Psyckoze

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L'urgence ou la fureur d'écrire

Ceci est une introduction : saint oma street art.

“L’illégalité tient une place prépondérante car le style graffiti en découle. L’interdit a en effet débouché sur l’urgence : lorsque l’on réalise un graff avec le risque que les flics arrivent, il faut être spontané pour peindre rapidement une pièce de qualité.”

parcours

Comment es-tu devenu artiste ?

Je n’ai jamais été un très bon élève, plutôt cancre et rêveur. Durant ces cours rébarbatifs, je réalisais chaque année que nous n’allions pas au bout du programme et que de nombreuses photographies restaient sans explication. Dans le livre de Sciences Humaines, il y avait ainsi un passage sur New-York, contenant la fameuse image du métro aérien avec la ville et des graffitis partout autour. J’étais à l’époque amoureux d’une fille du lycée, alors que je n’étais qu’au collège et je me suis dit que cela serait une bonne idée d’écrire son nom en énorme devant l’école, pour la faire réagir. Cela a fonctionné mais, coïncidence, m’a aussi permis d’être repéré par un gars, l’un des meilleurs amis de Bando qui, lorsqu’il a vu ce graff à Joinville-le-Pont a cherché à en connaître l’auteur. En le rencontrant, il m’a expliqué les codes, m’a dit faire partie d’un groupe. Pour moi qui avais quatorze ans et qui étais en pleine quête identitaire, comme tout être humain en construction, ce discours paraissait fédérateur.

L’autre élément déclencheur est lié à mon oncle, peintre dans les années 50, que je n’ai pas connu mais dont j’ai toujours été en quête. Lorsque j’allais chez mes grands-parents en banlieue parisienne, je dormais dans sa chambre et feuilletais carnets de croquis et cartons à dessin. Je viens d’une vieille famille d’intellectuels russes : mon père était journaliste et écrivain, mon grand-père également. Ce sont des gens qui ont toujours lutté pour la liberté d’expression, faisant notamment partie d’un groupuscule qui aidait les dissidents à sortir du goulag. Mon père a ainsi œuvré pour la libération de Soljenitsyne ou de Bukowski. Mais c’était une aussi une famille du non-dit, où les choses étaient imposées sans explication. Mon émancipation est passée par le fait de devenir acteur de ma propre vie. C’est ainsi que le Graffiti s’est imposé de façon inconsciente à la fois comme une réinterprétation de cet héritage familial, tout en subvertissant l’éducation que j’avais reçue.

Comment se sont déroulés tes premiers pas en tant que graffeur ?

Un jour je suis allé chez Bando grâce à Graff2, qui faisait partie de ce groupe appelé Bomb Squad 2. S’y trouvait Scam et Colt. Ce dernier fût pour moi, par la suite, une sorte de mentor en calligraphie. De retour à l’internat, j’ai commencé à tagguer partout dans l’établissement et notamment sur toutes les tables lors d’une étude. C’est ainsi que le directeur a compris que celui qui tagguait dans tout le bahut était un interne et non un étudiant qui venait la journée. Il nous a donc tous rassemblé pour annoncer que si personne ne se dénonçait il renverrait cinq élèves. Avec Graff2, j’ai passé la nuit à nettoyer toutes les tables de l’école et à poncer les murs, avec des gommes, du papier de verre, des chiffons, tous les moyens du bord. Le lendemain matin je suis allé voir le directeur pour me dénoncer en lui disant que j’avais tout effacé et qu’il ne pouvait pas me virer.

Quelle place occupe Bando au sein de la scène parisienne d’alors ?

A l’époque il n’y avait pas quinze personnes pour faire du Graffiti à Paris, car il n’existait alors pas de sources, aucun fanzine ni Internet. Il y avait Bando, la Force Alphabetik, les BBC, Lokiss, Darco (aka Gor), Dark et Scipion des Artistes Urbains. Mais cela m’a tout de suite séduit. Après l’incident de l’internat je suis retourné une ou deux fois chez Bando et j’ai découvert cet univers. Il voulait obligatoirement voler les bombes de peinture qu’il utilisait, prônant une forme ultime du Graffiti dans un esprit commando.

SIX PIEDS SOUS TERRE

Cette pratique du Graffiti est-elle corrélée pour toi à la découverte des catacombes ?

La découverte des catacombes a été un peu antérieure, mais ces deux mondes se sont rejoints naturellement. Mes parents habitaient alors les beaux quartiers, ayant un appartement rue de Verneuil, où j’occupais une ancienne chambre de bonne du sixième étage. Alors en quête d’indépendance, et attiré par l’underground, je m’y réunissais avec des potes tous les soirs pour y fumer des pétards. Un jour, l’un d’entre eux a disparu, et je ne l’ai plus revu que six mois plus tard. Il s’appelait désormais Vulcain et il m’expliqua qu’il descendait tous les soirs dans les catacombes. Pour moi qui jusque-là avait plutôt exploré les toits, les chantiers ou la petite ceinture et qui voulait m’aventurer hors des sentiers battus, cela représentait un nouvel univers. J’en avais déjà entendu parler : à l’époque, la raya avait lieu place Saint-Michel, dynamisée par les étudiants des grandes écoles, des Beaux-Arts et de la Sorbonne. Les modes étaient alors plutôt anglo-saxonnes, avec les punks, les mods et les skins. Il y avait même un business sur la place où certains vendaient des cranes et ossements récupérés dans les catas pour les étudiants de la Fac de médecine. J’ai alors insisté pour qu’il m’y emmène directement, d’autant plus qu’il y avait une grande fête dans la salle Z ce soir-là. Or, je n’avais que treize ans et la permission de vingt-deux heures, soit l’heure du rendez-vous. Je suis descendu sans prévenir mes parents et lorsque je suis remonté à cinq heures du matin ils avaient appelé tous les commissariats et hôpitaux de Paris.

Cela a été la goutte d’eau qui fît déborder le vase. Ils m’ont d’abord envoyé chez ma tante à Aix-en-Provence, où je suis resté un an et demi. Mais j’avais goûté aux catacombes, ressortant couvert de boue sans avoir trouvé le Graal car, en réalité, on s’était perdu pendant des heures sans avoir jamais trouvé la fête.

Plus tard, lorsque je suis revenu à Paris, j’ai cherché à retourner dans ce réseau de soixante-neuf kilomètres sur deux niveaux, sans lumière, mais comme il n’y avait pas de plan ce n’était pas gagné. Parmi les nombreux établissements que j’ai fréquentés, j’ai rencontré un gars qui dessinait très bien : il faisait des BD et avait un petit personnage qui s’appelait Drunk. Je l’ai branché sur le graffiti et on est devenu super potes. C’est avec lui que j’ai monté mon premier groupe, qui s’appelait TSP : The Stoned Painters. Je tagguais Acro, lui Stick.  Comme son frère connaissait un peu les catacombes, j’ai pu y retourner. Cette fois-ci, j’avais des bombes sur moi, ce qui m’a permis de flécher le réseau comme le Petit Poucet, afin de pouvoir m’y rendre seul ensuite. C’était à la fois un espace de rencontre, d’intimité et de construction personnelle, qui m’a permis de tester mes limites : c’est de là que provient ma devise « No Limit ».

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Les catacombes ont été à cette époque une matrice pour toute une scène artistique.

Comme les gens n’avaient pas de plan, ils ne s’aventuraient pas dans le réseau. Il y avait deux salles principales, la salle Z au nord, où se déroulaient beaucoup de fêtes, et une autre place Denfert-Rochereau, l’abri FFI, qui est devenu récemment le musée du patrimoine. C’est là que Jérôme Mesnager a fait ses premiers personnages, où les VLP se sont rencontrés, car il est vrai que les artistes urbains étaient en quête d’underground, avec notamment les étudiants des Beaux-Arts. Il y avait un groupe qui ne se connaissait pas en surface et qui se rencontrait sous la terre. Ils s’appelaient les Rats. Petit à petit, ils ont commencé à s’aventurer dans le réseau et à aménager des salles, comme La Plage, où il y avait du sable fin au sol et dans laquelle ils avaient peint une reproduction de la vague d’Hokusaï sur un mur. Ce fut pour moi le point de départ de la cataphilie d’aujourd’hui. Si je fais partie d’une deuxième génération cataphile, j’ai toujours été attiré par le côté populaire et la mixité sociale de cet endroit où les façades tombent et tout le monde se retrouve au même niveau, comme je dis souvent « à poil ».

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Les catacombes ont opposé deux visions différentes de la liberté à l’arrivée des frotteurs.

Il y avait les apaches d’un côté, qui souhaitaient faire vivre le lieu de façon indépendante, et les gardiens du patrimoine de l’autre, qui voulaient rendre un hommage posthume aux carriers d’autrefois. Ces deux groupes ne partageaient pas du tout la même vision du lieu. Dans les années 80, nous avions un crew appelé KTA, premier groupe à avoir fédéré la cataphilie naissante, avec lequel on organisait des fêtes incroyables. Une véritable famille d’une quarantaine de personnes d’horizons complètement différents. Au début des années 90, un jeune à la forte personnalité est arrivé : il s’appelait Risbo et voulait intégrer les KTA. La rencontre avec Cthulhu, l’un des membres fédérateurs du groupe, s’est mal déroulée, et par esprit d’opposition et de compétition il a taggué le réseau en six mois plus que nous ne l’avions fait en dix ans. Jusque-là je faisais déjà des graffitis dans les catacombes, mais je ne descendais jamais uniquement pour cela. Il s’est alors mis toute la cataphilie à dos. Ensuite tout n’a été que réaction en chaîne : les frotteurs sont apparus et se sont mis à effacer tous les tags des catacombes, alors qu’il s’agissait d’un livre d’histoire de la culture urbaine, étant le seul endroit non nettoyé. Un jour, dans une idée de réhabilitation, on a repeint une salle alors qu’elle servait de poubelle depuis de nombreuses années. On avait passé plus de trois semaines à faire un travail appliqué et méticuleux et nous en étions au stade des finitions. Quelqu’un est passé par là et par provocation a inscrit à l’aide d’une brosse « Laissez vivre la pierre ». En réaction j’ai taggué « Frotte connard » à plusieurs croisements importants du réseau. En quelques semaines les apaches et les graffeurs se sont réunis en groupe pour déclarer une guerre intestine aux frotteurs. C’était un combat inégal : nous mettions quinze secondes pour tagguer, eux dix minutes à frotter. Au bout de deux ans, les témoignages historiques du lieu avaient commencé à disparaître, qu’il s’agisse de vieilles épures ou des premiers tags de Paris, effacés sans distinction. J’ai alors rencontré des frotteurs pour que l’on comprenne que nous devions nous respecter mutuellement et nous avons créé les Gardiens du Temple pour marquer cette réunion et restaurer les vieilles fresques. Aujourd’hui, le phénomène recommence avec de jeunes graffeurs en quête identitaire, qui veulent à leur tour exister et repeignent d’anciennes pièces : il y a quelques mois on a ainsi recouvert un de mes plus vieux graffitis encore en place datant de 1986. Les temps changent et le réseau aussi…

LE GRAFFITI, ART DE L’URGENCE

Quelle place occupe l’illégalité dans ta démarche ?

L’illégalité tient une place prépondérante car le style graffiti en découle. L’interdit a en effet débouché sur l’urgence : lorsque l’on réalise un graff avec le risque que les flics arrivent, il faut être spontané pour peindre rapidement une pièce de qualité. Pourquoi utilise-t-on une bombe ? Ce n’est pas parce que nous sommes graffeurs. Ou plutôt, ce n’est pas la bombe qui caractérise le Graffiti, mais la démarche, car ce n’est qu’un medium. Selon moi, le style du Graffiti s’est développé à partir de différentes pratiques. Les couches de peinture qui sont apparues dans les années 80 sur les armoires du métro, sortes amalgames irréfléchis de couleurs, se retrouvent aujourd’hui sur les murs de mon atelier et constituent des fonds de toile. Les coulures que l’on retrouve comme une caractéristique sur les toiles viennent également de la rue.  Parce que lorsqu’on peint dans la rue ou dans le métro, on est dans l’urgence et on n’a pas de temps pour effacer ! Les couleurs très vives ? Pour briser sans doute la monotonie de la ville grise. Tout un style est ainsi né de l’urgence engendrée par l’illégalité et du désir de surprendre. Ce rassemblement de la bombe, du tag, des coulures se distingue du Street art qui regroupe des mosaïstes, des peintres et d’autres pratiques qui selon moi relèvent davantage du muralisme et de l’ornement que d’un mouvement artistique à part entière où chacun se confronterait à une technique. Il y a quelques années j’ai vu une exposition rassemblant les figures majeures du Street art : le seul point commun entre les artistes était le fait d’avoir peint des murs dans la rue. Une fois sur toiles, cela donnait l’impression de pénétrer dans une foire sans ligne artistique, sans volonté commune.

Quelle différence existe-t-il selon toi entre le Graffiti et d’autres formes d’Art urbain ?

J’avais eu une discussion un jour avec Blek le Rat sur les divisions entre les pochoiristes et les graffeurs, lui expliquant que les pochoiristes faisaient toujours le même motif à des endroits différents alors que les graffeurs proposaient chaque fois quelque chose de nouveau. Il m’avait répondu que s’ils refaisaient le même dessin, l’œuvre était néanmoins différente en fonction de ce qui l’entourait. Avant de conclure : « Nous travaillons avec l’environnement, vous avec votre ego. » Ce n’est pas vrai, j’ai toujours adapté mes couleurs et ma vitesse d’exécution au moment et à l’endroit et lorsque je fais un lettrage je ne regarde plus le nom lui-même, sinon la dynamique et le style. Néanmoins, cela m’a fait comprendre que là où l’artiste en atelier est face à un support neutre et vierge, apportant sa personnalité et sa vision, il y a dans la rue un troisième élément qui est le contexte. A ce propos, la faculté d’adaptation fait partie intégrante du Graffiti. O’Clock était très bon, parvenant dans toutes les situations à être inventif et créatif. C’était un des graffeurs les plus doués de sa génération, mais en s’attaquant toujours à la même cible il a fini par se faire prendre.

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Comment expliques-tu le changement de regard sur le Graffiti au fil du temps ?

Derrière l’histoire de la station Louvre-Rivoli se trouve en fait une question identitaire. L’acte a été justifié : « Qui sème le vent récolte la tempête. » A la guerre ouverte contre le Graffiti par les pouvoirs publics, les taggueurs ont répondu en remettant du vrai sur ces copies de véritables œuvres qui ornent en réalité la station. Même s’il est certain que l’idée des VEP – Vandales en Puissance, était surtout motivée dans un esprit de révolte. Cela a contribué à séparer ceux qui peignaient dans les terrains vagues de ceux qui voulaient tout niquer. Pour toutes ces raisons je refuse l’étiquette de vandale, qui signifie détruire, lui préférant le terme hors-la-loi, qui n’est pas antinomique avec le fait de créer de belles choses. Pour moi les graffeurs sont les véritables super-héros de la ville, s’introduisant dans les endroits où l’on s’y attend le moins pour surprendre et essayer d’y placer une pièce de qualité. La légalité ne rentre pas en ligne de compte ici.

Qu’est-ce qui animait ces premiers graffeurs ?

Nous étions dans une démarche spontanée, basée sur la subversion, le partage et la volonté de déranger. Nous n’avions pas forcément de désir vandale, comme les pouvoirs publics ont voulu l’affirmer par la suite. Le Street art s’est construit sur cette idée politiquement correcte consistant à séparer les méchants graffeurs des gentils artistes réalisant des murs légaux. Or, cette scission n’a aucun sens dès lors qu’on sait que nous étions avant tout dans une quête de liberté. Oui, il y a eu du vandalisme, mais pourquoi ? Sans doute car les institutions ont ouvert une brèche en attaquant de front des jeunes en pleine crise d’adolescence. Pourtant, quand les premiers trains ont été peints à New-York, l’enjeu n’était pas leur destruction, sinon la volonté de faire sortir la peinture du Bronx pour la faire traverser la ville, les artistes signant du nom de la rue où ils habitaient pour se faire reconnaître.

L’INSCRIPTION D’UNE TRACE DANS LE TEMPS

Quel regard as-tu sur l’aspect éphémère de l’Art urbain ?

Je n’ai jamais demandé à ce que mon travail soit effacé dans la rue mais néanmoins j’aime la notion d’éphémère dans le sens où nettoyer la ville pour permettre d’y revenir est synonyme de vie, loin de ces grands murs qui se délavent au fil du temps. On impose certes une création aux passants, mais ce n’est pas éternel. Je pense qu’avec le temps près de quatre-vingt pour cent de mon travail urbain a disparu. Or, en vieillissant on veut laisser une trace, mais comment le faire en conservant la démarche du Graffiti ? Dans la rue c’est impossible. Vers 2010 j’ai réfléchi à la façon de laisser des témoignages de mon parcours dans la rue, recherchant des endroits qui restent reculés en dépit d’Internet, comme les catacombes. Je voulais recréer ce sentiment de quête dans la recherche d’une œuvre qu’on sait exister, mais dont on ignore l’emplacement. En effet, plus on cache les choses plus on donne aux autres l’envie de les découvrir. C’est pour cela que je place désormais la majorité de mes graffs dans les tunnels du métro, car ils demeurent assez inaccessibles, séparés de la plus grande partie du public, tout en pouvant être vus et partagés sur les réseaux sociaux. Ce jeu de piste pour initiés protège aussi les œuvres du nettoyage. En plaçant des pièces à des endroits très précis, je tente ainsi de porter la démarche du Graffiti dans l’intemporel, car le temps est la seule chose qui n’est pas modifiable et nous ignorons tout de ce qui nous survivra. Mon souhait serait qu’il puisse rester de mon travail de véritables pièces artistiques illégales.

Le fait d’avoir commencé à sculpter sous terre implique un nouveau regard sur le rapport au temps et la pérennité des œuvres.

La pratique de la sculpture vient indirectement d’un rapport à l’odeur. Peindre à la bombe sous terre est toxique, j’ai donc voulu d’abord peindre à l’acrylique avec les contours à la bombe, sauf que cela finit par disparaitre avec le temps. Je me suis mis à sculpter dans la salle KCP un soir de fête où nous avions pris de la drogue et notamment du LSD. Il y avait tellement de monde que les flics nous attendaient à l’entrée, mais leur voiture est tombée en panne juste devant, bloquant la sortie. Il était alors impossible de ressortir sans remonter tout le réseau. Nous avons préféré nous poser dans une salle pour attendre. Là, à la lueur des bougies, entre les hallucinations et la réflexion des ombres sur les rochers, je voyais des sortes de visages. J’avais un canif dans la poche et j’ai commencé à gratter pour accentuer ces profils qui se découpaient.

Il y a plusieurs types de strates : le coquillère, une sorte de calcaire remplie de sédiments, le souchet, couche épaisse d’argile tendre, enfin le banc royal, partie que venait chercher les carriers pour construire les immeubles haussmanniens, un calcaire très dense sans impuretés. Or, il est possible de tailler le souchet au couteau. L’ami qui avait commencé à aménager cette salle s’appelait Cochise, s’est retrouvé bloqué en Thaïlande, ambiance Midnight Express. Comme nous pensions qu’il ne reviendrait jamais, j’ai commencé à sculpter dans un grand banc de pierre la forme d’un château, avec une muraille où chaque tour représentait une année qu’il passait là-bas. Je voulais casser des cailloux ici comme je l’imaginais en casser là-bas, voulant décorer la salle. Or, il ne voulait pas qu’elle contienne de graffitis, mais seulement des sculptures. J’ai rencontré ma femme à cette occasion et nous passions des nuits entières sous terre, elle écrivant moi taillant, pour lui envoyer tous les mois un cahier regroupant les lettres et les dessins des copains. C’est ainsi que j’ai commencé à sculpter sans jamais avoir suivi aucun cours, au feeling, apprenant à l’ombre des bougies. J’étais séduit par l’idée que le matériau utilisé était la ville de Paris elle-même et non quelque chose d’extérieur à la carrière qui y serait rapporté. Cela a été pour moi la porte d’entrée vers la sculpture.

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Tu as poursuivi par l’exploration de nouveaux mediums, comme la mosaïque.

En effet, j’ai toujours eu envie d’enrichir mon vocabulaire artistique ; la mosaïque étant un matériau imputrescible, il m’a semblé intéressant de l’amener dans les catacombes. J’ai mis six mois à préparer le projet, l’idée étant de faire un bijou pour rendre aux catacombes ce qu’elles m’avaient donné en leur donnant un aspect précieux, mais on a commencé à la détruire au marteau après quelques mois, avec la volonté de détruire le graffeur plus que l’œuvre en elle-même. Elle représentait cinq personnages archétypes : un qui picole, un qui fume, un qui tag, un qui danse avec la mort et l’éternelle personne qui attend pour sortir. La destruction de cette mosaïque a donné à réfléchir sur la place de l’Art dans les catacombes. J’ai plus tard réalisé un lettrage directement dans la masse, avec pour but de traduire en sculpture le caractère spontané et dynamique du graffiti, un véritable défi.

Ton travail sur toile poursuit-il la même démarche ?

J’ai eu au départ beaucoup de difficultés à peindre des graffitis sur toile. J’apportais mon expression picturale et mes couleurs, mais comment vendre un style que je n’avais pas inventé ? C’est pour cela que j’ai créé mon personnage. Mes premières toiles étaient narratives et représentaient un personnage vu de loin, une simple silhouette. Au fil du temps je me suis rapproché de cette forme, remplaçant la silhouette par le lettrage et la dynamique du trait, comme un tag. Quand j’ai commencé à vendre des tableaux on me disait vouloir des lettrages puis, lorsque j’ai ajouté des tags on m’a demandé des personnages. Finalement on se retrouve souvent en décalage avec son public.

LE GRAFFITI, UN ART COLLECTIF ATTAQUE PAR LES GALERIES

Cela a toujours été important pour toi de créer au sein d’un crew ?

J’ai beaucoup travaillé avec des collectifs, ouvrant de nombreux squats à Paris, quitte à prendre des risques. Nous n’avions pas le pouvoir d’achat nécessaire pour louer un atelier, il fallait donc se débrouiller autrement. J’ai eu le sentiment très tôt avec JonOne que pour avoir une résonnance il fallait travailler à la création d’un mouvement artistique, ce qui nécessitait de ne pas réaliser que des choses éphémères mais aussi des tableaux. Je n’ai jamais trouvé antinomiques de peindre à la fois des murs et des toiles. Beaucoup de gens arrêtent désormais de travailler dans la rue dès lors qu’ils entrent en galerie, pourtant les deux se nourrissent. Sans la rue ou le métro, je n’aurais rien à raconter sur mes peintures d’atelier, dont le style s’inspire de cette urgence. La rue est un univers dans lequel je grandis depuis toujours : à quinze ans j’y posais des tags identitaires, maintenant elle me sert davantage à effectuer une recherche artistique et un travail sur moi-même qui me permet d’aller plus loin dans ma réflexion.

Penses-tu qu’il y ait une filiation entre les différentes générations de graffeurs ?

Il existe toujours une filiation mais qui a perdu son authenticité. La relation à l’autre est désormais plus professionnelle qu’amicale. Cela me déçoit un peu plus chaque jour et lorsque je participe à un évènement je m’aperçois parfois que je sers de faire-valoir à certains à cause de ma notoriété et de mon nom. C’est assez triste car cela tend à diviser plutôt qu’à rapprocher, alors qu’au départ le Graffiti était une aventure de personnes dénigrées qui se serraient les coudes pour avancer. Ainsi, lorsque j’ai ouvert des ateliers, le but était que les artistes puissent travailler sur des toiles pour monter des expositions en dehors du circuit des galeries. Mais ces dernières ont conservé l’artistique en jetant la démarche, alors que c’est cette recherche de liberté d’expression qui intéressait le public.

Comment cet impact des galeries s’est-il manifesté ?

Il y avait une compétition qui n’était pas malsaine, sans pognon, alors que désormais se pose la question de la reconnaissance artistique. Aujourd’hui, tous les artistes qui réussissent font des références faciles ou reprennent des choses qui ont déjà existé. Le Street art à cet égard regroupe des décorateurs de la ville, qui sont davantage dans l’ornement, sans réelle dynamique artistique ni unité de courant autre qu’une dimension mercantile. Les gens ne s’intéressent plus aux choses plus intellectuelles, qui demandent un apprentissage pour être lues. Le monde de la consommation regarde les graffitis comme de simples images, alors que pour réaliser une belle pièce il faut souvent plusieurs heures. Ils ne comprennent plus pourquoi l’œuvre est à tel endroit, ou a été fait de telle façon, choses que l’on comprend directement en se déplaçant. Il y a sans doute ici une part culturelle et éducative. Mes acquis culturels m’aident à voir les choses de façon plus large. Le succès de M.Chat vient du fait que tout le monde peut le comprendre, de l’enfant à la personne âgée, comme une icône. Cette recherche de la facilité par les publics est caractéristique de nos sociétés du paraître. Cette accélération du temps est telle que l’on peut se demander si les critères artistiques d’autrefois existent toujours. Je suis ici Don Quichotte à me battre contre des moulins à vent.

REGARD SUR L’EVOLUTION D’UN COURANT

Comment la culture hip-hop a-t-elle progressivement remplacé la culture rock qui imprégnait la scène artistique des années 80 ?

J’ai connu la dernière génération anglo-saxonne à Saint-Michel sans chasseurs de skins. Nous étions baignés par cette culture, jusqu’au jour où les skins ont pris le dessus. Il a alors fallu faire le ménage, et les Requins Vicieux ont commencé à tous les dépouiller, tandis que les mods ont aussi disparu à cause de leur look. Même les punks étaient montrés du doigt. Nous nous sommes alors tournés vers l’Amérique, et le hip-hop et le rap ont balayé tout cela. Cela a également fait évoluer la géographie de la scène Graffiti parisienne : du Quartier Latin elle s’est déplacée vers Les Halles, Stalingrad et la banlieue.

Quelle place occupe la Peinture dans ton parcours ?

Je crois en la peinture, l’expression picturale de ma personnalité. J’ai foi en mon travail et j’avance, plus animé par le chemin de vie à parcourir que par une ambition de réussite. Ma seule idéologie est la différence : je crois que l’enrichissement personnel passe par le fait d’être confronté à de nouvelles idées ou personnes, avec lesquelles nous sommes parfois en désaccord, car nous sommes tous les miroirs les uns des autres. C’est la rue qui m’a ainsi permis de devenir ce que je suis, même si j’ai voyagé avec la Peinture à travers les années. Je suis un des seuls à avoir commencé à quatorze sans avoir jamais fait autre chose de sa vie. Pour moi ce n’est pas un phénomène de mode, mais quelque chose avec lequel j’ai vécu. Tout était conséquence : l’ouverture des squats au fait de faire exister le Graffiti en tant que mouvement, la recherche de collectionneurs pour intéresser des galeries.

Il ne faut pas oublier qu’au début, il s’agit de l’aventure de gamins qui avaient envie de se rencontrer pour réaliser des choses merveilleuses ensemble. Mais cela reste un jardin qu’il faut arroser et entretenir tous les jours pour lui faire porter des fruits. Plus je vieillis plus j’essaie de comprendre sans amertume comment nous en sommes arrivés là, comment cette innocence s’est transformée en une sorte de panier de crabes à l’opposé de l’éthique même qu’on voulait développer. Le graffiti ressortira un jour car c’était un mouvement authentique qui a créé un style pictural. On s’apercevra que si les graffeurs n’avaient pas agi, la culture urbaine n’existerait pas.

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Photographies: Psyckoze

Vous pouvez retrouver Psyckoze sur Facebook, Instagram et son site internet.

Entretien enregistré en octobre 2020.

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