui est fautif, de ce point de vue : je n’aurais jamais dû pouvoir faire ce geste !

L’urinoir Duchamp-Pinoncelli, 1917-1993 (photo Jan van Naeltwijck)
Certains commentateurs ont pu dire que vous avez fait ce geste dans le seul but de vous attirer de la publicité : on a ainsi pu parler de parasitisme…

Il suffit de regarder mon passé artistique pour constater que ce n’est pas le cas. Mais c’est vrai que cette affaire est celle qui m’a attiré le plus de publicité : les gens autour de moi m’ont dit que c’était parce que j’avais touché à l’argent, à une œuvre estimée à trois millions d’euros, que l’Etat était intervenu, en dehors de toute question artistique. J’ai d’ailleurs fait livrer au Centre Pompidou, par huissier de justice et à titre d’indemnisation, un urinoir acheté à la Samaritaine pour une centaine d’euros : c’était exactement le même que celui de Duchamp qui l’avait acheté au même endroit, et complétement dans l’esprit de l’œuvre !

 

Vous estimez donc que n’importe quel urinoir vaut celui de l’artiste ? Pour le dire autrement : vous récusez l’idée que l’urinoir de Duchamp a plus de valeur que les autres, simplement parce que c’est « celui de Duchamp » ?

Il a plus de valeur dans la mesure où c’est Duchamp qui a eu l’idée du ready-made : personne n’aurait pensé à désigner un objet aussi quelconque comme une œuvre d’art, avant Duchamp. Après lui, il est devenu complètement banal de désigner n’importe quel objet et prétendre de la sorte en faire une œuvre d’art : mais si on est le deuxième à le faire, la valeur créative ajoutée est nulle. Ce n’est pas comme la peinture : le ready-made ne mobilise aucune technique, c’est l’idée qui est primordiale et donne sa valeur de l’œuvre. C’est en ça que l’art conceptuel est une révolution. Regardez Fontana : tout le monde peut crever sa toile, mais personne n’en avait eu l’idée avant lui. C’est aussi ce qui fait la différence pour les performances : toutes mes performances ont été conceptuelles.

 

Selon vos propres mots, l’œuvre devient par la performance « inséparable de la vie » : votre corps étant seule source l’action, l’œuvre semble devenir insaisissable. C’est aussi votre propre caractère qui donne leur personnalité aux personnages que vous créez.

Effectivement. Mais si on va jusqu’au bout de cette logique, on risque de tomber dans des considérations d’ego, selon lesquelles toute la performance ne tient qu’à ma petite personne ; ça a un côté ridicule par rapport au monde. Concernant les personnages, j’aime penser que je leur ai conféré mes pouvoirs : ils me représentaient, et d’une certaine manière ils se sont détachés de leur créateur, comme le ventriloque avec sa marionnette. Les avatars dont je me sers pour mes auto-interviews, comme Mordecaï, me permettent aussi d’exprimer ma pensée de façon tranchante sans qu’elle puisse être travestie.

 

Dans le texte Mourir à Cali (2003) vous évoquez la possibilité de mourir sur scène. Quelles sont les limites du corps comme instrument ?  

C’était de la provocation pure. Ça serait beau de faire un happening comme dernière performance mais ce ne serait pas planifié, même si je pense qu’en cas de maladie grave autant mourir dans un happening. Je me suis toujours astreint à ne pas dépasser certaines limites. Cela me paraît assez vain de vouloir mourir pour l’Art. Mais on pourrait aussi défendre l’idée que tant de gens meurent pour rien que ça vaudrait le coup de mourir pour quelque chose. Mais là on s’engage dans de purs mots…

 

Quelle postérité pensez-vous avoir ?

Rien n’est encore joué. Pour l’instant ce n’est pas terrible, beaucoup de gens me détestent et veulent ignorer mon travail comme c’est le cas pour l’urinoir. La dernière exposition du MAMAC à Nice changera peut-être les choses, mais ce n’est pas un but. Maintenant que certaines de mes œuvres se vendent, elles commencent à davantage attirer le regard des gens, y compris celui de ma famille.

 

Vous parliez de l’urinoir comme de votre « grande baleine blanche » ; quelle est votre Moby Dick à l’heure actuelle ? Avec le recul quel a été l’élément moteur de votre parcours, son fil directeur ?  

Je n’ai plus de grand projet, je suis plutôt en train de me freiner. Je crois assez aux toiles sur les accouchements, mais après, physiquement, il faut pouvoir tenir. Je pense que les circonstances ont guidé mon parcours, une motivation pour chaque nouveau projet aussi. Ce qui me motive toujours c’est l’idée de la performance Auschwitz. Les gens trouvent ça assez fantastique de disparaître pendant l’acte pour ne plus revenir. Disparaître comme pour passer de l’autre côté du miroir. Je trouve l’idée superbe. Les toiles nécessaires à la performance datent de 2003 ; elles ont près de 15 ans mais l’idée n’a pas vieilli et elle plaît aux gens.

 

Vous parlez souvent de la minute de folie qu’il faudrait avoir et du retour à l’enfance qui permet de les justifier. Il y a dans votre parcours plusieurs références à Monte Cristo, à Jules Vernes, aux Pieds nickelés…

L’enfance est très importante. Quand on la perd on n’a plus qu’à mourir, on devient vieux indépendamment de l’âge. La capacité d’émerveillement c’est la base de la jeunesse.

 

Quelle impression ça vous a fait de savoir qu’on vous faisait un procès ? Comment votre parole a telle été reçue ? Comment avez vous témoigné ?

Il y a eu beaucoup de procès. Pour le premier à Nîmes j’avais été en garde à vue quarante-huit heures. Je passais en comparution immédiate et j’ai fait l’idiot sans arrêt. Avec tous les avocats présents, j’avais un public terrible. Le procureur général s’appelait Ponce, du coup j’ai fait la blague de Ponce Pilate. J’ai aussi fait comme si j’ignorais ce qu’était un procureur en demandant au président ce que c’était que ce personnage en noir qui me cherchait des poux alors que je ne lui avais rien fait. Les gens riaient beaucoup et attendaient un spectacle. Le procureur m’a accusé d’être la honte de l’Art. Je lui ai répondu « Vous êtes la honte de qui vous ? » Après avoir conclu que j’étais l’un des derniers miasmes de liberté existants, je me suis longtemps applaudi moi-même. Je me mets exprès dans la peau d’un clown, car ils sévissent dans les cirques, et que par substitution je transformais le tribunal en cirque. Je n’ai pas été condamné sévèrement cette première fois.

Quelle est la question qu’on ne vous a pas posée et que vous auriez aimé qu’on vous pose ?

La question piège ! Vous m’en avez posé beaucoup. Alors je dirais peut-être : Etes-vous content de vous ? Avez-vous réussi votre vie ?

J’aurais pu mieux faire mais ça ne s’est pas mal passé, j’ai eu une vie marrante, les enfants vont bien et la santé est bonne.

Toutes les illustrations, hormis la photographie de l’artiste avec la sculpture en première page, et celle de l’urinoir Duchamp-Pinoncelli (crédit Jan van Naeltwijck) appartiennent à Pierre Pinoncelli, avec son aimable autorisation.

Nous tenons à remercier la mairie de Saint-Rémy-de-Provence, ainsi que le musée Estrine, pour nous avoir donné la possibilité de réaliser cet entretien. Et tout particulièrement mesdames Patricia Laubry, adjointe à la culture, et Elisa Farran, directrice du musée, sans lesquelles cette rencontre n’aurait sans doute pas eu lieu.

Panier