gérald garutti
Le héros face au monde
Partie II
“Loin d’une quelconque obsolescence des héros, je pense qu’on assiste en réalité à une sorte de diffraction qui rend difficiles à cerner nos modèles héroïques actuels. Quelles sont, pour notre époque, les formes d’héroïsme canoniques ?”
Qu’est-ce qui différencie le personnage du héros ? Tous les personnages sont-ils des héros en puissance ?
Le terme « héros » signifie deux choses. Au sens générique, c’est le personnage principal d’un récit. Il n’est pas forcément « héroïque » selon le deuxième sens du mot : un personnage dont le tempérament, le comportement voire la vie extraordinaire(s) suscitent l’admiration. La malheureuse Emma Bovary souffre une vie étriquée. Mal mariée à un homme médiocre, elle tente de s’évader dans ses lectures, ses fantasmes et ses aventures extra-conjugales, avant de suicider à l’arsenic pour cause de dettes. Est-elle une héroïne au même titre que Jeanne d’Arc ou Médée ? Tout personnage n’est pas un héros au sens de « figure héroïque ». Dans Le Double de Dostoïevski, le narrateur ne cesse d’appeler son personnage « notre héros », ce qui, en français, présente une véritable ironie car ce protagoniste est tout sauf héroïque. En contradiction perpétuelle, lâche et vaniteux, minable et paranoïaque, il prend des décisions outrancières pour s’effondrer instantanément, poussé par un masochisme suicidaire exacerbé à la folie.
Un héros se caractérise selon moi par plusieurs dimensions. D’abord sa qualité héroïque, qu’il s’agisse d’un attribut, d’un pouvoir, d’une compétence, voire d’une nature. Dans le monde mythologique, en particulier greco-romain, le héros est d’origine semi-divine. Cette qualité de héros peut aussi tenir à une origine : tout le monde ne cesse de rappeler à Néoptolème qu’il est le fils d’Achille. Mais cette première dimension ne suffit pas à faire du personnage un héros au sens actif du terme. Une fois cette qualité établie, se pose la question du passage à l’acte. Car ce qui fait le héros n’est pas tant sa potentialité que son action lorsqu’il se trouve confronté à un événement particulier, un drame, une crise, une catastrophe. L’héroïsme consiste en une forme de dépassement par la confrontation avec le danger, quand on prend le risque d’exposer, de sacrifier sa vie pour une valeur considérée comme essentielle : la survie individuelle, la liberté d’un peuple, le salut de la cité, le sort du monde, l’amour d’une femme. Cet acte héroïque permet au héros de s’actualiser à travers un geste extraordinaire qui provoque l’admiration. De la nature et de la récurrence de cette action découle toute une constellation de héros : héros de circonstance ou héros par choix, héros ponctuel ou héros de métier, etc. Cet exploit confère au héros la durée : par-delà la mort, il reste vivant dans les mémoires. Par le déploiement de sa légende, il devient un personnage de notre grand imaginaire collectif, à même de traverser les siècles.
Pensez-vous qu’il y ait un rapport conscient du héros à sa place dans la mémoire collective ? Est-ce qu’au moment où il agit, il est déjà dans le souvenir qu’on aura de lui ?
Il existe des cas de figures très différents. Comme l’exprime Lorenzaccio, certains héros ont aussi pour moteur l’orgueil. « Je dois être un Brutus », se répète-t-il. S’exprime ici, à côté de son aspiration idéaliste à libérer l’humanité, sa volonté d’entrer au panthéon des grands hommes. Il est aussi mu par un désir de reconnaissance, de gratitude collective et de notoriété. La volonté d’être un héros peut découler d’un choix conscient, éventuellement inaugural, comme pour Achille qui, dès la naissance, choisit une vie héroïque, brève et tragique, contre une vie longue, terne et tranquille. Dans d’autres cas, le héros se révèle en situation. Il n’a pas même le temps de penser à l’aura que pourrait avoir son action – mieux, il se retrouve parfois le premier surpris. Ainsi de Sully, porté à l’écran par Clint Eastwood : alors qu’il a réussi l’exploit de poser son avion en feu à New York sur le fleuve Hudson en sauvant tous ses passagers, ce pilote de ligne pense n’avoir fait que son devoir. Il est surpris par la notoriété positive et les controverses qui en découlent. Symétriquement, la volonté de devenir un héros débouche parfois, et de façon en apparence paradoxale, sur des comportements anti-héroïques, quand la soif de gloire prévaut sur le dépassement au nom d’une valeur.
On retrouve cet orgueil dans L’Histoire du soldat, avec ce personnage qui donne l’impression de jouer à la roulette avec le diable pour tenter sa chance toujours un peu plus loin.
Est-ce que le soldat de Ramuz et Stravinsky est un héros ? Il est très important de noter que leur personnage est un soldat en permission. Si bien que le monde de la guerre, celui dans lequel ils vivent, souffrent et écrivent en 1918, n’est jamais directement montré. Ce soldat n’est pas placé dans le contexte pseudo-héroïque de la Première Guerre Mondiale, où, dévoyé, « l’héroïsme » consistait à se faire tirer dessus comme des lapins et à vivre dans des tranchées comme des rats. Avec ses massacres de masse, cette guerre industrielle marque une rupture brutale dans la conception de l’héroïsme guerrier. Dans L’Histoire du Soldat[1], il s’agit d’un soldat qui rentre chez lui, et qui, lors de cette « parenthèse » hors de la guerre (« quinze jours de congés »), se retrouve tenté et séduit par le Diable. Qu’y a-t-il de véritablement héroïque dans son comportement ? Je pense plutôt qu’il se trouve entraîné sur la pente du désir radicalisé par le capitalisme : appétit du pouvoir, soif de richesses, ivresse de domination. C’est ce que traduit le marché de dupe que lui propose le Diable et qu’il accepte : son violon (le chant de son âme) contre le livre de comptes (la spéculation et l’accumulation infinies). C’est un Faust d’après la Première Guerre Mondiale et la seconde révolution industrielle, à l’ère capitaliste et à l’orée de l’âge des extrêmes.
Vous dites du héros qu’il a la capacité de changer le destin en volonté. Cette capacité lui est-elle intrinsèque ?
Certains héros tragiques transforment la fatalité en destin en assumant celle-ci, tel Œdipe qui, après s’être crevé les yeux à la fin d’Œdipe-roi, devient ermite pénitent dans Œdipe à Colone. Comme le montre Pasolini, par-delà l’espace et le temps, Œdipe va jusqu’au bout de son destin, entrelaçant fatalité et volonté d’assumer une nature qu’il n’a pas choisie. Mais cette manière de se prendre en charge, de se revendiquer jusque dans la malédiction subie, ne caractérise pas tous les héros. Certains se forgent un destin à partir de rien. D’autres subissent un destin qu’ils transcendent. D’autres enfin sont écrasés par leur destin. La notion de héros frappe autant par sa consistance que par sa plasticité. Elle comprend des noyaux durs, des lignes de force, mais aussi des contradictions, des paradoxes. Elle exprime la gamme des valeurs humaines dans toute leur complexité. Le héros incarne l’humanité porté à l’extrême.
Vous expliquez que Richard III possède cette capacité à se prendre pour Dieu – à la fois d’imaginer le monde et de le mettre en scène. Est-ce que cette capacité du héros à être au-dessus de l’Homme fait qu’il finit par se prendre, comme Icare, pour une figure divine ?
Vous touchez ici à un aspect essentiel : la question de la transcendance du héros. De quelle nature est cette transcendance ? À l’origine, dans le monde grec, le héros est donc un demi-dieu, un croisement entre un être humain et une divinité. Loin de vouloir refaire le monde à son image, Ulysse veut simplement rentrer chez lui. Il traverse des épreuves et des lieux qui sont autant de possibilités de vie différentes, qu’il aborde – à tous égards. En revanche, d’autres héros, en particulier ceux d’ascendance diabolique tels Richard III, veulent en effet refaire le monde à leur image et/ou le détruire à la (dé)mesure de leur néant. Cette volonté démiurgique ou nihiliste, où s’exprime l’ubris, prend aussi la forme d’un défi lancé à Dieu. Ainsi du Don Juan de Molière : sa liberté extrême, son désir infini, son sacrilège systémique consistant à épouser toutes les femmes possibles (et a fortiori les femmes impossibles, interdites) constituent un défi à la transcendance, à la loi, à l’autorité, contre toutes les formes de pères, qui, tous, sont autant d’avatars de Dieu le Père.
Si le héros s’oppose parfois à Dieu ou aux dieux, dans le monde grec cet ubris est puni de façon radicale. Dans le monde moderne, se croire Dieu du fait d’un pouvoir et vouloir refaire le monde à son image entraîne souvent catastrophes et utopies invivables. Héroïsme et transcendance forment une dialectique complexe.
Le héros existe-il par lui-même ou nécessairement par le regard des autres ? Si oui, peut-il y avoir un héros du chaos ou nihiliste ?
L’héroïsme cristallise un système de valeurs. Si un héros a un pouvoir d’entraînement, c’est parce qu’il incarne quelque chose à un moment donné. Mandela a incarné la fin de l’apartheid en Afrique du Sud. Gandhi a incarné la décolonisation de l’Inde. Résistants emblématiques à des régimes d’oppression, ils sont devenus des symboles de libération par excellence. Ces systèmes de valeurs sont bien sûr corrélés à une certaine vision du monde. Héros national pour bien des Français, Napoléon est considéré par les Espagnols comme massacreur de leur peuple – cf. les tableaux de Goya. Hitler fut considéré comme le sauveur absolu par une immense partie des Allemands, une vaste majorité des Autrichiens et de nombreux Européens, alors que son projet de Nouvelle Europe contenait en germe la destruction radicale de celle-ci, depuis l’extermination des « races inférieures » jusqu’à l’autodestruction de son propre peuple. De façon significative, il avait ainsi fait construire des maquettes de Berlin en ruines, se projetant dans le monde dévasté auquel le nazisme, culte du meurtre et religion de la mort, tendait ultimement.
Certaines figures négatives, nihilistes et chaotiques, possèdent une indéniable puissance d’entraînement. À preuve Les Possédés de Dostoïevski. À preuve le Joker, dont le dernier film éponyme explore les origines. Victime absolue cherchant vainement secours au point de susciter l’empathie, il finit par devenir l’agent du chaos radical et le leader paradoxal d’une armée de clowns nihilistes. Avec pour ultime renversement : « Je pensais que ma vie était une tragédie. À présent, je réalise que c’est une comédie. » Tragédie et comédie, ce drame a un public et un effet d’entraînement à la mesure de sa médiatisation, puisque le premier fait d’arme public du Joker est de tuer en direct un animateur de télévision. Quelles que soient sa voie et sa vocation, le héros existe dans le regard des autres, qu’ils le considèrent comme un modèle ou comme un monstre.
Si le héros pense s’inscrire dans l’Histoire par des actions qu’il suppose supérieures et intemporelles, il reste en creux inscrit dans une temporalité qui est celle de son époque et des valeurs qu’il représente.
Hormis certains héros qui projettent d’emblée leur action par-delà le présent, en l’inscrivant pour la postérité, je pense que les héros sont avant tout dans l’instant, car la catastrophe est dans l’instant. Quand Jeanne d’Arc, obéissant à des voix célestes, prend la tête de l’armée pour « bouter les Anglois hors de France », elle ne se conçoit pas de façon intemporelle, comme une figure qui va traverser le temps. Mais en six siècles, à travers des milliers de récits – chroniques, légendes, ouvrages historiques, chansons, poèmes, romans, pièces, films, etc. –, elle s’est vue consacrée comme figure héroïque, complexe et composite : héroïne de la gauche républicaine révolutionnaire et héroïne de l’extrême-droite nationaliste ; héroïne populaire brûlée par des clercs corrompus et sainte martyre de l’Église catholique. Chacun peut se représenter la Jeanne d’Arc qu’il veut. Là réside toute la puissance d’un tel mythe héroïque. Je doute donc que beaucoup de véritables héros se préoccupent d’abord de leur légende au moment d’agir. Au-delà de son rôle effectif, le héros prend toute sa portée par son rôle symbolique, par le sens et par la puissance qu’il prendra comme symbole à travers le temps. Comme le disait Churchill, quand il s’agissait de trancher un débat : « L’Histoire jugera » – avant d’ajouter, en historien qu’il était : « Mais n’oubliez pas que je serai un de ceux qui l’écrira ». Tout héros est matière à récit. Reste à savoir qui en écrit la légende – noire ou grise, brune ou dorée.
Pensez-vous que cette figure du héros puisse encore exister aujourd’hui, que de nouveaux héros puissent apparaître ?
En temps de crise et de désorientation, certaines formes de héros prolifèrent, en particulier dans la fiction. Sous l’effet conjugué des grandes mutations, des bouleversements, des révolutions, monte un besoin de figures fortes, souvent populistes, tel Poutine qui se présente torse nu se battant dans la neige avec les ours, ou Trump qui prétend pourfendre l’establishment alors que, milliardaire, il le personnifie, le promeut et l’exploite. Sujet individuel en lutte contre un système qui le broie, révolte des humiliés contre l’élite arrogante, dénonciation d’un complot général et révélation de vérités aliénantes jusqu’alors occultées, menace de la fin du monde, salut par l’homme providentiel : autant de motifs qui, certes déjà présents jusqu’ici, prolifèrent davantage encore, induisant un cortège de films et de séries peuplés de héros et super-héros à la mesure de nos angoisses. Dès lors, tout l’enjeu est de savoir quelles valeurs nous fondent aujourd’hui, et quels types de héros elles convoquent.
Nous assistons ainsi à une concurrence des formes d’héroïsme et de leurs héritages. Par exemple, une des formes d’héroïsme archétypale, antique et médiévale, est celle du saint : celui qui se sacrifie pour les autres, au nom d’un principe divin et par amour de l’humanité. Au XXIe siècle, les pompiers du 11 septembre 2001 tentant d’évacuer les Twin Towers à New York, et en ce début 2020 les personnels hospitaliers luttant contre à la pandémie de Covid-19, au péril de leur vie, renouvellent les formes de cet héroïsme du sacrifice au cœur de la catastrophe. Loin d’une quelconque obsolescence des héros, je pense qu’on assiste en réalité à une sorte de diffraction qui rend difficiles à cerner nos modèles héroïques actuels. Quelles sont, pour notre époque, les formes d’héroïsme canoniques ? C’est l’une des enquêtes que je mène actuellement.
Assisterait-on à un glissement du héros vers le modèle ? Le héros incarnait un idéal intouchable (personne ne peut être Achille), mais est-ce encore le cas désormais ?
Vous avez raison de dire que personne ne peut être Achille. Ceux qui essaient, comme Ajax, subissent de cruelles déconvenues et finissent par se suicider, puisqu’une telle nature ne peut être copiée. Cependant, certaines formes d’héroïsme s’imposent comme modèles. Ainsi, dans V pour Vendetta, le héros déclare-t-il que sous son masque il n’y a pas de visage, rien, sinon une idée – en l’occurrence celle de la libération par la révolution. La prolifération de son masque, que finit par porter tout un peuple en révolte dans les rues, signifie que l’idée a gagné du terrain. Or, comme l’affirme V en passant le flambeau peu avant de mourir, on ne peut pas tuer une idée.
À mon sens, une des grandes illusions contemporaines est de croire que tout se vaut. Cette illusion de l’aplatissement des paroles, des points de vue et des valeurs remet en question la notion même de héros : pourquoi, dès lors, serait-il plus légitime que n’importe qui d’autre ? Au nom de quoi ? Cette question est même plus large : figure de dépassement, le héros a longtemps cristallisé des valeurs aristocratiques. À une époque fanatiquement individualiste et égalitariste, la question du dépassement tout à la fois attire et irrite. Bien souvent, le héros excède – littéralement et dans tous les sens. D’où des effets de retournements brutaux. On porte aux nues ce qui se distingue, ce qui dépasse, avant de le descendre en flammes, avec une rapidité liée au caractère labile et instantané des médias, d’Internet, des réseaux sociaux. Lesquels font les stars, qui ne sont pas des héros, mais des phénomènes de notoriété. Et la notoriété ne saurait se confondre avec l’héroïsme.
[1] L’Histoire du Soldat, de Charles Ramuz et Igor Stravinsky, mise en scène de Gérald Garutti, direction musicale de Yaïr Benaïm, Pan Piper, Paris, 2020.
Photographies: Helena Maybanks (bannière) et Ledroit Perrin (couverture)
Vous pouvez retrouver Gérald Garutti sur LinkedIn, Youtube et son site internet.
Entretien enregistré en janvier 2020.
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