Madame

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Le mur ou la règle des trois unités

Ceci est une introduction : saint oma street art.

“Je propose au spectateur une fenêtre qui est une projection, dans laquelle chacun peut voir ce qu’il veut, étant libre de développer ce qu’il y trouve. C’est pour cela que je ne fais pas d’illustration, mais une simple proposition : loin de moi l’idée de diriger de manière très stricte. L’hors-champ que je propose est l’endroit où se niche l’imagination qui naît du décalage entre le texte et l’image.”

LA MÉMOIRE ET LE TEMPS

Comment es-tu devenue artiste ? Quand as-tu commencé dans la rue ?

J’ai beaucoup de mal à me dire artiste (une forme de syndrome de l’imposteur), c’est plutôt les gens qui me l’ont fait comprendre. Je pense que j’en ai toujours rêvé, venant d’une famille qui en compte plusieurs : mon grand-père était peintre et scénographe, réalisant des paysages ; mon papa dessine diablement bien, sculpte et peint. Il n’en a jamais fait son métier par pudeur familiale, mais j’ai vraiment baigné dans cet univers. Moi-même j’ai toujours peint, dessiné et sculpté car mes parents m’ont poussé dans cette voie. J’ai dû poser une première pièce dans la rue en 2009 ou 2010, avec un graffeur qui s’appelait Sword. C’était un vrai vandale : il peignait sous les arches des ponts, sur les extincteurs… Je l’ai connu par le biais des réseaux sociaux. Nous nous sommes rencontrés et j’ai commencé à faire des photos pour lui la nuit, quand il déambulait. Un jour, il a imprimé en plusieurs bandes un petit collage que je faisais sur des feuilles A4. On s’est retrouvé devant un mur et il m’a dit « A toi de jouer ! », me mettant ainsi le pied à l’étrier. Toute seule, je ne sais pas si je l’aurais fait.

Quel lien y-a-t-il entre ton travail et la mémoire ? Dans ta monographie tu le décris comme la « manière la plus pertinente trouvée pour réactiver les souvenirs ».

Il y a là-dedans une notion de mémoire très nostalgique, avec une dimension passéiste et temporelle. Je suis sans doute un peu bloquée dans le passé. Ce n’est pas pour rien que je choisis de vieux papiers, de vieilles gravures. Les matières que j’utilise sont toutes marquées par le temps, les traces de leurs différents propriétaires, de leurs différentes fonctions, qui leur confèrent un aspect sensible qui me plaît. J’ai très peur du temps qui passe, de la mort, de l’oubli, de l’au revoir, et je pense que c’est la seule manière consciente ou inconsciente que j’ai trouvé pour le stopper un peu. Mettre le passé au présent et donner une temporalité présente au passé.

Comme tu accompagnes tes pièces extérieures d’un texte, on a l’impression que chacune est en réalité un horcruxe, forme d’événement personnel transformé en œuvre d’art.

J’ai longtemps pensé de cette façon. Aujourd’hui j’essaie, sans savoir si je vais y parvenir, de me mettre un peu plus en retrait pour donner une résonance plus globale à mon travail, car j’ai davantage de problèmes à réaliser des pièces cathartiques. J’essaie vraiment qu’il soit intelligible et compréhensible par le plus grand nombre afin de trouver un certain écho chez les personnes qui vont le lire ou le voir. Peut-être parce que je vieillis, ou peut-être parce qu’il s’agit d’une forme de conscientisation, je me dis que poser des pièces dans la rue a un sens et je souhaite qu’elles puissent être lues, comprises, interprétées, en invitant au dialogue. Ce n’était pas forcément le cas avec d’autres trop personnelles, difficilement lisibles. Les gens n’y voyaient pas ce que j’avais voulu dire. Comme dans le théâtre contemporain, nous avons tous nos interprétations qui se révèlent toutes justes. Mais aujourd’hui je suis moins elliptique dans mes propos, ne voulant plus mettre en dialogue ce que j’ai voulu dire avec ce que les gens ont vu.

écriture théâtrale

Considères-tu la rue comme un espace de représentation ? Si elle est une scène, l’acte devient performance.

Oui, car mon travail est clairement calqué sur une démarche théâtrale. J’ai une écriture intimiste que je transpose dans l’espace public. Il y a donc bien une notion de représentation. De fait je pose en plein jour, de fait je pose en plein centre. Je viens avec beaucoup de matos, je ne suis pas discrète. Le fait que je ne colle qu’une seule pièce participe aussi de la représentation, car chaque œuvre ne sera présente qu’une fois dans la rue. Je la pose à un instant T, à un endroit particulier et pour une raison précise, comme une pièce de théâtre ne sera jamais la même après avoir été pourtant jouée quinze fois. Ce n’est pas anodin qu’avant le collage j’ai été sur le point d’écrire une thèse sur le théâtre performatif.

Pourrais-tu revenir sur la place occupée par l’hors-champ dans ton travail ?

Je ne dirais pas que c’est de l’hors-champ, plutôt du sous-texte, car je l’associe plus au cinéma. Je propose au spectateur une fenêtre qui est une projection, dans laquelle chacun peut voir ce qu’il veut, étant libre de développer ce qu’il y trouve. C’est pour cela que je ne fais pas d’illustration, mais une simple proposition : loin de moi l’idée de diriger de manière très stricte. L’hors-champ que je propose est l’endroit où se niche l’imagination qui naît du décalage entre le texte et l’image.

Ton écriture se révèle proche de la scansion ou de la réplique théâtrale.

Comme pour le terme « artiste », je ne pourrais pas dire si c’est ou non le cas. Beaucoup disent que c’est de la poésie. Je suis fan de Patti Smith, de Baudelaire, de Rimbaud : eux font de la poésie. Mon écriture participe à ce qu’on appelle au théâtre les stichomythies, des petites piques très directes et très efficaces. Elles rappellent aussi le haïku, qui permet de dire énormément de choses de façon très condensée. Du langage théâtral, j’aimerais aussi que mes phrases évoquent le calembour, dans lequel j’ai été baignée par mes parents et mes grands-parents, qui ont toujours eu à cœur de blaguer en jouant avec les mots. C’est un mélange singulier entre toutes ces influences. Il est certain en revanche que le mot est essentiel : je suis incapable de créer une image sans mot.

Pourquoi est-ce important de coller des pièces uniques ?

Au tout début j’ai collé des multiples : je découvrais un medium et, réalisant que je pouvais faire ce que je voulais avec, je me suis mis à poser vingt fois les mêmes affiches. C’était une démarche qui s’apparentait plus à de l’appropriation d’espace, un peu comme le tag. Elle a disparu progressivement au profit d’une dimension plus intime, davantage sur le ton de la confidence. En effet, très vite, poser des multiples m’est apparu comme une forme de publicité et cela m’a dérangé. Nous sommes déjà abreuvés d’images et cela pouvait s’apparenter à de l’auto-promotion. Or, ce n’était pas du tout ce que je voulais faire : ce qui m’a toujours stimulé c’est le dialogue, le fait de parler aux gens, de confronter mes idées. Le fait de placarder quarante fois la même affiche est à l’inverse une forme de monologue, où l’on assène ce qu’on a à dire. En posant une seule pièce, en suggérant une interprétation vaporeuse entre le texte et l’image, le dialogue reste ouvert : c’est une proposition.

Une citation d’Alfred de Musset fait penser à tes œuvres : « La vie est un sommeil, l’amour en est le rêve. Et vous auriez vécu si vous aviez aimé. »

Elle y fait écho car je pense que l’un des fils rouges de mon travail est l’amour. L’amour des autres, l’amour de la vie, l’amour déchu. J’aime les gens, donc je vais dans la rue pour les rencontrer. Cette invocation de Musset qui parle au spectateur, on la retrouve aussi dans l’interpellation. Dans mes phrases j’englobe l’ensemble des personnes qui lisent en utilisant le pronom « on » ou la première personne du pluriel. Ma démarche théâtrale est clairement pensée pour être étreinte dans tous les sens du terme : les petites pièces de galerie pour être touchées et les grandes pièces pour toucher.

PRÉCIEUX OBJETS

Ton rapport à l’objet relève de l’ouverture d’un coffre au trésor.

C’est l’ouverture de la boîte de Pandore, celle dans laquelle on range précieusement tout ce que l’on adore lorsqu’on est enfant. J’aime cette notion de trésor. J’ai grandi dans une famille où l’on est extrêmement pudique, et je pense que trouver des choses cachées, les manipuler pour se les approprier, participe à cette démarche. Il faut étreindre les personnes les plus timides ou les plus complexes pour pouvoir les comprendre. C’est aussi ce que j’essaie de faire avec mes pièces. J’aime le fait qu’elles ne se lisent pas du premier coup, que l’on doive les regarder à plusieurs reprises, qu’elles contiennent des éléments qui biaisent les premiers, avec de petits inserts originaux en volume, des tiroirs, des mécanismes, qui vont en changer le sens et la lecture. Mais cela renvoie aussi à la frustration qu’on peut avoir petit dans les musées quand on n’a pas le droit de toucher les œuvres. Je suis hyper tactile, j’ai besoin de toucher et d’étreindre les choses et les gens pour sentir qu’ils m’appartiennent. Je ne peux pas imaginer de pièces non manipulables, car elles permettent une transmission entre moi qui l’ait créée et la personne qui va se l’approprier.

As-tu l’impression qu’utiliser une iconographie ancienne relève de la mémoire collective ?

Inconsciemment cela joue forcément. Je pense qu’il est impossible de faire sans son passé, sans les vieux qui ont vécu avant nous et ont compris des choses que nous sommes en train d’apprendre. Ce n’est pas possible de se construire dans le présent et dans le futur sans avoir compris son passé. C’est la vérité, pas uniquement de la psychologie de comptoir. J’ai passé beaucoup de temps à aller voir un grand-oncle toutes les semaines pour apprendre de son expérience. Alors effectivement, il y a une dimension un peu globalisante dans le fait d’utiliser de vieilles choses, qui fait aussi écho au retour des techniques anciennes, comme la gravure. J’ai une idée dont j’ai envie de parler et, trouvant une image, savoir que c’est à partir d’elle que je vais travailler. Dans ce cas, j’écoute ce qu’elle suscite chez moi pour essayer de créer une phrase. Il peut aussi m’arriver de partir d’une phrase écrite et de garder dans ce cas les images inadaptées qui me percutent car elles me serviront plus tard. Le choix de l’iconographie relève d’une équation un peu étrange et très intime. Ce processus est très fragile et ne fonctionne pas toujours. Il n’y a jamais la phrase et ensuite l’image ou l’image et ensuite la phrase, sinon une période d’incubation un peu étrange entre les deux.

Cette typographie composée de lettres découpées peut se rapprocher de la lettre anonyme. On y retrouve également une forme de neutralité.

C’était davantage le cas au début, maintenant moins car je la trouvais peu lisible. Il y avait auparavant quelque chose de plus trash ou punk dans mes pièces. Aujourd’hui j’épure mes typographies, elles sont plus lisses. J’en choisis une par pièce, sans varier entre les majuscules et les minuscules. Alors que j’étais vraiment dans un règlement de comptes avec moi-même, me moquant de qui pouvait comprendre ou non ce que j’étais en train d’écrire, cela m’importe désormais de pouvoir dialoguer avec la personne qui lit la pièce. Clarifier la typographie permet ainsi de débroussailler le texte et l’image. Au début, j’écrivais moi-même mes phrases à la plume ou au stylo. Mais cette intervention reconnaissable ne me plaisait pas. A travers les lettres découpées, on retrouve une forme de neutralité, de globalité et d’anonymat qui me plaît beaucoup. C’est également pour cette raison que je ne montre pas mon visage. On se moque de qui parle, l’important c’est ce que la création suscite.

Tout cela t’amène progressivement à épurer ton travail.

Quand je vois ce que je faisais avant j’ai honte. Deux envies se croisent : d’abord, une conscientisation due au fait que je prenne de l’âge. Cela fait dix ans que je travaille et je ne pourrais pas continuer à faire exactement les mêmes choses sans avoir l’impression de perdre mon temps et que ça me brûle le cerveau. Ensuite, j’ai un désir accru de dialoguer et de me faire comprendre, il est donc important de rendre les choses plus claires. Je demeure extrêmement critique quant à mes travaux précédents ce qui me pousse à évoluer.

LE TEMPS DE LA RUE

Comment perçois-tu le rapport au temps dans l’acte créatif, partagé entre un temps de pose long et une durée de vie du collage assez éphémère ?

Cela participe au fait de créer du souvenir, de l’événement. Rien ne dure et nous-mêmes nous évoluons. J’aime la mémoire commune, le hasard et la surprise. Le medium papier est en cela magnifique car il correspond totalement à ma démarche, étant éphémère comme le théâtre, rendant son existence même précieuse. Le temps a une valeur car un jour ou l’autre on n’en aura plus. Pourquoi est-ce bien de prendre des photographies d’un collage qui nous a plu ? Parce que demain, après-demain, dans quinze jours, il ne sera plus là. Que nous restera-t-il à la fin ? Le souvenir. Ce qui est pérenne n’a pas le même sens. Mais ce qui me plaît encore davantage, c’est qu’une œuvre porte les stigmates de son environnement : elle va être taguée, arrachée, les chiens vont pisser dessus. Le papier me plaît car il épouse le mur et dialogue avec son milieu. Je n’essaie pas de faire de la publicité mais de m’intégrer au milieu dans lequel je suis, comme lorsqu’en me rendant en Inde ou au Sri Lanka je m’intéresse à la culture, aux usages, aux symboles importants.

En quoi la rue est-elle un espace de création particulier ?

La rue offre un environnement percutant, comme au théâtre le public. J’arrive parfois chez moi fracassée, avec des larmes aux yeux après des mots durs ou incroyablement doux et beaux entendus de la bouche des passants. Ils me percutent et c’est pour cela que je continue et que je continuerai toujours, même si c’est moins souvent, car ce rapport-là, si frontal soit-il, est un véritable apprentissage.

Le collage est une technique rapide, mais le choix du grand format implique un temps de pose long.

Je distends le temps en réalisant des pièces très grandes alors que je pourrais être très rapide. J’ai besoin à minima d’une demi-heure ou d’une heure car j’arrive avec quinze rouleaux de papier, mes perches, mes brosses, que j’aille chercher de l’eau. Je peux être culottée, car le papier n’est pas aussi agressif que d’autres mediums et les gens se disent que ça peut s’enlever. Il y a quelques semaines, à République, les flics s’arrêtent alors que je suis en train de coller. S’ils ne me mettent pas d’amende, c’est parce que ce n’est que du papier. Cependant, au moment de la pose, je stresse toujours d’un raté possible. Au moindre coup de vent, le papier tendu à quatre mètres de haut avec la perche peut se replier sur lui-même et détruire la pièce. L’adrénaline existe donc, bien qu’elle ne se situe pas au même moment. Si la démarche est donc différente, l’envie de poser dans l’espace public et de laisser une trace, si éphémère soit-elle, est la même.

Selon toi, l’Art urbain est-il un courant artistique ? Si oui, considères-tu en faire partie ?

C’est un mouvement, mais il comporte tant de techniques qu’il serait difficile d’en parler sans être réducteur, entre les peintureux, les graffeurs, ceux qui font du tricot, du pochoir, du collage. C’est une hydre à mille dents, dont le seul point commun est de s’exprimer dans la rue à un moment ou à un autre. Je ne sais pas où je me place, sinon nulle part, par rapport à cet ensemble. Je colle des affiches dans la rue, je n’ai aucune prétention, ne suis rien ni personne. J’ai besoin de dire des choses, et la meilleure façon que j’ai trouvé pour le faire est de mettre des grands formats dans la rue, car ils créent un dialogue.

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Photographies: Madame

Vous pouvez retrouver Madame sur Facebook et Instagram.

Entretien enregistré en novembre 2022.

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