Claire Courdavault

claire courdavault

Quand le corps et la Nature s'entremêlent

“Dès lors que j’oublie le temps s’ouvrent des espaces différents qui me font entrer dans une forme de transe salvatrice.”

parcours

Comment es-tu devenue artiste ?

La première fois que je l’ai pensé je devais avoir cinq ou six ans et, en découvrant les peintures de Picasso, je m’étais dit que j’allais faire comme lui. On m’avait pourtant prévenu que les dessinateurs étaient des gens pleins de talents qui crevaient à Montmartre ! J’ai poursuivi avec un Bac d’art appliqué dès la seconde, où le dessin n’était qu’un moyen de représenter des idées, une dimension intéressante mais vite frustrante. Plus tard, alors que j’étais au chômage, j’ai recommencé à produire en utilisant des techniques mixtes sur vinyles. Après plusieurs années j’ai enfin eu un déclic, et j’ai réalisé ma première exposition dans un salon de coiffure qui avait une galerie à l’étage : cela ressemblait davantage à une fête entre amis avec mes œuvres autour !

Dessinant les gens dans le métro, ayant toujours un carnet de croquis sur moi, j’ai aussi trouvé mon premier atelier. Cela m’a permis de faire des rencontres avec plusieurs artistes de Street art comme Alex, NoRules Corp ou JBC… L’atelier me permettait d’agrandir mes formats, mais je faisais aussi de la programmation artistique. C’est en trouvant un mur pour Alex qu’il m’a invité à peindre avec lui.

lysistrata Urbex (collaboration avec Katset)
Comment as-tu adapté ton travail, passant de petites surfaces pour lui donner une dimension nouvelle en grand format ?

Je crois que la période à laquelle j’ai peint ce premier mur correspond également à celle où j’ai développé mon style graphique. J’ai augmenté les tailles, sans trop de difficultés d’adaptation, utilisant le support tel qu’il était. C’est lorsque je suis passée à des formats beaucoup plus grands que cela a pris une dimension technique. La question alors vient plutôt du changement d’outils.

Je travaille sur n’importe quelle surface : de la sculpture à la gravure, du verre au bois. Tout dépend de mes intentions et des différents projets. Le mur est juste un support mais c’est le plus fort car il engage tout le corps dans le tracé du trait. Avec mes accumulations de détails, je travaille sur l’hypnose graphique. Mon tracé devient une danse, quelque chose de très physique. La danse devient transe. C’est pourquoi si je veux conduire les gens à entrer dans cet état là le mur fonctionne bien grâce à sa taille.

La Source (collaboration avec la Luz)

une œuvre organique

Rentrer dans un de tes dessins nécessite de prendre le temps de le décrypter. Tes influences historiques et mythologiques rappellent l’Amérique du Sud.

Au début je racontais des histoires avec des éléments qui s’additionnaient, puis au fur et à mesure j’ai ajouté à ces symboles des motifs de ma mythologie personnelle. Ils proviennent d’un peu partout, travaillant essentiellement au ressenti pour recréer des mélanges, notamment le crâne qui, s’il renvoie aux traditions amérindiennes, fait aussi partie de nos vanités. La fresque de la rue des Maronites s’inspirait beaucoup de cette culture sud-américaine.

Vision
Il ressort de ton travail une dimension organique, notamment par sa partie improvisée, qui recrée une connexion entre le vivant et ce qui l’entoure.

La Nature est la première star de mon travail. C’est très important de relier la spiritualité à la Nature, car selon moi elle n’a aucun sens sans elle. Je me positionne comme féministe, et j’ai fait mon coming-out de sorcière il y a deux ou trois ans. Nous vivons en ville dans un milieu trash et violent. La maladie du béton nous atteint tous et le Street art est une manière de nous guérir de cela. Ces interventions, ces libertés qui sont prises font du bien et servent d’exutoire. C’est pour cette raison que j’inclus la Nature partout, afin de conjurer le béton. Appréhender cette entité prend plein de formes différentes en fonction du moment, de la symbolique, comme choisir des plantes ou des éléments divers pour tel remède particulier.

Gardiennes , la Goutte-d’Or
Tu parles de tatouage, comme une façon d’appréhender le support et de rendre l’œuvre indissociable de la matière.

Pour moi c’est une manière d’écouter le support, d’entendre ce qu’il a à dire, de quelle manière il veut être traité, quel outil il faut utiliser : c’est une question de fusion. C’est écouter ensuite l’histoire de l’endroit, l’histoire des gens qui y habitent. Le tatouage est un ornement qui a une dimension rituelle, et mon dessin l’est aussi. Si je peins tel personnage, c’est comme si j’étais avec lui en le représentant.

Tu travailles sur des thématiques très dissociées, allant de la spiritualité à la sexualité.

Je suis une fan absolue des estampes japonaises de l’ère Edo. J’ai voulu rendre hommage au shunga car j’avais envie de traiter d’érotisme : en mixant les dessins entre eux, cela a créé une tapisserie érotique qui s’appelait toile de jouir. Mais lorsque je dessine des nuages ou de la fumée, ils sont aussi souvent inspirés des estampes japonaises. Je regarde également beaucoup les masques africains.

Toiles de Jouir , hommage aux shungas
Comment introduis-tu une dimension érotique dans ton travail ?

Selon moi le tracé direct possède intrinsèquement une charge érotique. Ce qui m’intéresserait, ce serait de travailler de tout petits détails, de mélanger des shungas à mes fresques, qui prendraient une forme hypnotique et beaucoup plus érotique qu’en affichant du porno. J’ai organisé pendant trois ans au sein du Jardin d’Alice des expositions dans lesquelles on invitait des artistes autour de ce thème trop mal montré. Tout le monde a facilement accès à des contenus dégradants. Nous sommes face à une dichotomie sociétale, liée aux normes corporelles : ce qu’on impose aux femmes et aux hommes pour être sexuellement attirant est fou. La réponse de l’Art sur ces questions-là est très intéressante car les corps ne sont pas lisses, mais n’en sont que plus désirables.

le caractère spirituel de la création

Quelle est la place de la performance dans le Street art ?

La pratique du Street art inclut l’idée de performance car elle induit l’idée de dépasser ses limites. Quand on compose une fresque dans une friche, chaque ligne compte dans le moment présent, on ne suit pas de dessin préparatoire. Si le trait est raté l’œuvre ne sera pas géniale. Bien qu’il n’y ait personne, cela génère une tension, même si cette dernière est différente de celle ressentie dans un espace public. Mais chercher l’équilibre du trait au milieu des passants peut être aussi délicat.

Rise (work in progress - photos Nicolas Gzeley)
En travaillant tu vises à rentrer dans un état de transe – c’est à dire à te mettre hors de toi.

En travaillant j’atteins des états de conscience modifiée, états qu’on peut atteindre de plusieurs façons différentes. Mon dessin agit sur moi comme une méditation. Le tracé prend des heures, mais dès lors que j’oublie le temps s’ouvrent des espaces différents qui me font entrer dans une forme de transe salvatrice. La subtilité est de parvenir à partager ce sentiment. Quand on crée dans la rue on réalise une mise à nue incroyable. C’est très long, beaucoup de gens viennent te parler, rentrent dans ton espace corporel. Maintenir ainsi une forme de connexion entre l’espace public et un état intérieur est un processus qui met du temps à se doser. Je pense que cela passe aussi par l’accumulation de détails, la répétition des gestes. Un peu comme les moines qui font des mandalas pendant des heures avant de tout détruire.

Danza de Vision
Dans une construction aussi riche, comment parviens-tu à passer d’une pratique personnelle à un sentiment universel ?

Je ne me suis jamais dit que je parlais à tout le monde. Si on marche vite sans s’arrêter on ne remarque pas mon dessin. Je ne me demande pas si mon travail va plaire à tous. C’est une vraie recherche que je mène afin que les gens puissent se perdre dedans, qui passe par le fait de m’y perdre moi-même. Ce côté hypnotique passe aussi par la multiplication des courbes: je ne fais pas beaucoup de traits droits.

rapport à la rue

As-tu l’impression avec le Street art de t’inscrire dans un courant artistique préexistant ?

Comme j’ai une passion pour l’histoire de l’Art que j’ai pu étudier, je connais ces courants. Pour la première fois c’est un mouvement mondial, sans limites, impossible à cataloguer, avec une multitude de règles différentes. En peignant sur les murs dans l’espace public je m’inscris dans cette histoire-là, mais c’était aussi important pour moi de faire mes armes en vandale pour en faire vraiment partie. Je crois qu’un artiste est un chercheur, pas quelqu’un qui applique une recette.

Circé Blason Serpent
Kitsuné
En quoi est-il différent que ce travail s’inscrive dans la rue ?

Créer dans la rue est un acte à la fois politique et militant, l’art y est gratuit et tout le monde peut en bénéficier. Il est également possible d’y raconter l’histoire des gens, ce qui est une forme de partage avec des interactions incroyables. En juin 2018 j’ai peint avec Katjastroph la devanture d’un café social dans le XVIIIe arrondissement, à Château Rouge. Nous sommes allées discuter avec les habitués du café, créé pour les personnes âgées issues de l’immigration. Ils nous ont raconté leur vie et nous avons reconstitué une histoire à partir de là. C’était pour eux que nous peignions, et nous n’aurions pas fait passer en premier nos univers respectifs.

S’éveiller à l’âge des Six Reines (d’après les slams des enfants de l’école Pasteur sur l’égalité filles-garçons cité Floréal St Denis - photo GFR)
Quel est ton rapport au temps par rapport à tes œuvres et à l’aspect éphémère de l’Art urbain ?

La durée de vie des œuvres est très variée. La fresque de la Goutte d’Or doit durer entre trois et quatre ans en fonction des travaux qu’ils vont réaliser, et pour le moment elle n’a pas été taguée. Celle du café social doit durer le plus longtemps possible, elle est vernie et protégée. Mais je sais que pour une exposition une fresque durera parfois deux jours, et il m’est déjà arrivé de repeindre en blanc moi-même. Je n’ai aucun problème avec le fait que cela disparaisse. Je crois qu’il y a entre une pièce et un lieu un rapport quasi-magique, et que l’énergie libérée au moment de la création reste dans les murs. Les tags sont ainsi des formes d’énergie incroyables qui restent conservées dans les lieux où ils sont placés.

Qu’est-ce la taille change au niveau de la composition ? Penses-tu le dessin à l’avance ou conserves-tu une dimension spontanée ?

Cela dépend vraiment des cadres de production. Lorsqu’il s’agit de contrats générés par des collectivités ou que les gens ont un droit de regard, je réalise un vrai travail de recherche et de composition en amont. Je fais des dessins préparatoires poussés, à l’échelle de ce que je vais produire. Il peut aussi y avoir des réunions de concertation avec les habitants. Cependant je conserve toujours une marge d’improvisation, car même un dessin précis peut, une fois agrandi, voir sa structure et ses détails évoluer. Je laisse aussi les choses m’envahir quand je suis sur place. L’improvisation est très importante dans mon travail : si tout était cadré cela m’exciterait beaucoup moins.

CIRCÉ ET LE FÉMINISME VANDALE

Quelle est selon toi l’importance du vandale ?

Je suis arrivée aux arts urbains de façon détournée grâce à des rencontres qui m’ont fait m’intéresser à l’ensemble du mouvement. J’ai ainsi découvert le graffiti grâce à des amis et leur expérience, et j’ai pensé que pour pouvoir le comprendre de l’intérieur il fallait que je travaille moi aussi en vandale. C’est une période où je me baladais toujours avec un Posca sur moi, où j’écrivais beaucoup de messages féministes. C’est plutôt le message qui me parlait, je faisais moins du lettrage que du dessin. Le lettrage m’a amené à travailler ma propre graphie qui s’inscrit désormais sur les murs.

Vieille Femme la Mort
Que te permet l’action vandale, que n’autorise pas ta pratique « officielle » ?

L’action vandale me permet d’effectuer une recherche et une catharsis. J’ai dû me créer un nouveau personnage, car cela n’aurait pas fonctionné avec mon blaze. Il me fallait un nom qui soit directement relié à ma signature et avec lequel je puisse me permettre de faire ce que je voulais. Ce nouveau personnage s’appelle Circé, d’après la magicienne. Je trouve drôle de prendre les habits et le corps de Circé pour aller inscrire le sexe dans la rue. C’est un positionnement féministe très précis, à l’encontre de la culture du viol et du patriarcat.

Cette manière d’aller décharger sa colère en allant revendiquer un territoire duquel on est rejeté est un geste politiquement très fort. Cette catharsis de la colère se retrouve dans beaucoup d’arts différents, mais je pense qu’elle a vraiment pu sauver des gens. Circé se retrouve dans ce moyen d’action : elle est ma réponse graphique au mouvement « Balance ton porc », et me permet de prendre l’espace public de manière plus rapide et plus radicale.

Circé est également une femme totalement maîtresse de ses actes et agissante.

Elle est magicienne et transforme les choses. Par rapport à mon travail, elle illustre mon souhait de créer une sorte de matrimoine qui redonne de la place aux femmes. C’est sportif pour une femme de peindre dans l’espace public. Le vandale me permet de coller des dessins érotiques alors qu’en tracé direct je n’aurais pas fini de me faire emmerder. Le sexe est partout dans les publicités, mais lorsque c’est une femme qui en parle cela devient politique.

Heart Beats
Circé
Quelles sont tes différences de représentation de la femme dans la rue et en atelier ?

Quand je travaille toute seule je n’ai aucune censure, alors que dans l’espace public je m’adapte à l’endroit. Lorsque j’ai peint une fresque de trente mètres de long à la Goutte d’Or en lien avec les femmes du quartier, je leur ai d’abord demandé ce qu’elles souhaitaient – de la couleur. J’ai proposé un cadre avec des représentations féminines puissantes qui leur donne la niaque. J’ai notamment dessiné la déesse Kali, dans une représentation très « calme ». Les femmes du quartier l’ont choisie car c’est la protectrice des femmes battues. Je n’ai pas cherché à montrer des seins nus – ce qui m’arrive souvent dans mon travail d’atelier – parce que ce n’est pas dans la culture du quartier, ce serait trop étrange pour les gens et le but n’était pas de les heurter. Ce sera le rôle de Circé et de ses collages.

Est-ce une liberté que tu t’accordes vis-à-vis de toi ou des autres ?

Les deux, car j’ai aussi des revendications dans mon travail de plasticienne; cependant, lorsque je colle l’énergie n’est pas tout à fait la même que celle dégagée lors d’un tracé direct. Au final je me rends compte que je m’étais fixée des règles, mais j’ai créé un nouveau personnage justement pour pouvoir y déroger. Ce nouveau blaze me permet d’aller coller alors que dans le reste de ma pratique je privilégie le geste qui confère plus de magie.

Vous pouvez retrouver plus d’informations sur Claire Courdavault sur Facebook et son site Internet.

Photographies: Claire Courdavault / Nicolas Gzeley / GFR

Entretien enregistré en mars 2019.

vous aimerez aussi

nadège dauvergne

Rencontre avec une artiste qui joue sur le collage et le trompe-l'oeil pour confronter des univers, publicité et peinture, citadin et faune sauvage.

nosbé

Rencontre avec un artiste dont les fresques extrêmement travaillées offrent plusieurs sens de lecture au spectateur, dévoilant la complexité du vivant.

horor

Rencontre avec l'artiste Horor, qui trace à la bombe un bestiaire fantastique dont le travail sur les formes est issu de l'héritage du graffiti.

Panier